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Barbet Schroeder : “Tourner des films, c’est trouver des bons rôles pour des acteurs”

Barbet Schroeder : “Tourner des films, c’est trouver des bons rôles pour des acteurs”



Vous avez réalisé plusieurs documentaires sur des gens violents ou effrayants – ce que vous appelez votre “trilogie du mal” : Général Idi Amin Dada : autoportrait sur le célèbre dictateur africain, L’Avocat de la terreur sur l’avocat Jacques Vergès, Le Vénérable W. sur un moine birman responsable de massacres de Rohingyas. Dans Ricardo et la peinture, vous faites, au contraire, le portrait d’un homme bienveillant…

Barbet Schroeder – J’ai eu la même approche pourtant : j’essaye de comprendre les personnes, je m’attache à comprendre comment ils fonctionnent. Ils me fascinent tous. Je suis prêt à leur consacrer deux ans de ma vie – ce qui est en moyenne le temps qu’il me faut pour réaliser un documentaire. J’ai découvert qu’avec le documentaire, si l’on y consacre du temps, on arrive à faire de vrais films – ce qui pour moi signifie qu’on y trouve une vraie fin, de vrais personnages, avec du suspense, de l’émotion, etc. J’ai rencontré Ricardo il y a quarante ans, et très rapidement, je me suis dit qu’on ferait un jour un film ensemble.

Qu’est-ce qui vous a fait dire ça ?
Après avoir visité beaucoup de musées avec lui, et on continue à le faire, sa manière de parler de la peinture me fascine. Un artiste qui fait découvrir son art aux autres, c’est ça le secret. Les grands écrivains doivent faire découvrir les grands écrivains, ils sont meilleurs que les critiques… Je ne sais pas si c’est le cas pour le cinéma (rires) ! Scorsese sait bien faire découvrir le cinéma, mais je n’en compte pas dix qui sachent le faire. Ricardo est une personne extraordinaire. Je n’ai pas l’impression qu’on puisse rencontrer plus de cinq personnes aussi exceptionnelles que lui. Parallèlement à ces visites que nous faisions ensemble, j’ai découvert tout son œuvre et j’ai assisté à son évolution, ce qui m’a rapproché de lui. J’allais le voir régulièrement en Bretagne, et petit à petit, ses peintures sont devenues de plus en plus grandes. On a tourné avec trois, voire quatre caméras. Je n’avais pas peur qu’on voie parfois la perche dans le champ. C’était même un choix que de donner l’atmosphère du tournage, ça faisait partie du film. L’idée de me mettre dans le film n’est pas du tout venue de moi. Je n’aime pas du tout les metteurs en scène qui le font. C’est venu de Victoria Clay, ma cheffe opératrice, qui a commencé à m’inclure dans l’image. J’ai d’abord protesté puis rapidement, j’ai réfléchi, et je me suis dit que c’était peut-être une bonne idée de montrer notre amitié, que ça donnait un angle supplémentaire au film.

Vous dites que c’est un peu la même chose, parce que vous essayez de donner à comprendre un être dans sa complexité. Mais en même temps, ce n’est quand même pas tout à fait la même chose : il y a quelque chose de très simple parce que vous avez envie de nous le faire aimer, Ricardo, vous l’aimez… Il n’y a pas de zone d’ambiguïté, alors que c’est forcément différent quand vous filmez Amin Dada, Jacques Vergès… Est-ce que le fait de tourner un film, et donc de passer beaucoup de temps avec des gens, cela crée, malgré tout, une forme d’attachement. Contre laquelle vous vous bagarreriez, d’ailleurs ?
Bien sûr ! Là, l’attachement avait lieu avant le film, mais les autres, ce n’était pas vraiment de l’attachement… Avec Amin Dada, presque tout de suite, je l’ai trouvé sympa. Ce qui était amusant, c’est que le chef opérateur, Nestor Almendros, qui avait fui Cuba, me disait : “C’est comme Castro : tout le monde le trouve très sympathique.”

Il avait envie de vous séduire ?
Oui, ou il le faisait naturellement, ce que je crois.

Vous résistiez ou pas ?
Pour obtenir ce que je voulais, j’étais tout à fait d’accord. J’ai toujours voulu être plus ou moins fair-play.

