C’est un point de vue qui, en France, risque de surprendre. Il y a plus d’un an, le président de la Fondation pour les droits individuels et l’expression (Fire), Greg Lukianoff, nommait dans les colonnes de L’Express les différentes menaces qui pesaient, selon lui, sur la liberté d’expression aux Etats-Unis, notamment à l’université, allant jusqu’à qualifier l’interdiction de la propagande russe d’”élitiste et antidémocratique”.Après l’attaque meurtrière menée le 7 octobre par le Hamas contre Israël, de nombreux campus américains se sont embrasés au rythme de rassemblements d’étudiants propalestiniens, glorifiant pour certains les combattants du Hamas. Face à la “neutralité” dont se parent de nombreuses universités, prônant le respect de la liberté d’expression, certains, tel le professeur à l’université Columbia Shai Davidai, ont bondi. “Les étudiants juifs ne sont pas en sécurité à l’université”, a déclaré ce dernier à L’Express.A contre-courant d’une large partie de l’opinion publique, troublée par l’attentisme des universités, l’avocat et activiste Greg Lukianoff estime pour sa part qu’”il est toujours utile de savoir ce que les gens pensent vraiment, et à l’heure actuelle, une grande partie du monde se rend compte que ce que pensent les étudiants sur les campus, par exemple, est très laid”. Contredisant sa mère britannique, qui considère qu’il ne faut pas parler à table des sujets controversés, Greg Lukianoff se montre ainsi très critique à l’égard de la France qui a “involontairement créé un environnement absolument idéal pour l’épanouissement de l’antisémitisme en supposant naïvement que le fait de rendre certains discours illégaux les ferait disparaître”. Entretien.L’Express : Après l’attaque du Hamas contre Israël, les directions de nombreux établissements comme Stanford ou Harvard ont oscillé entre le silence et une sorte de rappel de leur attachement à la liberté d’expression. Que pensez-vous de ces réactions ?Greg Lukianoff : J’aimerais croire que le réengagement soudain des administrations universitaires en faveur des principes de liberté académique et de liberté d’expression à la suite de l’attaque sera durable, mais mes vingt-deux années de carrière dans la défense de la liberté d’expression au sein de l’enseignement supérieur me rendent sceptique.Après le 11 Septembre, lorsque des professeurs de gauche ont été pris pour cible par les médias de droite pour des déclarations insensibles sur la tragédie, les universités ont également “redécouvert” la valeur de la liberté d’expression. A l’époque, comme aujourd’hui, lorsque la menace contre la liberté académique venait de l’extérieur, le premier réflexe de ces administrateurs a été de faire bloc et de protéger les leurs.Comme je l’ai souligné dans mon récent article d’opinion pour la National Review, “la prochaine fois qu’une menace contre la liberté académique viendra de l’intérieur du campus, ou qu’une cause axée sur la justice sociale séduira la gauche politique, je soupçonne les écoles d’abandonner leur engagement en faveur de la liberté académique et de la liberté d’expression aussi rapidement qu’elles l’ont réaffirmé. Je ne demande pas mieux que de me tromper sur ce point”.C’est d’autant plus déroutant que de nombreuses universités soutenant aujourd’hui la liberté d’expression sont elles-mêmes très mal classées par la Fire concernant leur respect de ce principe. Tout comme plusieurs d’entre elles n’ont pas hésité à se prononcer par le passé sur le changement climatique, la guerre en Ukraine ou l’arrêt Roe vs Wade…Je perçois effectivement l’hypocrisie des universités qui voient soudain l’intérêt du principe de neutralité institutionnelle – tel que décrit dans le rapport Kalven de l’université de Chicago [NDLR : une déclaration prônant la neutralité institutionnelle dans l’enseignement supérieur]– maintenant que le discours visé est un discours auquel leurs administrations et leurs facultés sont largement favorables. La Fire voit depuis longtemps la sagesse de la neutralité institutionnelle, mais il est difficile de ne pas être cynique quant au moment et au contexte dans lesquels certaines universités ont découvert sa valeur.Mais cette “neutralité” n’est-elle pas susceptible de faire le jeu de ceux qui répandent la désinformation et attaquent les principes démocratiques ?La désinformation est un qualificatif souvent peu cohérent qui, comme l’a démontré la pandémie de Covid, peut facilement être utilisé par les autorités pour supprimer les discours qu’elles n’approuvent pas ou qu’elles jugent menaçants. En outre, il est préférable de laisser les experts en la matière, y compris les