À première vue, rien n’a vraiment changé dans les locaux de l’association Olami, au rez-de-chaussée d’une ancienne boulangerie de Saint-Mandé, dans le Val-de-Marne. Un vieux piano est toujours à disposition de ceux qui souhaiteraient prendre des cours, des sessions de boxe continuent d’être organisées dans le sous-sol, et Itshak Parsy vient de donner, comme chaque mercredi soir, son cours de judaïsme à une dizaine d’élèves. Mais depuis le 7 octobre dernier, les membres de cette association juive ont pris de nouvelles habitudes. La grande porte vitrée qui donne sur la rue, toujours ouverte, est désormais fermée à clé, et les rideaux sont tirés. La sonnette a été changée pour un interphone avec vidéosurveillance, et trois autres caméras ont été installées pour filmer en permanence les différentes salles du local. Dans toutes les pièces, des bombes lacrymogènes ont également été déposées sur les étagères. “On prend toutes les précautions possibles”, souffle Itshak Parsy. Depuis les attaques terroristes perpétrées par le Hamas en Israël, l’enseignant ne veut prendre aucun risque.Chaque jour, il écoute “les misères” de ses jeunes étudiants. “Il y a une réelle angoisse : certains ne veulent plus commander en ligne de peur d’être repérés comme juifs, d’autres ne prennent plus le taxi, ou désinstallent Instagram pour ne plus être confrontés à la violence des commentaires”, raconte-t-il, dépité. En un mois, plus de 1040 actes antisémites ont été recensés sur le territoire français – soit plus que sur toute l’année 2022 -, sans compter les 7700 messages de haine recensés sur Internet et transmis à la plateforme Pharos. Autour du dîner habituellement servi après le cours, les jeunes réunis en ce mercredi soir font part à L’Express d’un quotidien marqué par cette montée de l’antisémitisme : une gérante de café qui clame à voix haute “qu’elle ne peut pas blairer les Israéliens” et que ces derniers “l’ont bien cherché”, des croix gammées retrouvées sur les boîtes aux lettres de proches, des connaissances qui pratiquent soudainement un double discours sur le conflit israélo-palestinien… “Une amie m’a dit qu’elle était consciente des horreurs du Hamas, mais ‘qu’en même temps…’. Et c’est ce ‘mais’ inattendu qui choque, qui fait mal”, témoigne Alma* qui, comme la plupart des élèves présents, a souhaité rester anonyme.De l’autre côté de la table, Tom* admet avoir changé certaines habitudes pour éviter tout problème. Le jeune homme a préféré déplacer sa mézouzah, objet de culte juif traditionnellement apposé à l’entrée des habitations, à l’intérieur de son appartement. Sur les réseaux sociaux, “un tri terrible” a été effectué dans ses amis, afin de ne pas être confronté aux “propos de certains, qui postent des messages ambigus” sur Israël. Le port de la kippa est également devenu un sujet : au lendemain du 7 octobre, dans le métro, un vieil homme lui aurait intimé en hébreu de la recouvrir de son bonnet, le traitant “d’inconscient”. Malgré certains messages de soutiens, plus positifs, les questionnements sont bien présents. “C’est quand même terrible de devoir seulement penser à adopter un comportement différent. On finit par se dire : est-ce que j’ai le droit d’exister en tant que juif ?”, confie Tom.”Les gens vrillent”Chez les Français juifs, les interrogations se multiplient. Les petits renoncements, aussi. Dans le XVIe arrondissement de Paris, Isabelle a interdit à sa fille de 15 ans de se rendre à l’école le vendredi 13 octobre, alors que le Hamas avait lancé un appel à “participer à un jour de colère” à travers le monde. L’adolescente a également interdiction de traîner devant les cafés où elle avait l’habitude de discuter avec ses amis, “de peur qu’elle y soit repérée comme juive”. Face à la hausse des actes antisémites, plusieurs habitants de l’immeuble d’Isabelle ont même demandé à mettre en place un système de sécurité privée. “Ça me cause un problème par principe de devoir en arriver là… Mais cela vous montre le choc qu’on est en train de traverser”, explique la mère de famille. Dans le même quartier, Ilana, qui vient de rentrer de Tel-Aviv, a interdit à ses trois enfants de parler en hébreu et de prononcer le mot “Israël” dans la rue. “C’est strict, mais c’est un mot qui fait se retourner des têtes. On ne sait jamais”, lâche-t-elle.Comme d’autres, elle-même a préféré changer d’identité sur l’application Uber après que des proches ont été insultés par des chauffeurs. Le pendentif affichant son prénom en hébreu, qu’elle porte habituellement autour du cou, a également été laissé au placard. Pour l’instant, Ilana indique n’avoir subi aucun acte antisémite “en physique”, mais reste choquée par la violence de certains messages sur les réseaux sociaux. Après avoir réagi à des commentaires antisémites au-dessous d’un article d’un grand média national, la franco israélienne a été prise à partie par plusieurs internautes. “Vous nous rappelez la recette du rôti de bébé ? J’invite des amis à dîner demain soir et j’aimerais leur faire goûter la cuisine sioniste”, lui a répondu un utilisateur, dans des échanges que L’Express a pu consulter. “Les gens vrillent, ils ont la sensation qu’ils peuvent tout