Comment aimer, penser, désirer, à l’heure de l’intelligence artificielle ? Comment continuer à ressentir dans un monde qui exige parfois de négliger les affects ? Comment, tout simplement, continuer à faire de bonnes séries ? Le duo créatif haut perché a accepté d’évoquer les thèmes majeurs de la série. Chacun·e se répond, rebondit sur les idées de l’autre, un peu comme sur les plateaux de tournage, où les compères échangent constamment les rôles et se partagent la réalisation des épisodes.
Votre première et magnifique série, The OA, a été annulée par Netflix après deux saisons. Certain·e·s ne s’en sont toujours pas remis·es, dont moi. Et vous ?
Zal – Nous avons des sentiments forts concernant le fait que The OA se soit terminée, même si l’expérience globale a été excitante, car nous avons pu saisir la vague à une époque où Netflix prenait beaucoup de risques. C’était exaltant de pouvoir façonner quelque chose d’original et différent et de le voir diffusé partout. L’opportunité était dingue. Mais pour nous, The OA n’est pas morte. C’est comme une fleur qui a besoin de plus d’eau et de soleil.
Brit – J’ai aussi envie de penser à The OA comme une entité dormante. On dit que certaines graines peuvent attendre dans le désert durant plusieurs décennies. Quand le taux d’humidité dans l’air change, la graine germe à nouveau. On ne sait jamais quelles conditions pourraient changer.
Comment en êtes-vous arrivé·e·s à proposer Un meurtre au bout du monde ?
Brit – Pendant la deuxième saison de The OA, une amie a été invitée à une retraite tech organisée par un milliardaire reclus et son récit nous a fasciné. Tout cela semblait connecté à notre travail en cours, mais nous n’avions pas trouvé comment l’inclure. La petite graine est restée plantée dans notre jardin intérieur. Quand The OA a été annulée, cette graine avait déjà grandi. Au moment où nous étions prêt·e à passer vraiment à autre chose, elle était carrément devenue une fleur. Le personnage de Darby Hart est apparu comme cette fleur déjà robuste, prête à être coupée et placée dans un vase.
La série mélange plusieurs récits dans des temporalités différentes : la retraite organisée par le milliardaire, mais aussi la relation entre Darby et Bill, deux jeunes détectives obsédés par le fait d’élucider des crimes non résolus. Comment avez-vous tout connecté ?
Zal – Dans la retraite en Islande, les personnages amènent des expériences de vie sauvagement différentes. Darby a grandi dans le Midwest avec peu de confort matériel, elle n’est probablement jamais sortie des États-Unis. Avec Bill, il et elle se sont rencontré·e·s dans des circonstances macabres, mais se retrouvent à des milliers de kilomètres. Il y a ce contraste très fort entre leurs vies d’avant et celles d’aujourd’hui. À cause d’Internet, je pense que l’on vit de manière scindée, comme si nous avions des existences multiples et simultanées.
Dans votre esprit, le passé et le présent se répondent sans s’opposer ?
Zal – Brit est arrivée à une session d’écriture en affirmant que nous devions concevoir le temps de façon elliptique plutôt que linéaire dans Meurtre au bout du monde. C’est vrai que l’histoire de Darby et Bill n’est pas conçue à travers des flashbacks classiques. Pour nous, les deux récits, leur rencontre et la retraite, existent simultanément. Nous avons l’habitude que le passé éclaire le présent, mais nous voulions que le présent, ici, informe le passé.
Les transitions entre époques sont belles : les images se parlent, se métamorphosent l’une l’autre, l’idée de causalité entre passé et présent est dépassée.
Brit – La série entière est conçue sur cette idée. Nous avons imaginé l’hôtel de façon circulaire pour qu’il représente la roue du temps. Darby en a la maîtrise, presque malgré elle : elle voyage en arrière et en avant. Beaucoup des transitions dont vous parlez figuraient déjà dans le scénario. Le son du vent devait agir comme un courant, presque un personnage qui nous mènerait de l’espace glacé d’Islande au désert de l’Ouest américain. Une vitre derrière le personnage se met à branler subitement, alors que dans le passé, Bill va ouvrir une fenêtre… Parfois, les transitions ont été pensées durant le tournage, comme celle que Zal a improvisée alors que je n’étais pas sur le plateau : Darby ouvre une porte et fume un joint, qui la ramène psychiquement à un autre moment où elle était défoncée dans le passé. Zal a imaginé un point de montage, où les visages de Darby et de Bill se répondent que j’ai trouvé magnifique. C’est une question intime pour moi. Je ne crois pas que le passé meure vraiment, on ne fait qu’y insuffler de la vie.
Vous parlez du vent et de courants. Devant votre série, j’ai le sentiment d’être sur une plage devant les vagues du récit. Il y a de longues scènes, une narration enveloppante, avec du ressac… Parfois, deux personnages s’échappent, comme s’il fallait inventer un rythme alternatif à l’intérieur de la narration.
Zal – Je ne sais pas si la notion de vagues était celle qui nous occupait consciemment, mais elle reste la plus correcte pour décrire le récit, qui possède des qualités liquides. Nous étions en recherche constante de fluidité.
Brit – Quand vous dites vagues ou fluidité, je pense à ce qu’on appelle les “espaces liminaires”, ces lieux sans connexion apparente avec le reste du monde où tout est possible, que ce soit un couloir vide, un paysage étrange… Ils permettent à de nombreuses sensations de se greffer entre elles. Ici, un moment où Darby frôle la mort peut la connecter au souvenir d’un orgasme. Nous avons essayé de trouver ces zones où emmener nos personnages : parfois, ils se défoncent et voient le monde différemment, parfois, nous les filmons au moment du coucher du soleil ou quand le jour se lève…
Un meurtre au bout du monde est portée notamment par deux acteur·ice·s splendies, Emma Corrin (Darby) et Harris Dickinson (Bill). Pourquoi elle et lui ?
