Le constat mettra au moins tout le monde d’accord : nous n’arrivons plus à nous accorder sur les faits. Dans son ouvrage Pour les faits (Les Belles lettres), la philosophe, journaliste et productrice de l’émission “Avec philosophie” sur France Culture, Géraldine Muhlmann, plaide pour le retour du récit dans nos vies (par opposition au discours) et partant, pour un recueil des faits impartial par le biais de “témoins ambassadeurs”. Qu’il s’agisse de vérifier si quarante bébés ont effectivement été assassinés à Kfar Aza ou combien de morts il y a eu dans l’hôpital Al-Ahli à Gaza, la philosophe explique à L’Express que “nous ne pouvons pas transiger sur les faits, faire de l’à peu près, tant le conflit des idéologies est violent. Même s’il faut garder à l’esprit que ceux qui ont décidé de ne plus rien croire ne croiront plus rien.” Entretien.L’Express. Votre livre s’ouvre sur un constat : alors que nous avons plus que jamais accès à ce qui se passe “partout”, nous avons de plus en plus de mal à “ressentir la vérité des faits”. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?Géraldine Muhlmann : Nos vies n’ont jamais été aussi bavardes qu’aujourd’hui. Le problème, c’est qu’il y a trop de “discours” et pas assez de “récits”, pour reprendre la distinction que faisait Gérard Genette. Dans le “récit”, on veut transmettre une histoire à d’autres subjectivités que la sienne, ce qui exige de respecter certaines règles et de produire une certaine “objectivation” des faits racontés. Genette disait que, par rapport au registre du “discours”, qui est naturel dans nos conversations quotidiennes et qui assume complètement la subjectivité (“je dis que”, “je pense que”), “le récit ne va pas de soi”. Il interrompt le registre du discours. Or la matière factuelle, pour reprendre les termes d’Hannah Arendt, a besoin de récit, de narration ; elle exige une interruption des discours pour faire entendre ce qui s’impose à toutes les subjectivités.Sur les réseaux sociaux a lieu une conversation infinie, un vertige de discours, où les faits sont noyés. Sur les chaînes d’information, les meilleures en tout cas, les faits connaissent certes de brefs moments de narration, au sein des “journaux” qui ponctuent la journée, et aussi des moments plus longs dans les émissions consacrées à des reportages et des enquêtes. Mais l’habitude des tables-rondes qui se succèdent replonge sans cesse les faits dans du débat, des opinions, des discours. Ce qui, mine de rien, donne peu à peu l’impression que ce ne sont pas les faits qui comptent le plus, mais ce qu’il faut en juger. Au point qu’il arrive de plus en plus que les faits ne mettent plus tout le monde d’accord. Ce “à chacun ses faits” produit, peu à peu, une difficulté à ressentir une matière factuelle commune. C’est ce que j’appelle la virtualisation du monde. Ce travers me semble lié au fait qu’à présent, la conversation infinie est désormais possible techniquement.Que voulez-vous dire ?On peut converser avec le monde entier, sans fin, sur nos écrans. Or, la tendance naturelle de la conversation est de rassembler des gens dont les opinions sont à peu près les mêmes, ce qui, forcément, conduit à sélectionner les “faits” qu’on aime entendre, et à en laisser d’autres dehors. Il y a donc de moins en moins de faits communs, c’est-à-dire de faits qui, même s’ils suscitent des avis divers, sont partagés par tout le monde.Or malgré ce que certains pensent – que cette ère du discours existe parce que ce serait ce que “les gens veulent” – le récit nous manque. Le récit qui ébranle nos certitudes “naturelles”. Le récit qui nous plonge dans des univers de pensée différents des nôtres. En témoigne le nombre de séries que nous regardons tous ! Symptomatique, je crois, du besoin que nous avons d’entendre les histoires d’autres personnes. Besoin que nous n’assouvissons plus grâce aux médias, parce qu’ils sont devenus avant tout de vastes espaces de discours, d’affrontement d’opinions, plus