“Vous exigez de moi […] que je traite par écrit des moyens de guérir la colère ; et je vous applaudis d’avoir craint particulièrement cette passion, de toutes la plus hideuse et la plus effrénée. […] Pour vous convaincre que l’homme ainsi dominé n’a plus sa raison, observez l’attitude de toute sa personne : […] son visage devient tout de feu ; le sang pressé vers son cœur bout et s’élève avec violence ; ses lèvres tremblent, ses dents se serrent ; ses cheveux se dressent et se hérissent […] Il gémit, il rugit ; ses paroles entrecoupées s’embarrassent ; […] tout son être exhale la menace : hideux et repoussant spectacle de l’homme qui gonfle et décompose son visage. On doute, à cette vue, si un tel vice est plus odieux que difforme. […] Si les autres passions se montrent, la colère éclate.” C’est un impressionnant réquisitoire de Sénèque (De ira, vers 41 après J.-C.), si convaincant pour l’empereur Claude que celui-ci promulgua un édit dans lequel il s’engageait à ne plus s’emporter. Maître Yoda développe : “La peur est le chemin vers le côté obscur : la peur mène à la colère, la colère mène à la haine, la haine mène… à la souffrance.” “Chaque jour depuis des millénaires/Elle revient toujours, la colère/A croire qu’elles sont plusieurs/A nous grignoter le cœur”, fait à son tour remarquer Gaëtan Roussel quand il ne chante pas avec Louise Attaque.Dans l’entreprise, où la bienveillance est vertu cardinale, son opposé, la colère, est un des sept péchés capitaux, tels que le pape Grégoire le Grand les désigna au VIIᵉ siècle. “Ce qui provoque notre colère est moins un stimulus que notre évaluation de ce qui perturbe notre bien-être, voire nos buts et nos valeurs”, rétorque l’agrégée et docteure en philosophie Sophie Galabru (Le Visage de nos colères, Flammarion, 2022).L’antidote au “sois cool et tais-toi”Sophie Galabru marche à sa façon dans les pas d’Aristote et de Kant. Le premier est fasciné par ce modèle absolu des passions, même s’il n’ose l’avouer (De l’âme). Le second s’empresse d’opposer la colère, une émotion, à la haine, qui, selon lui, relève de la passion. Il donne même une très actuelle leçon de management à celui qui reçoit le furieux de Sénèque : “Celui qui vient en colère vous trouver dans votre chambre pour vous dire des gros mots dans son emportement, engagez-le poliment à s’asseoir ; si cela vous réussit, ses injures seront déjà moins violentes, parce que la commodité d’être assis est une absence de tension [musculaire] qui va mal avec les gestes menaçants et les cris.” (Anthropologie, 1798.) Or, pour Sophie Galabru, le “sois cool et tais-toi” est la norme qui a envahi les bureaux. Dans cet univers aseptisé où la fâcherie est non grata, sa fille la colère est interdite. On met en avant les vertus, joie, bienveillance et bien-être, “non comme des réalités humaines à entretenir pour elles-mêmes, mais comme des techniques de domestication des humeurs et des rapports humains favorisant la productivité et effaçant la division”.La philosophe va au bout du raisonnement : la finalité de l’employeur est de “divertir votre colère”. “Il s’agit de la détourner de ses cibles : injonctions incohérentes ou trop rythmées, primes non reçues, augmentation délicatement refusée, congés payés non respectés. Si votre colère parvient malgré tout à s’exprimer, il vous sera expliqué qu’elle nuit à l’esprit d’équipe.” La résilience vient dans un deuxième temps, puis c’est la désincorporation de la colère. Les caractériels qui n’y parviennent pas sont mis au ban.Source d’énergieSelon la philosophe, “ceux qui assument leur colère y sentent une ressource de vitalité contre l’adversité ou l’injustice : la colère est le moteur senti de la défense de soi”. Refuser, s’opposer et le clamer au lieu de se taire et se terrer. Exploser pour une injustice, pour un contrat qui ne se sera pas signé alors qu’une équipe y a mis toute son implication, n’est-ce pas finalement un bienfait ? La colère larvée et inassumée donne lieu à de fausses paix, à des différends qui resurgiront. “C’est dans la colère que nous montrons notre visage. C’est devant la colère d’autrui que nous assumons de le regarder comme différent. La colère ne nous menace pas, mais elle régule nos liens”, ose Sophie Galabru. La colère, source d’une énergie insoupçonnée. Avancer : chercher une formation pour changer de travail, organiser une discussion avec sa direction. Retrouver du sens et se réconcilier avec soi. La conclusion revient au psychanalyste Adam Phillips : “La colère n’existe donc que pour ceux qui sont engagés dans la vie, pour ceux qui ont des projets qui leur importent ; pas pour les indifférents, les insouciants, les déprimés.” (“L’avenir de la colère”, La Colère, Autrement, 1997.)
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Author : Claire Padych
Publish date : 2023-11-14 04:47:16
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