Découverts le 31 octobre sur des murs du 14e arrondissement de Paris, des tags d’étoiles de David ont suscité une forte émotion en France. Mais le jeudi 9 novembre, ces dessins ont été dénoncés par le Quai d’Orsay, qui y voit l’œuvre d’un réseau russe dans la manipulation de l’agenda médiatique français.Pour Nicolas Quénel, l’affaire illustre le retour de méthodes bien soviétiques. Dans son enquête sortie en librairie Allô Paris ? Ici Moscou aux éditions Denoël, le journaliste retrace l’histoire des opérations d’ingérences russes en France, leurs moyens d’action et les méthodes de recrutement – des Youtubeurs français pris pour cible par la propagande russe au réseau Dopplegänger, qui usurpe l’identité visuelle de sites d’actualité européens pour diffuser insidieusement la propagande du Kremlin. Le journaliste y analyse enfin la réponse française face à cette guerre informationnelle asymétrique menée par la Russie. Entretien.L’Express : Sorti le 2 novembre, le rapport annuel de la délégation parlementaire au renseignement sur les ingérences étrangères fait état de 4 000 personnes soupçonnées d’être des agents d’influence étrangères, principalement russe et chinoise. Ce rapport symbolise-t-il une prise de conscience plus forte des ingérences étrangères en France ou montre-t-il une intensification de la menace ?Nicolas Quénel : Les deux. J’aimerais garder une certaine distance avec ce chiffre des 4 000 personnes, parce que je ne peux pas le vérifier. Mais ce qu’il faut retenir de ce rapport, c’est que la DGSI [NDLR : Direction générale de la Sécurité intérieure] pousse pour l’instauration d’une loi sur l’enregistrement des agents étrangers, à l’image du Foreign Agents Registration Act américain, c’est-à-dire un registre pour les agents d’influence d’une puissance étrangère, dans le but delutter plus efficacement contre ces ingérences. Ou, en tout cas, de les rendre plus difficiles.Quand a eu lieu cette prise de conscience ?Cela dépend à qui l’on pose la question. Certains macronistes de la première heure évoquent l’élection présidentielle aux Etats-Unis en 2016. C’est une réponse qui me semble contestable : lors de son premier mandat, Emmanuel Macron ne voulait-il pas normaliser ses relations avec Vladimir Poutine, démarche qui atteint son apogée lors de son discours à Brégançon tenu en 2019 ? De leur côté, les militaires disent avoir pris conscience du risque d’ingérences russes en 2018, date de la publication d’un rapport intitulé “Les manipulations de l’information”, produit conjointement par le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie et l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire.Lorsque l’on pose cette question au Quai d’Orsay, les diplomates évoquent plutôt l’assassinat de Samuel Paty, en 2020. Après sa mort, de grandes vagues de désinformation étrangères ont eu lieu : au Pakistan par exemple, des messages sur les réseaux sociaux disaient qu’en France, les enfants musulmans étaient tatoués… C’est d’ailleurs après la mort de Samuel Paty qu’a été créée la Task Force Honfleur, devenue Service de vigilance et protection contre les ingérences numériques étrangères, Viginum, qui lutte contre les ingérences numériques étrangères.Pourtant en France, les opérations d’influence étrangère ne sont pas un phénomène nouveau…Depuis l’Union soviétique, la France a toujours été une victime et une cible privilégiée des ingérences russes, une espèce de “ventre mou” en Europe. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, il y a en France un Parti communiste très fort et un anti-américanisme puissant dans les élites françaises. On trouve aussi une tradition de presse de combat avec, dans les journaux français, une grande place accordée aux textes d’opinions, et donc unetendance à mêler les faits et les opinions. Autant de portes ouvertes pour mener des opérations d’influence.Enfin, on ne peut nier que le gaullisme, qui voulait faire de la France une puissance “à mi-chemin” des Etats-Unis et de l’URSS, a été interprété comme une faiblesse pour les Soviétiques, qui ont jugé que l’Hexagone était un territoire intéressant sur lequel travailler. Pour preuve, en 1961, l’antenne du KGB à Paris se vantait dans un rapport adressé à Moscou d’avoir influencé en un an quelque 230 articles de presse, 11 livres et 32 questions parlementaires.Y a-t-il aujourd’hui une différence importante sur la manière dont sont menées les opérations d’influence par rapport à la Guerre froide ?La plus grande évolution est, en Russie, la privatisation croissante de ce secteur, qui rend l’attribution de ces opérations plus difficile, car on peine à identifier le commanditaire. Ces entreprises qui mènent des campagnes de propagande agissent de la même manière que des sociétés écran qui veulent cacher leur argent du fisc : on ajoute une couche d’opacité supplémentaire.On peut citer l’exemple