que d’élargissement constant de la matière factuelle par toujours plus de récits.Dans des sociétés comme la nôtre, où la liberté d’expression et de communication sont particulièrement développées, et où des voix érudites peuvent se faire entendre, pourquoi cette tendance à la désaffection des faits ne s’est-elle pas autorégulée ?Sur les réseaux sociaux, on converse avec des masses de gens qui sont en réalité assez homogènes. Et certains médias, désormais, visent explicitement certains publics seulement, en insistant sur les faits qui confortent les opinions de ces publics, et en évitant les “faits inconfortables”, comme disait Max Weber. Pendant un siècle et demi, de la deuxième moitié du XIXe siècle à la fin du XXe siècle, les médias d’information visaient un public le plus large possible, ce qui exigeait de bien donner et approfondir les faits sur lesquels on pouvait s’entendre par-delà les divergences d’opinions. Aujourd’hui, ce vaste public est fracturé en plusieurs bulles. Chacune a ses faits, à quoi s’ajoute un discours ambiant qui affirme que oui, à chacun ses faits, c’est ainsi, et que l’idée d’une factualité s’imposant à tous est une chimère. Nous sommes en train de nous blottir dans cette certitude, sans la remettre en question, et cela devrait nous inquiéter.Nos “sociétés libres” laissent parler “beaucoup de voix indépendantes de tout pouvoir”, écrivez-vous. Faudrait-il, alors, réguler l’expression de ces voix ?Attention au malentendu : je mentionne ce point parce que Hannah Arendt suggérait que l’existence possible de voix extérieures à tout pouvoir était ce qui offrait l’espoir d’une matière factuelle demeurant respectée. Je comprends ce qu’elle disait là. Mais hélas notre époque montre qu’une société libre, où des gens peuvent travailler et s’exprimer sans que des pouvoirs leur cherchent des noises, est malgré tout capable d’une maltraitance formidable à l’égard des faits. Je n’ai aucune envie de remettre en question la liberté d’expression ! Je dis juste qu’elle ne garantit pas à elle seule que les faits seront bien traités. La liberté d’expression est une belle chose gagnée au cours de la démocratisation de certaines sociétés modernes. Il est essentiel de la défendre. Ce qui me préoccupe a plutôt à voir avec la “servitude volontaire” que décrivait La Boétie : nous nous réfugions dans de petits publics bavards qui se protègent des faits susceptibles de les troubler, sans voir qu’en réalité notre curiosité rétrécit et l’idée même d’un grand monde commun devient floue.Fut une époque où nous croyions les journalistes, les chercheurs… Nous avions confiance en ceux que j’appelle les “témoins-ambassadeurs”, c’est-à-dire les individus à qui nous déléguions la mission de rapporter les faits sensibles, de nous faire vivre par leurs récits des “expériences par procuration” qu’ils auraient éprouvés pour nous. Je pense qu’il y aura toujours dans les pays “libres” des chercheurs, journalistes, historiens capables et désireux de rechercher les faits là où ils se trouvent pour les communiquer à autrui. La question est de savoir si nos sociétés sont encore capables de faire confiance à ces témoins-ambassadeurs. Or, aujourd’hui, il est clair que cette confiance va mal. Ce qui n’augure rien de bon : aucune société ne va bien sans ces figures.Vous décrivez les fake news comme “le problème le plus aigu” auquel nous soyons confrontés. Pensez-vous que pour les combattre, le fact-checking soit une solution efficace ?D’abord, il faut préciser que le fact-checking n’a rien de nouveau. Vérifier les faits est l’essence du métier de journaliste depuis son origine. Joseph Pulitzer, qui avait repris en main le New York World en 1883, avait fait afficher les mots “Accuracy, accuracy, accuracy !”