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Louise El Yafi : “Sans les femmes, le califat de Daech n’aurait jamais existé”

Louise El Yafi : "Sans les femmes, le califat de Daech n’aurait jamais existé"




Elle aurait crié “Allah Akbar” et menacé de vouloir tout faire sauter. Mardi 31 octobre, à la gare RER parisienne Bibliothèque François Mitterrand, la police a tiré sur une femme intégralement voilée qui menaçait des voyageurs. Son pronostic vital est engagé, et deux enquêtes ont été ouvertes.Une femme. Tout comme Douha Mounib, “la sage-femme de Daesh”, condamnée à 12 ans de prison en mars dernier. Ou comme Ornella Gilligmann et Inès Madani, qui ont écopé de 25 et 30 ans de réclusion pour l’attentat manqué près de Notre-Dame en 2016 – leurs complices Amel Sakaou et Sarah Hervouët ont été condamnées à 20 ans d’emprisonnement.Alors que les menaces d’attentats refont surface en Europe, et notamment en France, le terrorisme au féminin reste encore un mystère. Pour L’Express, l’essayiste et juriste Louise El Yafi, qui prépare un ouvrage sur le sujet, bat en brèche les (nombreuses) idées reçues concernant les femmes et le djihad. “En matière de radicalisation, les femmes ont tendance à être plus rigoristes, connaissant mieux les textes, et plus violentes idéologiquement que les hommes”, explique-t-elle. Le point de vue présentant la femme radicalisée comme “victime par essence” trahirait, selon elle, non seulement une conception stéréotypée de la femme, mais aurait aussi d’importantes conséquences sur la lutte contre le djihadisme… Entretien.L’Express : On a souvent tendance à comprendre le terrorisme comme un phénomène essentiellement masculin, notamment car la violence physique est plutôt l’apanage des hommes. Vous n’êtes pas d’accord…Louise El Yafi : En effet. Si la plupart des spécialistes s’accordent effectivement à dire que la violence physique est davantage le fait des hommes que celui des femmes, cela ne veut pas dire que les femmes sont incapables de violences physiques (ni que tous les hommes sont violents). En témoigne l’attentat manqué de 2016 à Notre Dame, où il s’agissait d’un commando féminin, dont plusieurs membres avaient tenté de poignarder des policiers.De plus, contrairement à ce que beaucoup de personnes pensent, la violence du djihad n’est pas uniquement armée, elle est aussi spirituelle et donc idéologique. Dans le djihad, l’épée et l’esprit forment un tout qui, avant de former des gens à poser des bombes ou de tenter de tuer des gens, les idéologise. Hormis quelques rares cas relevant du trouble psychiatrique grave, l’idéologie est toujours présente en amont du passage à l’acte terroriste.Or, pour amener à la radicalisation, les femmes jouent souvent un rôle aussi important que les hommes. Ceci, Daech l’a très bien compris. Et s’il est en perte de vitesse, sa “réussite” ces dernières années doit beaucoup à l’implication des femmes et l’utilisation des enfants (les lionceaux du Califat).Les femmes ont-elles toujours été impliquées dans le djihad ?Oui. Mais cela s’est accentué avec la perte d’influence de Daech qui s’est mis aux alentours de 2016 à davantage impliquer les femmes dans le djihad armé (qui leur était strictement interdit jusqu’alors). En effet, le groupe commençait à perdre des combattants, et à faire face à la dissidence de certains membres importants. Ainsi de Rachid Kassim, l’un des plus importants propagandistes francophones de Daech, qui a recruté le commando féminin de l’attentat raté de Notre-Dame, et appelait à ce que les femmes participent activement au djihad. Il est aujourd’hui présumé mort.Une idéologie prônant un traitement différencié pour les femmes, n’est-ce pas tout de même une idéologie masculine ?Le djihadisme est une idéologie d’homme, c’est certain. Mais le fait que le djihad armé ne soit pas accessible, en principe, aux femmes ne les relègue pas pour autant au seul rôle de ventre du califat. De nombreux spécialistes du comportement s’accordent sur le fait qu’un petit garçon se construit davantage dans le contrôle de ses pulsions de violence là où une petite fille se construit d’abord dans la rigueur et la droiture. En matière de radicalisation, les femmes ont donc tendance à être plus rigoristes, connaissant mieux les textes, et à être plus violentes idéologiquement que les hommes. Dans de nombreux couples, c’est d’ailleurs la femme qui quitte l’homme s’il n’est pas suffisamment un “bon musulman”.Un vieux phalanstère situé à Artigat, en Ariège, qui a permis de former deux générations de djihadistes dont Mohammed Merah, était dirigé par Olivier Corel dont l’épouse était aussi radicalisée et influente que lui. On peut