Est-ce que dans votre tête, il y a une dimension de “piège”, dans l’idée d’attendre que la personne exprime des choses qui se retournent contre elle, par exemple ?
Le piège… Il est là depuis le début, puisque je n’approuve pas à 100 % ce qu’ils font. Je ne peux pas l’approuver. Mais j’aimerais bien comprendre comment ça marche, pour eux.

C’est le jeu du chat et de la souris : on ne sait jamais qui est le piégé. Est-ce vous ou le personnage principal du film ?
Exactement. J’aime me mettre en danger, pour en savoir plus.

C’est ce que vous aviez répondu à l’enquête de Libération sur “Pourquoi filmez-vous ?” : “Pour en savoir plus”, non ?
Oui. J’avais prévenu Serge Daney qu’il serait surpris, mais il était sidéré et me disait : “Tu veux en savoir plus sur le cinéma ?” et je lui avais répondu : “Non, je veux en savoir plus.” (Rire)

Koko, le gorille qui parle (1978), ce film sur une étudiante en psychologie américaine, Penny Patterson, qui parvient à apprendre la langue des sourds à un gorille, est peut-être votre documentaire le plus émouvant.
Koko, c’est la découverte, pour moi, de la dimension exceptionnelle de la pensée des animaux, du fait qu’ils peuvent éprouver de la douleur, des émotions, tout ce qui est apparu dans la philosophie dans ces années-là. Je sentais qu’il y avait une chose importante qui était en train de sortir dans la conscience humaine.

Il y a beaucoup de gens jeunes, par forcément cinéphiles, mais qui sont antispécistes et qui adorent ce film, qu’ils jugent important.
Pour moi, c’est devenu tellement important que j’ai travaillé trois ans au lieu de deux sur ce film. Parce que j’ai suivi à travers le monde toutes les réunions de spécialistes qui travaillaient sur ce sujet. J’ai suivi l’évolution de cette conscience. Ça m’a passionné.

Vos centres d’intérêt sont si divers, qu’on se demande si vous passez à autre chose et si vous abandonnez votre sujet quand le film est terminé.
Je ne peux pas l’abandonner. Il fait partie de mon apprentissage. On peut dire que Ricardo et la peinture est mon premier film sur le bien, mais j’ai peur de le dire parce que les films sur le bien, je ne les aime pas trop. (rires) Ce qui me passionne, c’est l’acharnement de Ricardo à faire ce qu’il doit faire. Uniquement. À ne pas perdre du temps dans des vernissages, etc. Il ne fait rien d’inutile pour son art. Et il ne se sacrifie pas non plus. Il le fait dans la joie, très naturellement. Comme Rohmer, par exemple, il ne prendrait jamais un taxi, ou il n’irait pas au restaurant. Perte de temps et/ou d’argent.

C’est un rapport à la consommation ?
Un rapport à l’économie : l’économie, c’est pour continuer son art. Pour Rohmer, c’était pour continuer à faire des films pas cher. Il n’y a que les choses essentielles qui sont payées. Ils ont une attitude qui est assez admirable, parce que naturelle, une volonté qui s’est fabriquée d’elle-même.

Vous fonctionnez comme ça, vous, de cette manière “monacale” ? Ou il vous arrive de faire des choses inutiles ?
Oui, oui, bien sûr. Je ne refuse pas les plaisirs de la vie. (rires)

Vous voyagez toujours autant ? Vous m’aviez dit que vous ne restiez jamais plus de quinze jours quelque part ?
Oui, “Quinze jours ailleurs”, une formule que j’ai volée au titre d’un film de Vincente Minnelli (tourné en 1962) que j’aime beaucoup. Je voyage encore pas mal, oui. Bon, quand on fait un film, on reste plus de quinze jours, bien sûr. Ça fait deux ans que je suis sur Ricardo et la peinture. Je vis à Lausanne maintenant, mais je suis à Paris pour le film. Et je suis très impatient, dès que le film sera sorti, de repartir à New York, où je ne suis pas allé depuis quatre ans.

