Dans les couloirs de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), Me Lucille Watson presse le pas. Son premier client de la journée, un jeune Somalien arrivé en France en 2020 dont la demande d’asile a été rejetée par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) quelques mois plus tôt, l’attend. Pour ce requérant, comme pour les 67 142 autres étrangers qui ont saisi la CNDA après avoir été déboutés par l’Ofpra en 2022, cette audience fait office de dernier recours. Face aux juges, il devra raconter les raisons de sa fuite, évoquer tous les pans de sa vie. L’enjeu est immense : en 2022, seulement 21,5 % des demandeurs d’asile ont obtenu de la Cour un statut de réfugié ou une protection subsidiaire leur permettant de rester sur le territoire français. Si le jeune homme ne convainc pas les magistrats, il devra retourner en Somalie, où il craint, selon son récit, d’être tué.D’un coup d’œil, Me Watson vérifie le nom des juges qui écouteront le jeune homme : après des années à arpenter les 32 salles d’audience de la CNDA, elle a appris à connaître la plupart de ces magistrats. Ceux de ce matin n’éveillent pas particulièrement son inquiétude. A l’inverse, d’autres collègues semblent mal commencer la semaine. “Là, c’est l’horreur. Avec l’assesseur qui va avec, on sait que c’est mort pour la plupart des dossiers”, s’emporte un avocat en prenant connaissance du nom du président de sa formation. “Lui est très à l’écoute, elle aussi, très compétente”, tempère Me Watson en passant devant quelques portes closes : “La plupart du temps, les dossiers sont traités avec nuance et neutralité. Mais il y a une part de loterie : il y a des juges plus souples, et d’autres qui rejettent systématiquement.”Alors que le projet de loi immigration examiné devant le Sénat depuis le 6 novembre prévoit de réformer en profondeur la CNDA, en généralisant notamment les audiences à juge unique au détriment des formations collégiales, nombreux sont les professionnels de l’asile à évoquer leur inquiétude. D’autant que la décision de la Cour est presque définitive : en 2022, seules 35 décisions sur 835 rendues par le Conseil d’Etat ont déjugé la CNDA, soit un peu plus de 4 %.”On ne googlise pas chaque président”Alors qu’en dix ans le nombre d’affaires traitées par la CNDA a doublé, 26 présidents permanents siègent actuellement à la Cour – presque tous sont d’anciens magistrats administratifs. Pour tenir le rythme des 6 775 audiences annuelles, ils sont épaulés de 184 présidents vacataires, qui exercent le reste du temps comme magistrats administratifs, financiers ou judiciaires, ou sont issus du Conseil d’Etat. S’ajoutent à cet effectif 141 assesseurs nommés par le vice-président du Conseil d’Etat, sélectionnés sur dossier et à la suite d’un entretien face à un comité de sélection. Essentiellement des retraités, anciens professeurs, avocats, diplomates ou préfets, d’une moyenne d’âge de 64 ans. Enfin, 155 assesseurs sont nommés par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), qui organise chaque année plusieurs sessions de recrutement. La plupart d’entre eux ont exercé sur le terrain à l’international avec différentes organisations, mais on y retrouve également des universitaires spécialisés en droit international ou pénal, ainsi que des sociologues.Dans la longue liste de ces juges se côtoient ainsi l’ancienne ministre des Outre-Mer Brigitte Girardin, d’anciens ambassadeurs ou diplomates, des universitaires spécialistes du droit d’asile… et d’autres profils plus étonnants. En octobre 2023, Jean-Marie Argoud a été destitué de ses fonctions de juge à la CNDA, au sein de laquelle il siégeait en tant que vacataire depuis octobre 2021. Plusieurs avocats avaient remarqué ses publications anti-islam, homophobes, anti-migrants ou pro-Algérie française sur les réseaux sociaux. “Les prises de position publiques de M. Jean-Marie Argoud sur les réseaux sociaux sont de nature à créer un doute sur son impartialité en tant que juge de l’asile”, a détaillé la Cour. De septembre 2017 à décembre 2019, Vincent Uher, qui a ensuite présidé l’association de financement de Reconquête !, le parti d’Eric Zemmour, a également siégé en tant que président de formation. Dès janvier 2018, une enquête de BuzzFeed et Mediapart révélait que le nom de ce