Imaginez que vous soyez un puissant monarque. Imaginez que, dans votre royaume, la justice utilise une langue de l’Antiquité que plus personne ou presque ne comprend. Imaginez que vous décidiez de résoudre ce problème en prenant les décisions suivantes. Premièrement : désormais, les jugements devront être compris de tous. Deuxièmement : dans ce but, l’usage du vieil idiome est interdit et remplacé par une langue… inconnue de 90 % de la population. Deux interprétations seraient alors possibles. Soit vous êtes un brin dérangé. Soit les historiens ont mal interprété ce que vous aviez voulu faire. N’imaginez plus : dans le cas de Villers-Cotterêts, cette seconde interprétation est la plus probable.Reprenons. Dans l’imaginaire collectif, cette célèbre ordonnance signée en 1539 par François Ier dans ce château de l’Aisne aurait fait du français la langue officielle de l’Etat. Le site Internet de la “cité internationale de la langue française” qu’inaugurera ce 30 octobre Emmanuel Macron l’affirme ainsi sans sourciller : “Ses articles 110 et 111 imposent le français dans tous les actes à portée juridique de l’administration et de la justice du royaume.” Seul petit détail : selon la plupart des historiens et linguistes qui se sont penchés attentivement sur ce sujet, cette affirmation est tout bonnement erronée. On va très rapidement comprendre pourquoi.Comme toujours en Histoire, il est essentiel de commencer par se pencher sur le texte original. Or, que dit celui-ci ? En son article 111, il indique : “Nous voulons que dorénavant tous les arrêts […] soient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties en langage maternel françoys et non autrement.” Le “non autrement” ne pose pas de problème : il s’agit de chasser le latin. Toute la question consiste à savoir ce qu’il faut comprendre par ces quatre mots : “en langage maternel françoys”. Et là, deux écoles s’affrontent.La première défend la thèse traditionnelle : “le français, et seulement le français”. Ses tenants rappellent la volonté des souverains d’unifier un royaume culturellement disparate. Les mêmes ajoutent que les Parlements de Toulouse et de Bordeaux, situés en terres d’oc, étaient déjà passés au français à l’écrit dès le XVe siècle. “Le prestige de la langue avait déjà fait son effet et l’ordonnance de Villers-Cotterêts est venue simplement ajouter la signature du roi à un fait”, estime ainsi le linguiste Bernard Cerquiglini. Avis partagé par l’un de ses célèbres collègues, Claude Hagège : “Le latin n’était évidemment pas la seule langue exclue par l’ordonnance de Villers-Cotterêts. Les langues régionales l’étaient tout autant, et même davantage, car contrairement à lui, elles étaient bien vivantes et donc conçues comme des rivales potentielles” [Le français, histoire d’un combat, par Claude Hagège, éditions Michel Hagège].”En langage maternel françoys”Cette interprétation se heurte toutefois à un obstacle de taille : il n’est pas écrit “en françoys”, mais “en langage maternel françoys”. Or, selon l’historien Fernand Braudel, 90 % de la population était au XVIe siècle composée de paysans qui, dans leur écrasante majorité, ne parlaient pas français, mais provençal, basque, breton, picard ou bourguignon. D’où cette interrogation de bon sens : si François Ier avait vraiment voulu imposer le français, et le français seul, pourquoi diable aurait-il ajouté ce qualificatif “maternel” ? De là la thèse défendue par la seconde école, la plus nombreuse : “en langage maternel françoys” signifie le français ET les autres langues de France – du moins celles qui étaient écrites, et notamment la langue d’oc.Leur conviction est d’autant plus forte que l’article 111 est précédé – c’est arithmétique – de l’article 110, lequel dit ceci : “Nous voulons et ordonnons [que lesdits arrêts] soient faits et écrits si clairement qu’il n’y ait et ne puisse avoir aucune ambiguïté ou incertitude.” Le roi insiste donc sur la nécessaire intelligibilité des décisions de justice. Résumé par Charles Baud, docteur en droit à Panthéon Assas et auteur d’une thèse de l’école des Chartes consacrée à cette fameuse ordonnance [L’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) et sa réception jusqu’aux codifications napoléoniennes, par Charles Baud] : “Si François Ier voulait que les arrêts soient compris par le peuple, il ne servait à rien de remplacer le latin, qui n’était plus en usage, par le français, qui ne l’était pas sur la majeure partie du territoire.”Certains juristes de l’époque ne s’y sont d’ailleurs pas trompés. L’un d’eux, Pierre Rebuffi, le souligne dès 1554 : “Ceci veut dire en idiome du lieu et maternel […] C’est pourquoi il a dit “maternel françoys”, et non pas simplement “françoys”. On trouve d’ailleurs des décisions de justice postérieures à