. Ce qui signifie “exactitude factuelle”. Être précis dans les faits, c’était l’obsession des grands patrons de presse du XIXe siècle !Ceci étant dit, le fact-checking est sans doute la seule chose que nous puissions faire contre les fake news. Ce qui passe par l’expérience sensible des faits (la vue, le toucher, l’odorat, l’ouïe, voire le goût, pourquoi pas), puis le partage de cette expérience sensible, grâce à ces “témoins-ambassadeurs” qui essaient de gommer tout ce qu’il y a de singulier dans l’expérience sensible, pour ne garder que ce qui pourrait être l’expérience sensible de n’importe qui. Joseph Pulitzer, toujours, disait : “je veux du vrai, du tangible, du “vérifié”, en somme des “faits”, que vous ne pourrez trouver qu’en sortant de ce bureau sans cesse, pour aller y voir “en personne””.Qu’il s’agisse de vérifier si quarante bébés ont effectivement été assassinés (comme il a été dit à un moment donné quand on a appris le massacre dans le kibboutz de Kfar Aza, et repris par le gouvernement israélien avant qu’on s’aperçoive que ce n’était pas confirmé et qu’en tout cas ce chiffre ne correspondait pas à un charnier dans un unique kibboutz), ou combien de morts il y a eu dans un hôpital à Gaza, il nous faut pouvoir compter sur des témoins tels les journalistes, qui se rendent sur place, à la morgue, dans les kibboutz, dans les hôpitaux, pour regarder concrètement si telle forme de cratère correspond à une roquette ou à un bombardement plus lourd, pour compter les morts, voir les corps etc. Ce qui, au passage, est très problématique côté Hamas, car là les journalistes ne sont pas libres entièrement de leurs propos et les journalistes étrangers, dans leur pluralité, ne peuvent pas s’y rendre. Nous ne pouvons pas transiger sur les faits, faire de l’à peu près, tant le conflit des idéologies est violent. Même s’il faut garder à l’esprit que ceux qui ont décidé de ne plus rien croire ne croiront plus rien.Vous expliquez que “l’impartialité” est la “clé de la notion de ‘fait’”. N’est-ce pas utopique, dans un monde où nous sommes tous constamment sommés de prendre parti ?L’impartialité est une notion imparfaite, c’est sûr. Il n’y a pas de recette simple pour l’atteindre. C’est un idéal. On peut le dire utopique à condition de penser l’utopie de manière positive et féconde : comme une valeur régulatrice, qui nous fait faire des efforts en ce sens. Mais pas au sens d’une lubie pure : car ça ce n’est pas vrai.Dans la deuxième moitié du XIXè siècle, de nombreux journalistes se sont demandé comment avoir le regard le plus universel possible, en faisant le moins de choix émotionnels et singuliers. Cette question a taraudé la reporter Nelly Bly, ou la journaliste Séverine, qui était obsédée par le souci de regarder la réalité non comme une bourgeoise, mais comme le peuple. Elle voulait “sentir” les faits de façon commune et non pas uniquement singulièrement.L’impartialité, c’est aussi une forme de modestie, un effort qui passe par la conscience que l’on a une vision partielle, que l’on ne peut pas tout voir. C’est cela, l’honnêteté du témoin-ambassadeur : raconter ce qu’il voit à un instant T et à un endroit précis. Et tant pis s’il lui est impossible d’en tirer des conclusions générales sur l’ensemble d’un événement.Est-ce un manque d’impartialité qui fait défaut aujourd’hui dans la compréhension de l’attaque du Hamas et du conflit Hamas-Israël ?On peut avoir des désaccords très conflictuels sur comment penser cette attaque. Mais ce qui compte par-dessus tout, c’est que pour tout le monde l’attaque du Hamas soit reconnue comme telle. Qu’on parle bien de la même chose, des mêmes faits.Ce qui m’effraie surtout, c’est de voir que des reporters rentrent d’Israël et racontent qu’en Cisjordanie, des personnes très éduquées pensent véritablement que l’attaque du Hamas n’a jamais eu lieu, que c’est un fake, ou bien qu’elle a bien eu lieu mais que ce sont les Israéliens qui ont tiré sur leurs propres enfants pour pouvoir justifier une entrée en guerre.C’est encore plus grave que ce que j’ai écrit dans mon livre : aujourd’hui, il y a une partie du monde, du moins des zones entières, où des faits, validés par de vrais outils