Mais vous avez passé plus de temps à Los Angeles qu’à New York, non, puisque vous avez tourné plusieurs films à Hollywood ?
Non, parce que j’ai toujours fait attention à vivre à New York, même si je travaillais à L.A. Parce que, même quand je tournais en Californie, je me débrouillais souvent pour faire le montage à New York, comme sur Barfly ou Le Mystère von Bülow. Parce que je voulais être loin d’Hollywood. Là-bas, ils viennent frapper à votre porte, on ne peut pas refuser de leur ouvrir la porte et ils commencent à faire des demandes. Au téléphone, c’est plus facile… (rire).

Il y a des courants très distincts entre vos films américains, les films français, les films tournés dans d’autres pays, comme La Vierge des tueurs en Colombie, vos documentaires et vos fictions…
Pour moi, c’est pareil. Dans le cinéma américain, il y a des genres intéressants à explorer, et je l’ai fait. L’unité, pour moi, c’est que je suis passionné par les gens, les personnages, qui se révèlent dans des conflits. En gros pour moi, tourner des films, c’est trouver des bons rôles pour des acteurs. Avec en plus une volonté de réalité documentaire.

Vous vous sentez plus en danger quand vous tournez en Colombie dans un ghetto de la drogue, à Hollywood, ou en Ouganda face à un dictateur ?
(Rire) Je pense que le dictateur et la Colombie sont plus dangereux. À Hollywood, on risque d’être viré, c’est tout. D’ailleurs, je me sers de cette arme contre eux. Quand on m’a demandé, quand je tournais JF partagerait appartement, de ne pas changer la couleur des cheveux d’une des deux actrices principales… C’était pour moi une clef du film, ce changement de couleur. Et ils sont venus me dire que ce n’était pas possible… Alors je leur ai dit : “Dans ce cas-là, il faut que vous trouviez un autre metteur en scène…” Ça, c’est la phrase qui tue, à Hollywood. Normalement, on ne peut pas dire ça. J’ai dû la dire une ou deux fois. J’étais toujours prêt à la sortir, j’avais toujours par contrat le final cut, et j’étais toujours associé à quelqu’un qui me pilotait : “Tu peux faire ça, mais pas ça, etc.”, c’était mon associée, Suzan Hoffmann, qui retravaillait tous mes scénarios, et on affinait ensemble les scripts. C’est un partenariat qui a duré pas mal de temps et qui était passionnant.

Vous avez aussi tourné un épisode de la série Mad Men…
Je voulais voir comment ça se passait. Je ne voulais pas du tout mettre ma marque. Je me suis mis au service de l’entreprise. Je ne voulais pas que ça déteigne avec le reste de la série. Je sentais que souvent le problème, dans les films, c’est de tourner très vite parce qu’on n’a pas d’argent. Et je me suis dit que j’allais aller à la source pour comprendre comment ils faisaient. Parce qu’un épisode d’une heure se tourne en cinq jours ! Et en plus, avec des extérieurs, 200 figurants… cinq jours de superproduction.

Votre plus grande force, c’est une capacité extraordinaire d’adaptation, dans des milieux très différents les uns des autres. Est-ce qu’avoir grandi dans différents pays (Iran, Colombie, Espagne) vous aide à trouver une aisance partout ?
Ce n’est pas à moi de le dire, mais c’est très possible que je sois très curieux, aussi. Je veux toujours en savoir plus, sur les pays, les gens, les problèmes. Et puis je parle couramment l’anglais, l’espagnol, le français.

Est-ce que vous avez le sentiment d’appartenance à quelque chose ? Est-ce que vous avez l’impression d’être parisien, d’appartenir au cinéma français ?
Bien sûr. J’ai découvert le cinéma en France, à la Cinémathèque française. Mais en même temps, j’ai découvert le cinéma à partir des films d’Hollywood, aussi. C’est une sorte de double appartenance. Et puis, j’ai beaucoup aimé les films de Kiarostami, qui m’a fait découvrir des tas de choses. Donc, on ne peut pas tellement m’assigner.

Comment les avez-vous rencontrés, les cofondateurs des Films du Losange avec vous, Éric Rohmer et Pierre Cottrell ?
Pierre Cottrell était au lycée Henri IV avec moi, nous étions pensionnaires. On partageait tout et nous étions très amis. Quand j’ai commencé à vouloir travailler dans la production, il m’a suivi. Éric Rohmer, c’est simple : j’étais cinéphile, dans les années 1960, avec Bertrand Tavernier, Patrick Brion, etc. La génération post-Nouvelle Vague. On discutait cinéma tous les soirs après les séances, je ratais le dernier métro, je rentrais à pied, etc.