haut fonctionnaire apparaissait “au moins six fois” en tant que rédacteur de documents du programme présidentiel de Marine Le Pen.Me Philippe Fontana, avocat au barreau de Paris et récent auteur d’un essai intitulé La Vérité sur le droit d’asile (l’Observatoire), relève de son côté que d’autres “profils militants” exercent ou ont exercé au sein de la CNDA. Il évoque notamment l’actuel président de l’association France fraternités et ancien directeur général de l’association France terre d’asile Pierre Henry – assesseur au sein de la Cour depuis 2021 -, Maïté Fernandez, doctorante en droit public et actuelle déléguée régionale de la Fédération des acteurs de la solidarité des Pays de la Loire depuis 2020 – assesseure à la CNDA de février 2018 à août 2020 -, ou encore Denis Gouzerh, tête de liste EELV dans le VIIe arrondissement de Paris lors des élections municipales de 2020 et ancien président de la Fondation MSF de Médecins sans frontières.Afin d’éviter tout conflit d’intérêts au sein de la CNDA, le Conseil d’Etat précise à L’Express que son comité de sélection “est attentif à la capacité des candidats à exercer des fonctions juridictionnelles avec indépendance et impartialité” lors du recrutement des assesseurs. Pour les magistrats administratifs nommés présidents vacataires, l’avis du chef de juridiction dans laquelle le magistrat est affecté “est pris en compte”, et peut porter “sur le risque d’éventuels conflits d’intérêts au regard du parcours professionnel ou des éléments figurant dans la déclaration d’intérêts du magistrat”, ajoute l’Administration. Le HCR indique, lui, à L’Express recruter ses assesseurs en “mettant l’accent sur leurs connaissances en droit des réfugiés et en géopolitique”. “Nous n’avons pas de militants associatifs au sein des assesseurs HCR, et nous attachons beaucoup d’importance à cette impartialité”, est-il précisé. Christine Massé-Degois, chargée de la communication de la Cour, indique pour sa part ne pas “googliser chaque président ou chaque assesseur qui viendrait siéger à la CNDA”, et précise que “chacun est soumis a un code déontologique”.Dans un courrier datant du 27 octobre à destination des membres des formations de jugement de la Cour, que L’Express a pu consulter, le président de la CNDA Mathieu Hérondart confirme qu’il ne “lui appartient pas d’aller contrôler, googliser ou surveiller sur les réseaux sociaux les publications de l’ensemble des 200 présidents vacataires, des 160 assesseurs HCR, des 160 assesseurs CE, des 330 rapporteurs et de l’ensemble des agents de la Cour”, et qu’une telle démarche serait “contraire aux règles en matière de protection des données personnelles”. Elle-même présidente de formation, Christine Massé-Degois rappelle par ailleurs qu’il existe des “garde-fous”, comme la récusation, qui permettent à tout avocat “de demander qu’un juge soit récusé s’il estime qu’un doute sérieux existe sur son impartialité”. Sans donner de statistiques précises sur le sujet, la CNDA indique que ces demandes restent “rares”, la plupart du temps déposées par des avocats “qui estiment que certains magistrats rejettent trop souvent les recours”.”Certains débarquent complètement”Soumis à leur devoir de réserve, la plupart de la trentaine de témoins interrogés par L’Express sur le sujet ont préféré garder l’anonymat. Mais, dans un contexte d’explosion des demandes d’asile, plusieurs d’entre eux regrettent une formation des juges “trop en surface”, qui les jetterait “dans le bain des audiences” sans les outils nécessaires. “Parfois, certaines décisions sont jugées à gros traits”, regrette auprès de L’Express Emmanuelle Veuillet, doctorante à l’université Paris I-Panthéon-Sorbonne spécialiste du Soudan et du Soudan du Sud. Régulièrement sollicitée par des avocats pour fournir aux juges des attestations détaillées sur des régions ou des événements politiques dans cette zone, la chercheuse observe dans certains jugements rendus “un usage problématique de catégories, notamment ethniques”, ainsi qu’un “manque d’actualisation et de précision dans les sources de documentation prévues par la Cour”.”Vous avez des juges qui arrivent en ayant lu le dossier et suivi toutes les formations imaginables, et d’autres qui débarquent complètement”, glisse une ancienne assesseure. “Tout le