dire, tout poster”, soupire Ilana.Au point que l’autocensure gagne peu à peu. Selon les informations de L’Express, le titre original des mémoires d’une survivante de la Shoah, qui devrait prochainement être publié chez Grasset, a ainsi été changé en dernière minute à la demande de son auteure. Au regard des récents événements, cette dernière préférerait que le mot “Juive” n’y figure plus. Dans son livre Les profs ont peur (L’Observatoire) publié en octobre 2023, l’ancien inspecteur général de l’éducation nationale Jean-Pierre Obin évoquait déjà le cas de ce professeur d’histoire-géographie qui venait de faire un cours “sur Hitler et le nazisme sans parler des juifs”, afin de ne pas “retrouver sa voiture vandalisée comme la dernière fois”.”Les histoires de gens qui rentrent leur mézouzah à l’intérieur, changent le nom sur leur boîte aux lettres, se font plus discrets, ne portent pas plainte par peur de représailles, c’est une réalité”, martèle Yonathan Arfi, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif). Las, l’homme évoque les multiples exemples de familles qui ont retiré, ces dernières semaines, l’étoile de David du cou de leurs enfants, portent une casquette sur la kippa, s’équipent de systèmes de vidéosurveillance. “Ce sont des gestes réalisés à contre-coeur, vécus comme difficiles par une communauté qui sent bien que l’antisémitisme sort de son lit”, commente-t-il. “Le risque, c’est l’invisibilisation des Français juifs dans l’espace public, qui s’effaceraient par prudence, par vigilance. Ce serait un vrai drame”.Ne pas “jouer avec le feu”À Levallois-Perret, commune des Hauts-de-Seine où réside une importante communauté juive, certains oscillent entre la sensation de devoir raser les murs et le refus de “s’effacer” face à la haine. En plein centre-ville, Maxime a préféré “baisser le rideau” de sa boucherie cacher le vendredi 13 octobre, mais n’a jamais pensé à fermer boutique. Au quotidien, il admet que l’ambiance est lourde : “Certains clients qui avaient l’habitude de discuter un peu souhaitent maintenant être servis le plus vite possible pour ne pas traîner dans les parages. On nous demande aussi à ce que les livraisons à domicile soient plutôt faites par des livreurs juifs”. Shany, croisée à la sortie d’un magasin cacher, indique “ne pas vouloir céder à la peur”. De fait, sa mézouzah est restée exposée en dehors de son appartement, et son identité n’a pas été changée sur les réseaux sociaux. En revanche, les pleins de courses cacher se sont faits plus rares afin d’éviter “trop d’allées et venues”, et les membres de sa famille n’ouvrent plus aux livreurs. “On a un nom on ne peut plus juif. Ça ne sert à rien de jouer avec le feu”, souligne la trentenaire.Face à la multiplication de ces témoignages, la communauté s’organise. Chalom Lellouche, rabbin de Levallois, appelle à systématiquement signaler les propos ou actes antisémites, dont la majorité sont selon lui “actuellement tus par peur de représailles ou de difficultés dans l’aboutissement de la démarche”. Il rappelle par ailleurs que les mesures de sécurité ont été largement renforcées autour des établissements scolaires et des synagogues, par une présence militaire et policière accrue, et la mobilisation du Service de protection de la communauté juive (SPCJ) – un organisme géré par le Crif, le Fonds social juif unifié (FSJU) et les consistoires, chargé de recenser les actes antisémites et de protéger la communauté.Selon Ariel Goldmann, président du FSJU qui coordonne le réseau des écoles juives en France, de nombreux “parents protecteurs” sont ainsi chargés de “garder un oeil vigilant sur les allées et venues dans les établissements et filtrer les entrées”, tandis que des formations à la sécurité sont également proposées par le SPCJ “à ceux qui le souhaitent”. “Il y a un sentiment d’insécurité qui grandit, et mobilise plus de volontaires”, assure Moché Lewin, rabbin au Raincy (Seine-Saint-Denis). Également membre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, ce dernier précise qu’une cellule d’écoute de la communauté juive a été créée au niveau national, et est actuellement “très sollicitée”. “Attention cependant aux éventuelles fake news, qui ne font que renforcer la peur. Vérifiez les informations avant de les partager”, demande le rabbin.Au niveau local, des organismes tels que l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) tentent également d’apporter une réponse à l’anxiété générale. À Nanterre, l’association a mis en place des groupes de parole entre étudiants. Ces derniers jours, un sujet a habité les discussions : faut-il ou non se rendre à la manifestation contre l’antisémitisme qui aura lieu dimanche prochain ? “Tout le monde veut y aller, mais honnêtement, certains sont morts de peur”, garantit Annaëlle, présidente de l’UEJF à Nanterre. Elle-même s’interdira d’y porter des chaussures ouvertes ou à talon, “au cas où il faudrait courir”.
Source link : https://www.lexpress.fr/societe/antisemitisme-les-juifs-de-france-contraints-de-changer-leurs-habitudes-WZJO4C6WTVDEBLZF4AYRN2JP7Y/
Author : Céline Delbecque
Publish date : 2023-11-12 07:00:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.