“Je sais qu’en politique le culot est souvent une qualité, mais tout de même !” La phrase est lâchée dans un sourire teinté de sidération. Ce 8 novembre, Bruno Retailleau s’emporte contre Gérald Darmanin en plein hémicycle. Sénateurs LR et centristes ont trouvé la veille un compromis autour du projet de loi sur l’immigration. L’article 3 sur la régularisation des étrangers exerçant un métier en tension, chiffon rouge de LR, est supprimé au profit d’un article 4 bis plus sévère. Mais le “service après-vente” de cet accord cristallise les tensions. Tout le monde crie victoire. Le ministre de l’Intérieur brandit l’existence d’une accroche législative longtemps refusée par la droite, le sénateur salue un durcissement du droit existant. Celui qui a cédé, c’est évidemment l’autre !Personne ne ment… ni ne dit toute la vérité. En minimisant ses propres renoncements, chacun veille à ses intérêts. Gérald Darmanin sait où se trouve le sien. Le ministre de l’Intérieur a besoin qu’un texte musclé soit adopté au Sénat, afin de tordre le bras aux députés Les Républicains, indispensables pour obtenir une majorité à l’Assemblée. Ce sera chose faite ce mardi 14 novembre à 14h30. Il doit en parallèle rassurer sa majorité, qui tient aux grands équilibres du projet initial. Faire des concessions, mais sauvegarder les apparences. “Le Sénat, ce n’était que le match aller. Le match retour va être dur pour Darmanin”, glisse un ministre.Relations cordiales avec RetailleauCe match aller, Gérald Darmanin l’a joué (presque) à domicile. Droite et centristes sont majoritaires au Sénat. Ils n’ont jamais souhaité rejeter le texte, soucieux de leur influence dans la fabrique de la loi. Le ministre de l’Intérieur entretient des relations cordiales avec Bruno Retailleau. Les deux hommes échangent à intervalles réguliers. Il est même arrivé au locataire de Beauvau de décrocher son téléphone après un tweet salé du Vendéen. Avec Hervé Marseille, patron du groupe centriste, c’est encore plus simple. Le président de l’UDI était à Tourcoing lors de la rentrée politique de Gérald Darmanin.Il y a bien ce satané article 3, objet de frictions au sein de la majorité sénatoriale. Bruno Retailleau n’en veut pas, Hervé Marseille tient à une disposition législative. Mais les divergences idéologiques entre les deux hommes sont trop faibles et leurs intérêts convergent trop pour qu’un accord n’aboutisse pas. Il s’esquisse le lundi 6 novembre lors d’un dîner avec Gérard Larcher et se conclut le lendemain. Le patron de la Commission des Lois François-Noël Buffet écrit le traité de paix.Réparer une “scoliose politique”Gérald Darmanin peut souffler. Tant pis si sa disposition est dévitalisée : le titre n’est plus accordé de plein droit, mais relève du pouvoir discrétionnaire du préfet. Notre homme n’était pas prêt à mourir pour l’article 3 dans sa version initiale. Le ministre de l’Intérieur attendait simplement l’examen du texte en séance pour l’enterrer sans fleurs ni couronnes, ou au moins pour lâcher du lest. Quand on joue au poker menteur, on dévoile ses cartes au dernier moment. Et qu’importe si l’affaire laissera des traces entre sénateurs LR et centristes. Cette vaisselle cassée, ce n’est pas la sienne.Au Sénat, Gérald Darmanin est ambivalent. Il est présent dans l’Hémicycle, appelle individuellement des élus LR et multiplie les prises de parole à rallonge pour justifier chaque détail de son texte. Mais c’est pour mieux laisser les clefs du camion à LR. Vote de quotas par le Parlement, resserrement des conditions du regroupement familial… Le ministre adoube les tours de vis de la droite sénatoriale. Lors d’un échange avec les députés de l’aile droite de Renaissance, il rappelait il y a quelques semaines l’attente d’autorité de l’électorat macroniste et le besoin de réparer une “scoliose politique” en vue de 2027.La guerre menée par l’ancien maire de Tourcoing est faite d’injonctions contradictoires. L’ambiguïté – faux jumeau du cynisme – est une arme efficace. Comme sur la transformation de l’aide médicale d’Etat (AME) en Aide médicale d’urgence (AMU). Le gouvernement a émis un avis de sagesse sur la disposition votée par la droite sénatoriale afin de ne pas “braquer” la chambre haute. Gérald Darmanin juge pourtant que cette disposition est un cavalier législatif – un article sans rapport avec la loi et donc inconstitutionnel – mais légitime le débat sur la prise en charge sanitaire des clandestins. “Des questions peuvent se poser, mais cela relève d’un projet de loi de