professeurs, déterminer ce qui relève de la désinformation ou de la mésinformation, et cela ne devrait pas être du ressort des institutions elles-mêmes.Shai Davidai, professeur adjoint à la Columbia Business School, a prononcé un discours fustigeant le silence des universités face aux organisations étudiantes pro-Hamas, estimant que les élèves juifs ne sont pas en sécurité à l’université…Je suis sensible au point de vue de Shai Davidai et des nombreuses autres personnes qui ont critiqué le silence relatif des administrations universitaires en réponse à cette tragédie, compte tenu de leur franc-parler sur des événements d’actualité où le récit populaire s’alignait plus proprement sur leurs antécédents politiques. Cependant, tout comme la Fire, je continue à voir la sagesse et la valeur du rapport Kalven. Si ce terrible épisode s’avère être le signal d’alarme dont les administrateurs d’université avaient besoin pour s’engager en faveur d’une liberté d’expression et d’une liberté académique durables et uniformément appliquées – et pour voir la sagesse de la neutralité institutionnelle – alors cela représentera une petite lueur d’espoir dans une situation par ailleurs terrible.Comme je l’ai expliqué dans la National Review, la pression du marché est un autre outil de réforme de l’enseignement supérieur. L’une des façons dont les gens peuvent influencer les politiques et les normes sur le campus est de faire des dons à d’autres institutions qui pourraient faire un meilleur travail, comme l’université d’Austin (UATX) ou l’université Minerva à San Francisco. Nous avons besoin de nouvelles expériences dans le domaine de l’enseignement supérieur, et ce à grande échelle. Une véritable concurrence pour les étudiants d’élite pourrait être le meilleur moyen de réformer les universités traditionnelles. Je pense qu’un exode des étudiants et des donateurs des établissements d’enseignement supérieur d’élite enverrait un message fort. J’aimerais seulement qu’il y ait déjà 100 UATX [NDLR : l’université d’Austin, au Texas, est un établissement privé fondé en 2021, ayant pour ambition d’offrir une alternative académique au mouvement “woke”] en place pour les accueillir.Plusieurs étudiants juifs auraient été pris pour cible par des étudiants pro-Hamas. Lorsque la liberté d’expression de certains en conduit d’autres à se taire par crainte de représailles, protégeons-nous encore la liberté d’expression ? Ou soutenons-nous une nouvelle forme de culture de l’annulation ?La jurisprudence relative à la liberté d’expression aux Etats-Unis, contrairement à certains pays d’Europe, place à juste titre la barre très haut en ce qui concerne les catégories de discours non protégés par le premier amendement de la Constitution [NDLR : qui garantit la liberté d’expression, de religion, de la presse et le droit de se réunir pacifiquement], telles que l’incitation à la violence imminente et les véritables menaces. Le droit constitutionnel américain ne reconnaît pas non plus le “discours de haine” comme une catégorie de discours non protégée. S’il est possible que certains des discours que nous verrons de part et d’autre de ce conflit franchissent la ligne et soient considérés comme non protégés, la réalité est que la plupart des discours que nous avons vus, aussi abominables que je puisse les trouver, sont protégés par le premier amendement.Toutefois, nous assistons à des incidents qui s’en rapprochent ou qui constituent en fait de véritables menaces, du harcèlement, de la discrimination pure et simple ou de l’abus de pouvoir. Par exemple, ce professeur de Stanford qui a séparé les étudiants juifs et israéliens du reste de la classe et a commencé à les réprimander pour les crimes présumés d’Israël s’est manifestement livré à une discrimination flagrante. De même, ce professeur de l’université de Berkeley a abusé de son pouvoir en offrant aux étudiants des crédits supplémentaires pour assister à un rassemblement propalestinien. Je ne crois pas non plus que ces étudiants de l’université George-Washington, en projetant leurs messages politiques sur les murs extérieurs des bâtiments de l’école, se soient livrés à un discours protégé.Que des étudiants soutiennent le Hamas et considèrent ses combattants comme des martyrs ne devrait-il pas nous amener à nous interroger sur l’incidence des études décoloniales ?Si, je pense que les réactions dérangeantes que nous observons sur de nombreux campus universitaires devraient amener à remettre en question les philosophies d’Herbert Marcuse, Richard Delgado et des théoriciens critiques qui ont eu une influence démesurée sur l’enseignement supérieur pendant des