Zal – Quand on se lance dans une nouvelle histoire, on cultive une analogie avec les conditions météo. On entretient notre jardin, on ressent une pluie fine, du brouillard, un orage… Nous avons cru à un moment que l’orage était trop fort. Nous avons présenté une première mouture du projet une semaine avant le premier confinement. Tout s’est passé en distanciel, sans interactions physiques avec les patrons de la chaîne FX. Ensuite, le tournage a eu lieu en Islande, censée être préservée de l’épidémie. Mais quand nous sommes arrivé·e·s, tous les gestes barrière ont été levés ! Enfin, au moment où nous avons bouclé la série, l’intelligence artificielle est devenue un sujet d’actualité, une nouvelle façon d’envisager nos vies, alors que nous en avions fait un sujet central de la narration. Énormément d’éléments extérieurs sont venus nous percuter, et cela devait se voir à l’image. Je souligne tout cela pour dire Emma et Harris ont eu le talent de refléter le monde dans lequel il et elle vivent, comme une incarnation du contemporain. Être jeunes à cette époque, sur ce plateau où chacun·e était masqué·e, ils l’ont vécu et nous l’ont transmis. Quand nous avons tourné les scènes du passé en Utah, tout le monde a pu enlever les masques, car nous étions en extérieur et cela a été une libération. Emma et Harris ont saisi intuitivement notre joie et se sont mis à hurler du Annie Lennox dans la voiture. Ils ont réussi à capturer un moment.
Brit – Dès les essais, quand j’ai vu Emma avec les cheveux teints en rose, Darby est apparue. Harris s’est emparé de Bill de la même manière. Le choix semblait évident. Il et elle sont resté·e longtemps dans la peau de cette jeune femme et ce jeune homme. C’est l’un des plaisirs de la série : plutôt que d’habiter un personnage pendant trente jours, on reste avec elle ou lui pendant des mois. Un échange métaphysique peut survenir. On devient cette personne, on prend des décisions dans sa propre vie avec les caractéristiques et les qualités qui lui sont propres (rires).
Quel est votre rapport à l’Intelligence Artificielle dont il est beaucoup question dans Meurtre au bout du monde ? Votre série n’est pas un plaidoyer contre la tech, mais une réflexion sur un monde nouveau.
Brit – Dès le départ, nous imaginions une méditation sur la technologie et la manière dont elle nous apporte beaucoup et nous enlève à la fois. Quand on a commencé la fac, le logiciel de montage Final Cut Pro est devenu accessible sur un ordinateur portable, les caméras ont changé, on pouvait tourner un film plus facilement. Nous sommes devenu·e·s des artistes visuel·le·s grâce aux avancées de la tech. Mais, il existe aussi des dangers que nous pointons. Nous avions déjà frôlé ce sujet dans la deuxième partie de The OA, mais cette fois, nous nous sommes lancé·e·s en voulant mettre en scène un milliardaire de la tech. Pas grand monde ne nous disait que c’était une bonne idée ! Au départ, quand on rendait un scénario avec l’expression “deep fake”, il fallait expliquer de quoi on parlait. Maintenant, ce n’est plus la peine. Au moment du montage, nous avons utilisé cette technologie pour reproduire des voix. Chat GPT 3 venait tout juste de sortir. Il y a eu une collusion entre la réalité et la science-fiction du futur que nous imaginions. Meurtre au bout du monde est devenu la science-fiction du présent.
Vous avez façonné Meurtre au bout du monde avec John Landgraf et la chaîne FX. N’est-ce pas un des derniers espaces créatifs à Hollywood qui refuse la religion des algorithmes ?
Zal – John Landgraf et Gina Balian (respectivement directeur général et présidente de FX, NDLR) ont été très excellent·e·s pour nous accompagner dans l’écriture. C’était un peu comme écrire un roman et avoir un très bon éditeur new-yorkais !
Brit – Je pense que John Landgraf est rare et incroyable. Lors de notre première rencontre via zoom, il a commenté notre idée de façon si profonde, que le projet en a été immédiatement meilleur. Il a relevé ce qui n’était pas formulé, juste inconscient. Il a placé la barre très haut avec beaucoup de compassion. Cet engagement à Hollywood me semble très rare. Le but, pour beaucoup, consiste à plaire au plus grand nombre de façon globale, pour créer un modèle narratif réplicable, rapide, pas cher. Certain·e·s, heureusement, se battent pour que l’art du récit conserve sa fonction, qui est de faire circuler et de créer des idées, tout en gardant une envie de divertissement. Parfois, le monde est tellement compliqué qu’on aimerait juste se brancher en intraveineuse sur un contenu facile. Mais il s’agit de façonner la culture de nos sociétés, plutôt que de servir à tuer le temps.
Zal – Les streamers pensent à l’échelle du monde. Dans ce contexte, il n’a jamais été aussi important d’avoir des gardien·ne·s du temple, capables d’envisager les histoires de notre temps avec une certaine sagesse. Les avancées technologiques en cours nécessitent l’existence de personnes comme John Landgraf ou Gina Balian. On peut voir à quel point le court-terme guide les désirs de nombreuses entités, qui cherchent des formules. C’est un peu triste car sur le long terme, cette approche ne peut pas fonctionner et pourrait détruire l’écosystème qui permet aux récits contemporains de vivre.
Un meurtre au bout du monde est disponible sur Disney +.
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Author : Olivier Joyard
Publish date : 2023-11-14 14:59:06
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