finances”, juge-t-on à Beauvau. Ici, une concession idéologique à la droite. Là, le droit érigé en bouclier pour préserver la majorité.LR dans le viseurPlace à l’Assemblée, où le projet sera examiné à partir du 11 décembre. Le ministre de l’Intérieur s’apprête à y livrer une guerre des nerfs avec le patron des députés LR Olivier Marleix. L’élu d’Eure-et-Loir, anti-macroniste notoire, nourrit une aversion pour l’ancien sarkozyste. Il refuse tout rendez-vous avec lui et appelle ses troupes à garder leur distance. Il raille en privé les tentatives de Gérald Darmanin de séduire les élus LR, résumées à des “promesses de casernes de gendarmerie” en circonscription. Dans une note interne adressée à ses troupes, il étrille un texte “de gauche” et en éreinte presque chaque article. “Marleix est dans une croisade personnelle, note un conseiller de l’exécutif. Il ne votera jamais la loi. Mais a-t-il avec lui 30 députés LR ou 50 ? S’il n’en a que 30, c’est très bien. S’il en a 50, c’est plus ennuyeux.”Gérald Darmanin compte enjamber son adversaire et piocher dans son groupe une vingtaine de voix décisives. Ses armes : les sondages favorables au projet de loi et sa connaissance des élus LR. Il échange avec eux, même les opposants irréductibles. Lors d’un examen du budget sécurité en commission des lois, le député de Belfort Ian Boucard – qui a voté une motion de censure contre le gouvernement Borne – critique vertement le ministre avant de s’éclipser pour un vote dans l’hémicycle. Il reçoit aussitôt un SMS du ministre : “Ce serait bien que tu reviennes ! Je vais te répondre.” A droite, le cas Darmanin est une donnée décisive de l’équation. Ces relations suivies avec des élus LR masquent mal la haine que lui vouent d’autres depuis sa “trahison” de 2017. Un dirigeant s’étouffe : “Veut-on l’aider, lui qui nous crache dessus alors que nous l’avons nourri ?”Gérald Darmanin aime rappeler que “la température de l’eau a changé” sur ce texte, tant il a été durci. Mais à quel prix ? Le locataire de Beauvau doit composer avec sa majorité, qui ne compte pas avaler sans broncher la copie du Sénat. Le président de la Commission des Lois Sacha Houlié promet de rétablir le texte initial de l’exécutif, y compris sur son volet régularisation. L’aile gauche a perdu des plumes depuis le premier quinquennat, mais chaque voix est précieuse sous majorité relative. Un cadre Renaissance s’interroge : “Quelle est sa stratégie pour que ce texte passe ? Comment penser qu’un texte à droite toute comme ça peut recueillir le vote de la majorité à l’Assemblée ?”L’optimisme de DarmaninPar petites touches, cette stratégie s’esquisse. La carte “cavalier législatif” va être brandie pour revenir sur des dispositions sénatoriales relatives au droit de la nationalité, aux mineurs isolés et surtout l’AME, qui fracture Renaissance. Le ministre compte sur le soutien du groupe Liot, dont l’un des membres sera co-rapporteur du texte. Les autres rapporteurs, à commencer par l’ancien socialiste Florent Boudié, doivent représenter toutes les composantes de la majorité.LR est souvent qualifié de groupe “pivot” à l’Assemblée. Le groupe Renaissance sera cette fois faiseur de roi. Hétéroclite, il peut bâtir des majorités de circonstance avec la gauche ou la droite sur ce texte. La réussite de Gérald Darmanin sera indexée sur l’ampleur de sa réécriture. Assez pour rassurer la majorité, point trop pouravoir la droite à ses côtés : du travail de dentelle. Bienheureux qui peut prévoir l’étendue de ce remodelage. Pour l’heure, chacun jure être au barycentre du macronisme. Sacha Houlié assure en privé être représentatif de son groupe, quand l’aile droite de Renaissance raille ses “positions personnelles”.Peut-être Gérald Darmanin est-il un adepte de la méthode Coué. L’homme affiche en privé son optimisme sur l’adoption du texte sans 49.3. Le ministre a besoin d’une victoire politique pour démontrer sa capacité de rassemblement… contrairement à Elisabeth Borne, obligée de passer en force pour sa réforme des retraites. Au sein de l’exécutif, on juge surtout que la France a besoin d’un texte sur l’immigration avant 2027. Un membre du gouvernement résume : “Si on n’arrive pas à faire adopter un texte efficace sur le sujet, on constatera notre échec dans quatre ans face au RN.” L’avenir de Gérald Darmanin sera alors un sujet bien dérisoire.
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Author : Paul Chaulet
Publish date : 2023-11-14 04:19:28
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