Et Rohmer ?
Mon idole, c’était Rohmer, et je voulais le rencontrer. Je lisais tous ses articles passionnément. Alors, je suis allé aux Cahiers du Cinéma, 116 avenue des Champs-Élysées, au-dessus du cinéma George V, à l’époque. Sous prétexte de trouver un vieux numéro, et en réalité pour le rencontrer. Il était là, on a commencé à parler, et nous avons sympathisé. Je suis revenu, on s’est revu, j’ai commencé à bricoler, à l’aider, et un jour, il m’a expliqué sa situation. Il avait tourné Le Signe du lion, que j’avais vu plusieurs fois. Mais le film avait été un échec, et il ne savait pas trop comment continuer à faire des films. Il m’a dit : “Je vais chercher le moyen de faire des films sans argent, et comme ça, je pourrai faire mes films.” Le premier fut La Boulangère de Monceau, 26 minutes, où j’ai joué gratuitement.

Tous les films étaient tournés en 16mm, qui était un format semi-professionnel, pas en 35mm, en noir et blanc, jusqu’à La Collectionneuse, où j’ai dit qu’il fallait qu’on passe à la couleur, parce que ça devenait presque aussi cher de tourner en 16mm noir et blanc et de gonfler ensuite le film en 35mm que de tourner directement en 35mm couleurs. Mais on tournait peu. Comme chez John Ford, tous les plans étaient très planifiés à l’avance et on faisait le minimum de prises. On ne “se couvrait pas”, comme on dit, en tournant des plans inutiles et des kilomètres de pellicule. Et on réussissait aussi à tourner un plus que ce qui était indiqué sur les boîtes de pellicule. Pour La Carrière de Suzanne, par exemple, qui fait 52 minutes, nous n’avions utilisé que 53 minutes de pellicule ! Nous n’avions pas d’argent pour le développer. Je ne sais plus comment nous avons fait, mais nous avons récupéré le négatif, peut-être en payant. Peut-être (rires). Ou alors nous nous sommes endettés, je ne sais plus. C’était le seul frais, le développement du négatif. La caméra nous avait été prêtée, on n’allait jamais au restaurant, on ne prenait jamais de taxi, le son n’était pas direct. Les acteurs qui venaient gentiment faire de la figuration n’étaient pas payés, et nous n’avions même pas de quoi leur offrir un café… On peut dire que tourner un film “sans argent”, c’est ça. Il a fallu attendre Ma Nuit chez Maud pour que nous puissions tourner en son direct, ce qui était très important pour Rohmer, évidemment.

À partir de quand avez-vous pris un peu de distance avec la production pour devenir réalisateur ?
J’ai tourné exactement mon premier film, More, au moment où Rohmer allait tourner Ma Nuit chez Maud, qui s’appelait à l’époque La Fille à bicyclette. Pour le produire, j’étais allé à la télévision (l’ORTF) pour essayer d’obtenir un cofinancement. Le type qui m’a reçu a jeté le scénario La Fille à bicyclette par terre en me disant : “Je vais être franc avec vous : c’est du théâtre filmé. Nous, on n’en veut pas.” (Rires) Sous-entendu :“à la télévision, on fait du vrai cinéma” (rires). Et j’ai dû ramasser le scénario et je suis reparti. Nous n’avons pas pu tourner Ma Nuit chez Maud cet hiver-là, mais le suivant. Nous étions effondrés. Je suis presque sûr que nous avions déjà l’accord de Trintignant. Donc ce type a refusé de nous aider à cause du scénario et de sa détestation de ce qu’il appelait le ”théâtre filmé”, évidemment pas à cause de Trintignant, qui était déjà un acteur très connu. L’ironie, c’est que cet homme-là est peu après devenu patron chez UGC, et que la distribution de Ma Nuit chez Maud avait été dealé avec UGC avant son arrivée, grâce au fait que Trintignant jouait dedans. Et donc, cet homme est arrivé chez UGC avec un grand succès public, Ma Nuit chez Maud, ce film qu’il n’avait pas voulu aider. (Rires) Il en était très fier. J’ai oublié son nom, je ne le fais pas exprès… Mais je suis content de l’avoir oublié ! (rires)

À partir de quand avez-vous pu travailler avec une certaine aisance, au Losange ?
Ma Nuit chez Maud ! Qui fut un immense succès. Le monde nous appartenait du jour au lendemain. Et j’avais tourné mon premier film, More.