de validation, des données matérielles sensibles, sont niés. Si des images “vraies” suscitent le rejet, imaginez ce que cela donnera lorsque le deep fake se sera généralisé, c’est-à-dire lorsque nous serons envahis par des images qui seront des “faux très convaincants”.En même temps, à quoi pourrons-nous éventuellement nous raccrocher ? A des témoins-ambassadeurs en chair et en os, qui iront voir et sentir avec leur corps, en passant derrière l’image si j’ose dire ; et auxquels nous pourrons encore faire confiance. Il faudra bien que cette confiance-là existe encore. Au vu du climat actuel, il est possible que chaque petit morceau de public, dans le monde, veuille alors “son” témoin-ambassadeur… Vraiment, il en sera fini du “commun” plus large ? C’est terrible. Je ne m’y résous pas.Sur certaines chaînes ou émissions de télévision telles CNews ou TPMP, l’idée que les “faits” sont relatifs est presque assumée. Comment composer avec cette nouvelle donne ?TPMP colporte désormais des rumeurs extravagantes en toute impunité. Je retranscris toute une séquence dans mon livre. Ce qu’il faut surtout, c’est prendre conscience de ce qui se passe là. Quant à contrer le modèle CNews du “à chacun ses faits”, cela ne peut pas être de faire du CNews alternatif. C’est-à-dire s’intéresser uniquement aux faits auxquels CNews ne s’intéresse pas, ou ne pas traiter les thèmes de l’immigration ou de la délinquance au motif que la chaîne les surtraite. Ou encore céder à la même éditorialisation permanente, quoique sur d’autres sujets.Ce serait au contraire un triomphe de l’esprit CNews que de se plier à ce modèle, à cette culture du show, en faisant, en quelque sorte, un “gauchisme spectaculaire”. Plutôt que de réfléchir à des spectacles concurrents, il est temps de mener un combat plus modeste qui est celui de travailler les faits. Discourons moins, débattons moins, et faisons plus d’information et de récits.Certes, mais comme vous l’écrivez, le métier de journaliste est aujourd’hui vivement critiqué. Quoi qu’il fasse, il est souvent perçu comme étant au service des puissants et contre le peuple…En effet. Ceux qui sont capables de donner des récits suscitent d’emblée de la méfiance. Les journalistes qui travaillent bien sont autant détestés que les mauvais journalistes. De toutes les haines ayant historiquement visé ce métier, c’est sans doute la plus grave, car cette haine-là prend le métier à rebours.Longtemps, les critiques étaient aristocratiques ou bourgeoises, on parlait d’un métier de “mal élevés”, de “muckrakers” pour désigner ceux qui mettent leurs nez partout et agacent les pouvoirs. Mais cette critique ne discréditait pas entièrement le métier puisque le fond n’était pas faux : le journaliste met son nez partout, même s’il faut parfois dénoncer certains excès.Aujourd’hui, les journalistes sont systématiquement discrédités pour être proches du pouvoir et loin des petites gens. Même quand ce n’est pas vrai. Autrement dit, le journaliste est d’emblée désigné comme étranger au rôle même qui était le sien depuis un siècle et demi : voir pour tout le monde, en étant au service de tout le monde, et ce y compris en allant déranger les pouvoirs.Selon vous, le danger qui pèse sur la “factualité” est conjoint avec celui qui guette le rêve. Pourquoi ?Beaucoup de personnes entendent la notion de “fait” comme l’idée d’un réel ennuyeux qui nous empêcherait de rêver. C’est faux ! Les faits ne sont pas contradictoires avec la capacité à rêver. Nous avons besoin d’un matériau factuel qui nous traverse, nous touche et nous donne le sentiment du réel si nous voulons rêver. Il n’y a pas d’utopie, d’évasion ou d’ “ailleurs” si nous n’avons pas la conscience d’un “ici” tangible, si nous ne savons pas où nous sommes et dans quel monde nous nous trouvons.
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Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2023-11-11 10:26:09
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