des entreprises russes qui ont approché des Youtubeurs français pour leur proposer de diffuser de la propagande russe sur les vaccins européens contre le Covid-19 ou la guerre en Ukraine, le tout contre rémunération. On ne sait toujours pas qui se cache derrière ces opérations, bien que de lourds soupçons pèsent sur l’Etat russe.Peut-on dresser un bilan des actions de la France pour contrer l’influence russe ?Il y a une vraie mise en ordre de bataille des ministères, et une prise de conscience des menaces qui pèsent sur notre Etat de droit. Des choses évoluent et se mettent en place, mais il reste encore beaucoup de travail et de points sur lesquelles s’améliorer. L’enjeu est d’aller au-delà de la simple mobilisation du secteur public et de sensibiliser les citoyens français, qui sont les cibles directes de ces opérations d’influence.Si nous sommes en train de nous adapter à la menace, y a-t-il, en parallèle, une évolution des méthodes russes ?Oui, la DGSI identifie déjà une sorte de retour de “l’influence à la papa”, car l’outil numérique sur lequel la Russie s’est reposée depuis des nombreuses années est de moins en moins efficace. Après l’élection présidentielle américaine de 2016, les plateformes ont par exemple modifié leurs algorithmes pour entraver l’action des fermes à trolls d’Evgueni Prigojine. La Russie a donc de plus en plus recours à des méthodes utilisées lors de la Guerre froide contre l’Occident, et les tags, à Paris, d’étoiles de David en sont le parfait exemple. Ce mode d’action ressemble à celui utilisé en 1959 et 1960 en Allemagne de l’Ouest, lors de “l’épidémie des croix gammées”, quand ces symboles étaient dessinés par centaines sur les murs des villes. C’était en réalité l’œuvre du KGB pour créer du désordre en Allemagne de l’Ouest, miner la confiance des Occidentaux envers l’Allemagne et manipuler l’agenda médiatique du pays, tout en investissant peu de moyens…Le régime de Poutine n’ayant pas de limite morale, nous sommes donc pleinement dans une lutte asymétrique, car la France reste un Etat de droit et ne peut pas répondre de la même manière. C’est d’ailleurs le vrai risque – que la France cède à l’envie de combattre le feu par le feu. L’armée française s’est déjà fait épingler en 2020, lorsqu’elle participait à des opérations de propagande anti-russe au Mali en créant des faux comptes.Dans votre livre, vous mentionnez aussi les risques de la démocratisation de l’intelligence artificielle (IA) et les opportunités qu’elle peut offrir à la propagande russe.Les opérations d’ingérence russes ont évolué en même temps que les nouvelles technologies de l’information et de la communication, comme toutes les opérations d’influence dans le monde. Aujourd’hui, la dernière évolution majeure est la démocratisation des outils d’IA qui peuvent permettre d’industrialiser la désinformation et faciliter la création de réseaux entiers d’influence. Avant, quand des acteurs russes voulaient créer des galaxies entières de faux sites Web d’actualité et les alimenter en contenus à partager massivement sur les réseaux sociaux, ils étaient obligés de mobiliser beaucoup de ressources humaines, techniques et financières pour mener à bien leur mission.Aujourd’hui, des outils comme ChatGPT permettent d’automatiser la création de sites Web et peuvent rédiger automatiquement de faux articles de presse dans différentes langues. Conséquence directe de cette évolution, des opérations qui pouvaient nécessiter des mois ne demandent plus que quelques heures. À l’inverse il faut comprendre que l’apparition de ces nouveaux outils va faire évoluer nos usages en tant qu’internautes. L’hypothèse d’être exposé à un contenu généré artificiellement sera de plus en plus présente et nous nous méfierons certainement davantage de ce à quoi nous sommes exposés sur le Web.Les citoyens vous semblent-ils assez alertés des risques causés sur leur vie par cette guerre informationnelle ?Il y aura toujours des gens pour vous dire que la Guerre froide est terminée et que les ingérences russes en Occident représentent un faux problème. La naïveté est, sur ce point, toujours présente. Dans mon livre, j’insiste beaucoup sur les vraies conséquences dans la vie quotidienne des citoyens – notamment l’influence sur leurs choix politiques et l’image que l’on peut avoir de tel ou tel conflit.Par exemple, j’ai discuté récemment avec quelqu’un qui pensait que Kennedy avait été assassiné par la CIA. Or, cette rumeur est [NDLR : comme le montrent les archives Mitrokhine] l’œuvre d’une vaste opération d’influence du KGB… menée directement après l’assassinat du président américain ! On voit bien que des opérations menées il y a plus de 60 ans peuvent encore avoir une résonance aujourd’hui…
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Publish date : 2023-11-14 04:27:21
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