Les films de Rivette, vous étiez impliqué dans leur production ?
Ah oui, beaucoup ! À l’époque, au début des années 1960, je passais tous les après-midis aux Cahiers du cinéma, dont Rohmer était le rédacteur en chef, pour le voir. Rohmer rentrait chez lui en fin de journée, et j’allais souvent dîner avec Jacques Rivette ou André S. Labarthe dans le bistrot d’en-bas. J’étais très intéressé par tout ce qu’il disait, par ses projets de films. Mais, quand il y a eu le coup d’état aux Cahiers [en 1963, Jacques Rivette prend la place de Rohmer, qui est viré – ndr], c’est un drame. Rohmer n’avait pas d’argent. Il avait un salaire de misère aux Cahiers. Il avait une femme et deux enfants, mais il y arrivait. Mais, en même temps, les Cahiers n’arrivaient pas à trouver l’argent pour le virer… ça s’est éternisé, à un moment où je ne pouvais plus être proche de Rivette. Et ça a dû durer six mois. Je disais à Rohmer : “Comment va-t-on faire ?”. Et Rohmer me répondait : « Oh, mais c’est très simple : on va fonder une autre revue – un peu plus à droite…” (Rires) Je n’étais pas d’accord : “C’est aberrant, on a déjà fait plusieurs films ensemble, on peut continuer à en faire. Les films s’appellent ‘Les six contes moraux’, et nous n’en avons tourné que quatre ! Il faut continuer. Je ne suis pas d’accord. Je vais fonder une société de production. Nous quittons les Cahiers et nous faisons des films. Pour vous, pour moi, peut-être pour Jean Douchet aussi.”

Quand les Films du Losange ont commencé à produire les films de Rivette, ce n’était pas un problème, pour Rohmer ?
C’est ça qui est passionnant : justement, quand on a commencé à produire Rivette, ce qui était toujours risqué financièrement. J’hésitais. Rohmer me disait : “Il faut absolument produire Rivette, il est le cœur du cinéma moderne, il est le cinéma moderne. Il faut que nous soyons derrière ce cinéma.” J’étais drôlement étonné. Parce que quand même, Rivette avait quand même mis à la rue Rohmer et Douchet.

Mais l’admiration de Rohmer pour Rivette faisait qu’il n’était pas rancunier ?
Voilà. Rohmer ne me forçait pas, mais il était véhément, décidé. Je lui disais que c’était risqué, d’un point de vue financier, mais il s’en moquait. Alors que lui ne prenait jamais aucun risque sur ses propres films, il me poussait à prendre des risques pour Rivette (rires). C’est quand même extraordinaire : j’étais très impressionné.

Parlez-nous de votre amitié avec Charles Bukowski…
Avec plaisir. J’étais en train de faire le montage de Koko le gorille qui parle, à San Francisco, où j’avais tourné le film, et un ami ma conseillé de lire Bukowski, en me disant : “C’est un écrivain de Los Angeles, pas de San Francisco ! ». Ce qui signifiait : pas un un écrivain beatnik, contestataire, mais un écrivain qui fait partie du monde ouvrier. Donc ça m’a fasciné d’emblée. Et j’ai lu toute son oeuvre, avec une vraie passion. Je me suis dit qu’il fallait que je le rencontre et lui demander s’il voulait faire un film. Je ne trouvais pas son numéro. Personne ne voulait me le donner, même les gens qui l’avaient. Alors, j’ai pris un détective, un autre personnage extraordinaire sur lequel j’ai failli faire un film. Il a trouvé son adresse et son numéro de téléphone. Je l’ai appelé : “Bonjour, je suis cinéaste, vous ne me connaissez pas, mais je veux faire un film avec vous, je suis prêt à vous payer, c’est très sérieux.” Il me dit : “No, forget it” et il raccroche (rires). Je réfléchis, et cinq minutes après, je le rappelle. “Excusez-moi, c’est encore moi. Mais vous êtes né à Hollywood donc j’imagine que lorsqu’on vous parle de cinéma, vous avez quelque chose de négatif sur le cinéma. Mais je vous dis que le cinéma est un art important. Pas aussi important que la littérature, mais quand même. Je veux faire une œuvre de respect pour vous, je ne veux pas vous exploiter.” Il me répond : “Venez ce soir.” Je suis venu, et ensuite, on ne s’est plus quittés pendant des années. On a mis sept ans à financer Barfly. Personne n’en voulait. PERSONNE. Il me faudrait des heures pour vous en parler.