aussi citer le cas de la veuve de l’un des assassins du commandant Massoud, Malika el-Aroud, dont la ferveur idéologique a permis de recruter de nombreux hommes et autant de femmes ! Tout comme Mohammed Merah dont la grande sœur et la mère ont contribué à la radicalisation.Comment les femmes procèdent-elles pour radicaliser d’autres personnes ?Dans les quartiers, l’espace public est plutôt dominé par les hommes. Les prédicateurs hommes ont donc tendance à diffuser leur idéologie dans les cafés, les rues et les mosquées. Du côté des femmes, cela se fait plus discrètement. Étant exclues de nombreux lieux de sociabilité, elles ont plutôt tendance à prêcher la parole islamiste dans des espaces privés, chez elles. C’est ce que j’appelle la “radicalisation de salon” : la femme fait salon, invite ses sœurs et pendant ce temps, les enfants jouent. Elles ont aussi une très forte influence sur les réseaux sociaux, qui leur sont accessibles. Le fait d’investir les espaces privés les rend d’ailleurs moins visibles et donc moins simples à surveiller par les autorités que les hommes.Comment expliquez-vous que les femmes adhèrent à l’idéologie du djihad alors qu’elle est la promesse d’une vie de soumission ?Beaucoup de femmes partent à Raqqa, en Syrie, car Daech leur a fait miroiter une belle vie. Dans les faits, certaines se rendent compte qu’elles ont été dupées une fois sur place. Depuis dix à quinze ans, la propagande en ligne de Daech ne leur vend pas du tout une vie de soumission, mais au contraire des modèles de femmes “puissantes”. Cette idéologie leur promet de devenir quelqu’un en contribuant à l’élaboration d’un Califat ! Dans son livre, Le jihadisme français, Hugo Micheron interroge l’une des femmes de la famille Clain qui lui répond qu’avant Daech elle “n’étai[t] rien” et qu’après Daech, elle est devenue “une matriarche respectée à la tête d’une tribu de Daech”.On pourrait vous répondre que les femmes qui se radicalisent ont souvent un parcours de vie qui, s’il n’excuse rien, peut expliquer pourquoi elles ont embrassé la voie du djihad…C’est vrai, parmi les femmes radicalisées, on compte de nombreuses victimes de violences sexuelles ou d’anciennes prostituées. Mais il existe autant de profils de grande vulnérabilité chez les hommes, qui peuvent eux aussi être poussés à se radicaliser en raison d’un sentiment d’échec ou d’humiliation (l’impression d’être discriminé en raison de leur origine, un milieu social difficile, leur jeune âge qui les rend plus perméable aux idéologies radicales). Mohammed Merah venait d’un milieu très violent, son schéma familial était très éclaté, et les narratifs de violences étaient omniprésents dans sa vie. Mais ce type de facteurs est souvent vite oublié lorsqu’il s’agit des hommes.De mon point de vue, considérer la femme comme une victime par essence – la plupart des médias ont tendance à présenter les femmes radicalisées comme “naïves”, “manipulées”, “amoureuses” (!) – là où les mêmes critères ne sont pas appliqués aux hommes, bourreaux originels, me semble profondément misogyne. Non seulement cela trahit une conception de la femme bourrée de stéréotypes, mais en plus, cela a des conséquences…A quoi pensez-vous ?On ne peut pas lutter efficacement contre le djihadisme si l’on oublie de prendre en compte une grosse partie du problème. Il y a encore quelques années, la judiciarisation concernait majoritairement les hommes. Les femmes, les sœurs, les mères ou les amies pouvaient être interpellées, mais elles n’étaient jamais gardées en détention provisoire. Elles étaient plutôt interrogées concernant les activités de leur mari, avant d’être relâchées. J’ai rencontré de nombreux avocats et juges qui m’ont dit qu’avant les attentats de 2015, les femmes radicalisées n’existaient pas aux yeux de la justice.Hayat Boumeddienne, la veuve de Coulibaly, avait été interpellée sur la route avec son mari peu avant les attentats de janvier 2015, mais contrairement à lui, elle n’a pas été soupçonnée de quoi que ce soit. Or elle a contribué comme lui à la préparation des attentats de janvier 2015. Aux dernières nouvelles, elle est encore vivante et vivrait entre la Turquie et la Syrie – en tout cas rien n’indique qu’elle soit morte. C’est aussi ça, l’égalité : prendre en compte le fait que la femme peut être capable du pire, comme les hommes. Sans les femmes, le califat de Daech n’aurait jamais existé.* Louise El Yafi est l’auteure de “Lettre à ma génération – La jeunesse face aux extrêmes” (Observatoire).



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Author : Alix L’Hospital

Publish date : 2023-11-04 08:00:00

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