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Histoires de famille et modèles noirs : Henry Taylor enfin à Paris

Histoires de famille et modèles noirs : Henry Taylor enfin à Paris



Les premiers pas que vous ferez pour franchir le seuil de la galerie seront peut-être hésitants. Il y a de quoi : l’arpenteur·se, même confirmé·e, de lieux d’arts ne s’aventure que rarement du côté des Champs-Élysées. Certes, depuis une poignée d’années, un épicentre s’y forme. Aux alentours de Matignon, des galeries posent leur premier pied en France (Marianne Ibrahim, en 2021), d’autres démultiplient leurs espaces déjà présents à Paris en lorgnant vers l’Ouest (Perrotin, Almine Rech).

Reste que lorsque Hauser & Wirth s’installe dans le pays, ce n’est pas pour rejoindre un quelconque quartier d’autres galeries. Non, c’est pour avoir pignon sur rue : jouxtée par les enseignes de luxe, dans un écrin sur mesure de quelque 800 m2 et quelques étages, dont deux dévolus aux expositions.

La méga-galerie ouvre son 17e espace, dans un Paris redevenu attractif pour l’art, tout en prolongeant une certaine stratégie qui lui est propre : nombre de ses galeries récentes sont implantées dans des lieux de villégiature et de loisirs, archipel espagnol (Minorque), cimes suisses (Gstaad), bosquets anglais (Somerset), la suite logique, luxe haussmannien. Comme ce fut le cas, lors de l’arrivée à Paris des autres acteur·ices d’un circuit placé en orbite mondiale, celui des es galeries (Gagosian en 2010, Zwirner en 2019), le constat est en double-teinte : on se réjouit de voir enfin à Paris certain·es artistes peu ou pas montré·es, en même temps que l’on se désole du manque de moyens du secteur public.

Une première en France, pour un artiste précédé d’une aura de grand frère

Ici, c’est pleinement le cas. L’exposition inaugurale est consacrée à l’artiste angeleno Henry Taylor, 65 ans, peintre avant tout, sculpteur également, féru de jeux de mots quasi-oulipiens toujours. Quelques semaines avant son vernissage parisien, il ouvrait le volet new-yorkais de sa grande consécration en institution, “Henry Taylor : B Side” au Whitney Museum, présentée l’an passé musée d’Art contemporain de Los Angeles.

En France cependant, “FROM SUGAR TO SHIT” [du sucre à la merde] est sa première exposition solo, bien que l’artiste, généreux et expansif, aimant s’entourer d’une communauté d’artistes, aura prêté ici et là des œuvres pour des group-show – on se souvient par exemple de “Désolé” à la galerie Édouard Manet à Gennevilliers, curatée par l’artiste Mohamed Bourouissa, et qui fut une rampe de lancement pour nombre de plus jeunes noms aujourd’hui reconnu.

L’actuelle proposition rassemble trentaine d’œuvres, des peintures mais aussi des sculptures, de sorte à décliner un paysage total. Elle occupe les deux étages, avec en contrepoint, un film qui documente son processus de création. Toutes sont récentes, la majorité d’entre elles ayant été réalisées durant les deux dernières années, et une partie lors des deux mois que l’artiste a passé cet été en résidence à Paris.

Peinture, sculpture, langage et bidons de lessive

Retour donc, à ce hall d’entrée évoqué en introduction : deux œuvres y ont été placées comme en avant-propos. Ce ne sont pas les tableaux à l’acrylique pour lesquels l’artiste est connu, ces portraits exécutés d’une touche enlevée, habile voire frénétique, d’une dextérité que seule permet l’acrylique, son médium de prédilection. Rien non plus de la galerie de caractères afro-américain·es que représente l’artiste, sa famille, ses proches, des icônes de l’histoire ou des anonymes croisé·es au creux de la nuit.

Non, c’est une sculpture jouxtant un tableau d’interjections et qui pourtant se chargent tout autant de signifier l’ensemble du système Henry Taylor, qu’auraient pu le faire ses tableaux plus facilement reconnaissables. La première a été réalisée en accrochant un ensemble de bidons vides de lessive rouges au bout d’un tronc d’arbre, qui, dès lors, en pendent comme une grappe de fruits urbains, industriels, précaires, et néanmoins étrangement attrayants. Le second comporte, en lettres noires, d’une rondeur facétieuse, la mention : “Ça y est !”.

De l’un et l’autre type d’œuvres, on retrouvera d’autres itérations, venant scander le parcours, comme autant de respirations, d’accents ou d’accidents entre les tableaux de portraits. Car ceux-ci, évidemment, ne manquent pas à l’appel. Mais tout comme les différents modes d’expression, en volume ou en texte, viennent augmenter le langage de la peinture, la galerie de protagonistes de l’artiste s’étend pour inclure le regard qu’il porte sur une certaine culture française.

Henry Taylor : du rire au rictus et aller-retour

On remarque ainsi, dans la première salle, un tableau qui reprend la composition du Déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet, que l’artiste aura pu apercevoir lors de ses déambulations au musée du Louvre, tout en remplaçant les personnages par des modèles noir·es d’aujourd’hui, ballon de foot et voiture passant au loin inclus (Forest Fever Ain’t Nothing Like, “Jungle Fever”, 2023). C’est aussi l’artiste, à Paris, se morfondant seul devant son gâteau d’anniversaire, un portrait de sa fille épinglé au mur.

Mais c’est encore, mêlant les registres comme d’autres font leur gamme, cette figure d’une femme noire, nue, agenouillée, le Louvre et en enfilade, le British Museum. Dans Got, Get, Gone, but Don’t You Think You Should Give It Back ? [avoir eu, recevoir, disparu, mais ne penses-tu pas devoir le rendre ? ] (2023) la figure se réfère à Joséphine Baker, et le contexte, à la reconnaissance complexe d’une militante, de son héritage, de sa réception par la culture officielle, la même qui conserve, au prétexte de les célébrer, les artefacts appartenant à d’anciens pays colonisés.

Quelque part entre le premier et le second étage, on le comprend. Henry Taylor pratique en équilibriste l’art de l’assemblage, arpente comme un acrobate les registres, passe du coq à l’âne, du trivial au symbolique, de la jovialité à la complexité. L’humour persiste, mais comme une prise de recul, une manière de faire comprendre que tout peut subitement devenir autre chose, sans changer d’état, par la seule opération d’une gymnastique de l’esprit, du regard, de la mise en lumière et du recadrage conceptuel. L’artiste nous y invite, et c’est en soi un anti-essentialisme.

Henry Taylor. FROM SUGAR TO SHIT du 14 octobre 2023 au 7 janvier 2024 à Hauser & Wirth Paris



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Author : Ingrid Luquet-Gad

Publish date : 2023-10-25 10:45:59

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