Barfly a été un succès, finalement ?
En Amérique, non, mais un succès d’estime. Moi, je m’attendais à des prix, quand on est allés à Cannes présenter le film, avec Faye Dunaway et Mickey Rourke. Ensuite, j’ai rencontré des gens qui font du théâtre d’avant-garde en Russie et qui me disaient : “Pour nous, Bukowski est notre bible.” À Medelin, j’ai rencontré un type qui sortait de prison et qui me disait que tout le monde lisait Bukowski en prison ! Il y a un culte de Bukowski.

Mickey Rourke et Faye Dunaway étaient là dès le début du projet ?
Non, il y a eu beaucoup de castings, de tentatives, en sept ans (rires). Le moment le plus décevant, c’est que même avec ces deux acteurs là, j’avais du mal à trouver de l’argent. Alors que Rourke, à l’époque, sortait de Neuf semaines et demie : il était une star !

Quel est le film de vous dont on vous parle le plus, aujourd’hui ?
La Vierge des tueurs, Barfly, L’Affaire von Bülow reviennent souvent dans les discussions. More aussi.

J’adore un de vos films, Before and After, qui n’a pas eu beaucoup de succès d’ailleurs. Est-ce que vous avez un attachement particulier à ce film ?
Ah oui ! Pour moi, c’était un film touchant. Et je trouvais assez dément de le produire pour un studio, parce que c’était vraiment un film d’auteur étranger… Ça analysait la culpabilité, etc. C’était très subtil. Le film s’est fait parce que certains grands acteurs ont accepté de le faire, comme Meryl Streep et Liam Neeson.

Edward Furlong était extraordinaire dans le film.
Je peux le dire aujourd’hui : j’ai fait à l’époque un choix surprenant. J’ai choisi Furlong, plutôt que Leonardo Di Caprio, qui était déjà plus connu que Furlong.

Ah bon ?!
Oui. J’ai imposé Furlong, qui était moins connu, plus bizarre, plus crédible dans le rôle d’un criminel. Before and After, c’est intéressant. On avait lu ce roman, avec Suzan, et on décide d’en faire un film. La Columbia, je crois, dit d’accord, on va acheter les droits et faire écrire le scénario par tel scénariste. Et ça devait se passer en hiver, mais, comme pour Ma Nuit chez Maud, il n’y avait pas de neige. J’avais Liam Neeson et Meryl Streep, mais pas de neige, alors on attendait, ce qui est toujours très dangereux. Du coup, on a changé de studio et on est allé tourner ailleurs. Donc ça n’a été qu’un film à problème, parce que c’est un film d’art européen, et qu’aller se balader ce genre de film avec des grandes stars, ce ne sont pas les grandes stars qui aident. L’Enjeu, c’était plus simple à faire. Mais pas facile non plus, parce qu’ils trouvaient qu’il y avait trop de scènes d’hôpital. L’Enjeu, c’est le film sur lequel j’ai eu le plus de problèmes. Mon montage final n’a pas été accepté. Ils sont venus prendre le négatif et ils ont fait leur montage qu’ils m’ont envoyé. Ma réponse a été très simple : “Si vous acceptez, je suis d’accord de mettre mon montage dans une salle et le vôtre dans une salle à côté avec un public identique. Si votre montage plaît plus au public que le mien dans les tests et les sondages à la sortie de la salle, je me plierai à votre volonté.” Ils ont accepté et j’ai gagné. (Rires)

Bravo !



Source link : https://www.lesinrocks.com/cinema/barbet-schroeder-entretien-avec-un-createur-eclectique-600536-14-11-2023/

Author : Jean-Marc Lalanne et Jean Baptiste Morain

Publish date : 2023-11-14 16:20:03

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Tags :Les Inrocks

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