la publication de l’ordonnance rédigée en langue d’oc, notamment à Toulouse (1539) et à Toulon (1557), comme le précise l’historien du droit Sylvain Soleil [“L’ordonnance de Villers-Cotterêts, cadre juridique de la politique linguistique des rois de France ?”, dans Langue(s) et Constitution(s), Economica]. Plus significatif encore : “En 1567, le code du roi Charles IX cite l’ordonnance de 1539 sous la forme “en français ou maternel”, rétablissant un mot manquant pour indiquer l’alternative et clarifier sa rédaction initiale maladroite”, complète le sociolinguiste Philippe Blanchet [Cité de la langue française à Villers-Cotterêts : le contresens d’un mythe national, par Philippe Blanchet].Pour la majorité des spécialistes, l’affaire est donc entendue. Avec cette ordonnance, François Ier cherchait incontestablement à s’attaquer au latin – la langue de la puissante Eglise catholique, vis-à-vis de laquelle il entendait affirmer son pouvoir. Pour le reste, le plus probable est qu’il ait autorisé le français ET les autres langues de France afin d’atteindre le but fixé à l’article 110 : une meilleure compréhension des décisions de justice.”On est complètement dans le roman national”Nuançons. Sans doute, en son for intérieur, le monarque avait-il une préférence pour son “françoys” – c’est la logique de l’Etat – mais il n’avait pas les moyens politiques de l’imposer. “Certains Parlements de Province, devant lesquels le roi devait faire enregistrer son ordonnance, se seraient opposés à un tel coup de force”, reprend Charles Baud. Il lui a donc fallu composer. En optant pour une formule ambiguë, Il a fixé un but à atteindre, en espérant qu’à terme, il y ait une accoutumance à la langue centrale, comme l’explique l’historienne Olivia Carpi, spécialiste du XVIe siècle. Ce qui serait effectivement le cas, mais seulement à partir du siècle suivant.L’interprétation routinière de Villers-Cotterêts est donc à revoir. “Le récit traditionnel de l’histoire de la langue française identifie l’ordonnance de 1539 comme le moment où l’Etat français a imposé pour la première fois le français comme langue nationale de la France, écrit l’historien Paul Cohen. Pourtant, comme l’ont démontré des travaux récents, ses auteurs ne le concevaient pas comme un instrument d’unification linguistique de la France. Il s’agit d’un mythe inventé quelques décennies après la mort de François Ier” [L’imaginaire d’une langue nationale : l’État, les langues et l’invention du mythe de l’ordonnance de Villers-Cotterêts à l’époque moderne en France, par Paul Cohen]Reste à comprendre comment une telle contre-vérité a pu s’imposer dans les esprits – au point d’être toujours relayée aujourd’hui par les pouvoirs publics. Et, là encore, c’est l’Histoire qui offre la réponse. Il faut d’abord rappeler que ce fut longtemps le roi qui assura l’unité d’un pays profondément disparate d’un point de vue culturel. Ses sujets pouvaient parler la langue de leur choix, pourvu qu’ils lui jurent fidélité. Un système qui fonctionna assez bien jusqu’au moment où… l’on décapita Louis XVI. Dès lors, il fallut trouver autre chose, et c’est notamment la langue qui fut choisie. “Devenue une République laïque, la France a transféré le sacré sur un certain nombre de symboles, dont la langue française”, analyse le linguiste Michel Launey [La République et les langues, par Michel Launey, Raisons d’agir]. C’est ainsi que Villers-Cotterêts est devenu l’un des rares textes de l’Ancien Régime à sauver sa tête, si l’on ose dire. “Sous la Révolution, les Jacobins l’ont utilisée pour interdire l’usage de certaines langues régionales jugées ennemies de la République, souligne Olivia Carpi. Quant à la IIIe République, elle a elle aussi contribué à asseoir ce mythe pour faire accepter le français comme seule langue de l’instruction. On est complètement dans le roman national” [L’envers d’un mythe national. L’ordonnance de Villers-Cotterêts, par Olivia Carpi].Le plus incroyable est que ce mythe a encore des implications très concrètes de nos jours puisque cette ordonnance est le dernier texte législatif de l’Ancien Régime à être toujours appliqué. Au printemps dernier, le tribunal administratif de Montpellier s’y est ainsi référé pour annuler les délibérations de cinq conseils municipaux des Pyrénées-Orientales désireux de délibérer en catalan – avec une traduction systématique en français. Donnant encore une fois l’avantage auxcentralisateurs, persuadés que tout Etat a besoin d’une langue unique, et tort aux amoureux de la diversité culturelle, convaincus, avec Fernand Braudel, que “la France se nomme diversité”.
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Author : Michel Feltin-Palas
Publish date : 2023-10-29 10:15:00
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