monde n’est pas là pour la même chose. Certains veulent se rendre utiles, d’autres considèrent qu’ils comprendront le dossier sur le tas et qu’ils n’ont rien à apprendre”, assure une autre, actuellement en poste au sein de la Cour. Il serait par exemple arrivé à cette juge de siéger avec une magistrate vacataire “qui n’avait lu aucun dossier” et “savait à peine comment se déroulait une audience” ou avec un président qui aurait insisté lourdement sur les relations de la requérante avec le père de son enfant né en France, sans comprendre que le bébé était le fruit d’un viol collectif sur les routes de l’immigration.”Versatilité” des formations de jugement”La loterie, c’est un mot qui revient depuis environ un an dans les couloirs de CNDA”, admet de son côté Dorian Guinard, maître de conférences en droit public et assesseur nommé par le HCR à la Cour. “Nous sommes là pour juger en droit, en mettant l’ensemble de nos valeurs personnelles de côté. Mais il est évident, statistiquement parlant, qu’il y a une versatilité – différentes appréhensions du dossier, sur les sujets géopolitiques notamment – en fonction des compositions de jugement. C’est quasiment obligatoire, compte tenu du flux”, expose-t-il. Alors que 13 dossiers sont traités par audience, l’assesseur évoque par ailleurs “une fatigue psychique” sur certaines affaires compliquées. “Pour bien juger, il faudrait passer à 9 ou 10 dossiers par audience”, fait-il valoir. Raphaël Maurel, ancien juge assesseur nommé par le Conseil d’Etat et secrétaire général de l’Observatoire de l’éthique publique, dénonce cette “pression du chiffre”, et craint que “des affaires soient en effet traitées de manière parfois expéditive si les juges n’y résistent pas”. “Il y a une pression institutionnelle pour passer le plus de dossiers possible. Si vous y ajoutez une part résiduelle de juges obtus qui ont tendance à tout rejeter par principe, ou qui attribuent au contraire trop facilement, cela pose la question d’une justice qui pourrait être mal rendue”, expose-t-il.Interrogés sur la question, d’autres membres de la Cour nuancent. Smaïn Laacher, assesseur nommé par le HCR pendant plus de quatorze ans à la CNDA et auteur de Croire à l’incroyable. Un sociologue à la Cour nationale du droit d’asile (Gallimard, 2018), voit ainsi dans le terme de “loterie” “une notion floue”. Selon le sociologue, il existe en revanche “une grande part d’ombre” dans les dossiers de certains requérants dont il convient de juger la crédibilité. “Bien souvent, les juges sont démunis. Parfois, ils peuvent se laisser aller à des sympathies ou des antipathies non explicitées. Mais ils sont là pour maîtriser ces préjugés au moment du jugement”, développe-t-il. Selon lui, la collégialité reste ainsi nécessaire, car elle garantit “une vraie délibération et la maîtrise des sentiments qui pourraient altérer un jugement d’une quelconque manière”. Christophe Tukov, juge vacataire à la CNDA depuis plus de quatre ans, abonde : “Le droit est une science humaine : si vous mettez deux juges face au même dossier, vous pouvez avoir deux interprétations différentes. Mais, in fine, la procédure limite quand même au maximum la subjectivité.”Le service communication de la Cour rappelle que, lorsqu’une affaire soulève une question juridique ou géopolitique nouvelle, elle peut faire l’objet d’un renvoi en grande formation – des audiences présidées par le président de la Cour et composées de neuf juges, dont les décisions font alors jurisprudence. Président vacataire à la CNDA, un juge résume l’ambiance actuelle au sein de la Cour au sujet de la loi Immigration. “Beaucoup sont contre, puisqu’ils considèrent la collégialité comme gage de rigueur dans le raisonnement. Pour ma part, je rappelle que le taux de refus en collégiale ou en juge unique est globalement le même. Mais il faudra faire attention sur le recrutement de ceux qui présideront les audiences, c’est sûr”, estime-t-il. “Comme tout le monde”, l’homme aurait entendu parler de prises de position politiques sur certaines affaires : “Certains sont très durs, d’autres sont un peu dans le monde des Bisounours.”
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Author : Céline Delbecque
Publish date : 2023-11-13 04:51:36
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