décennies. Il se peut que les universités récoltent ce qu’elles ont semé. Comme je le disais, je pense que les établissements traditionnels d’enseignement supérieur ont besoin d’une réforme radicale et de la concurrence d’alternatives peu coûteuses et très rigoureuses.La liberté d’expression de certains peut également encourager d’autres personnes à passer à l’action. On l’a vu après le discours de Donald Trump du 6 janvier 2021 incitant ses partisans à prendre le Capitole par la force…La jurisprudence américaine relative au premier amendement impose une barre très élevée, mais pas insurmontable, pour prouver l’incitation. Nous croyons en une forte distinction entre l’expression d’une opinion et l’action. La simple expression d’une opinion est généralement protégée à juste titre, mais la conspiration en vue de commettre ou arriver à ce que soient commis des actes de violence ne le sont pas et, bien entendu, la violence elle-même ne l’est pas non plus.Je pense que l’idée que la censure des opinions offensantes améliore les choses est naïve. Comme nous l’expliquons dans The Canceling of the American Mind, “la censure ne change pas les opinions des gens. Elle les encourage à parler avec des personnes avec lesquelles ils sont déjà d’accord, ce qui aggrave encore la polarisation politique. Les données sur la division sont frappantes. Dans un sondage réalisé en 2022 par Rasmussen, on a demandé aux électeurs probables quel était le “plus grand ennemi” des Etats-Unis. Résultat : près de 40 % des Américains n’ont pas choisi un pays étranger, mais ont désigné l’un de nos deux partis politiques nationaux. Il est difficile de dire si la culture de l’annulation est une cause ou un effet de ce phénomène, mais il est fort probable qu’elle crée une boucle de rétroaction qui rend la discussion plus homogène, expulse les hérétiques et nous éloigne dangereusement les uns des autres.En France, nous avons toutes sortes de lois qui condamnent les contenus haineux sur Internet, l’apologie du terrorisme, le racisme et l’antisémitisme… Pensez-vous que cela entrave la liberté d’expression ?Le premier amendement de la loi américaine est le plus protecteur de la liberté d’expression de toutes les sociétés du monde. Des personnes raisonnables peuvent ne pas être d’accord sur ce qui devrait ou ne devrait pas constituer un discours légal, mais je crois que la réponse à apporter à un discours que vous n’aimez pas, c’est davantage de débats et non pas la censure.La France a involontairement créé un environnement absolument idéal pour l’épanouissement de l’antisémitisme en supposant naïvement que le fait de rendre certains discours illégaux les ferait disparaître. Cela a empiré les choses. C’était tout à fait prévisible. En fait, c’était écrit d’avance.Après l’attaque du Hamas, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a souhaité interdire tout rassemblement propalestinien, avant que le Conseil d’Etat ne décide qu’il revenait aux préfets de prendre la décision “au cas par cas”… Dans le même registre, celui-ci a saisi la justice pour “apologie du terrorisme” après que la députée de La France insoumise Danièle Obono a qualifié le Hamas de “mouvement de résistance” : qu’en pensez-vous ?Je ne connais pas suffisamment ces deux situations pour me prononcer avec pertinence. Toutefois, toute tentative d’interdire “tous les rassemblements propalestiniens” aux Etats-Unis serait, à mon avis, probablement, et à juste titre, jugée inconstitutionnelle. Tout cela me rappelle l’approche de ma mère britannique à l’égard des sujets controversés : “Nous ne devrions pas en parler à table.” Cela ne résout en rien le problème sous-jacent. Ceux qui pensent que l’interdiction de ce type de manifestations fera de la France un pays où le problème de l’antisémitisme sera moins présent se font des illusions.Il est toujours utile de savoir ce que les gens pensent vraiment, et à l’heure actuelle, une grande partie du monde se rend compte que ce que pensent les étudiants sur les campus, par exemple, est très laid. Mais voilà : il vaut beaucoup mieux savoir et voir cela que d’imaginer que tout va mieux qu’en réalité. On n’est pas plus en sécurité si l’on connaît moins bien la réalité du monde. L’idée d’une censure éclairée consiste essentiellement à dire “même si vous pensez vraiment cela, il vaut mieux que je ne le sache pas parce que cela me met mal à l’aise”, comme si cela vous mettait à l’abri des idées monstrueuses qui circulent.
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Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2023-11-01 16:30:00
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