C’est un privilège dont on ne parle généralement pas. Un petit encart – parfois une colonne entière ! – rédigée dans un style télégraphique, surmonté d’une petite photo en médaillon. Le signe de la réussite, pour certains. Avoir son nom dans ce gros livre rouge : le Who’s Who. “Ce n’est pas vraiment un club, peut-être un peu un réseau”, analyse prudemment le général (2S) Christophe Gomart, ancien directeur du renseignement militaire, au Who’s Who depuis 2013. “Une marque de reconnaissance, la preuve d’une certaine notabilité”, avance le diplomate Xavier Driencourt, promotion 1989.Depuis 70 ans tout ronds, le Who’s Who, onéreuse bible rouge – un exemplaire coûte 690 euros -, recense tout ce que la France compte d’experts dans leurs domaines. L’annuaire de plus de 2000 pages réunit aujourd’hui près de 20 000 personnalités : grands patrons, hauts fonctionnaires, artistes, intellectuels, politiques. Le répertoire de l’élite française – club très fermé pour les uns, bréviaire suranné pour les autres – livre son édition 2024 ce mardi 14 novembre. Une mouture de l’ouvrage placée sous la direction d’un nouveau patron : en avril, l’annuaire a été racheté par Franck Papazian, fondateur du groupe d’écoles Mediaschool et qui possédait déjà les médias Stratégies et CB News. Le nouveau patron du Who’s Who entend transformer l’ouvrage en plateforme d’influence. Au temps de Wikipédia et de LinkedIn, le vénérable dictionnaire tente de trouver sa place auprès des plus jeunes générations.Cabrel, Duflo, PerrineauCréé en 1953 sur le modèle de son grand-frère américain, le Who’s Who in France réunissait à l’origine les noms, fonctions et adresses personnelles de 5000 personnes. Majoritairement masculin dans les premiers temps – sa première édition ne comptait que 5,2 % de femmes, contre 37,5 % en 2023, la promotion la plus féminine jusqu’ici -, le dictionnaire biographique réunissait avant tout les grands patrons. “Ces annuaires sont une source précieuse pour quiconque travaille sur ces personnes relativement discrètes, qui cultivent l’entre-soi. Bourdieu s’est notamment servi du Who’s Who pour son livre sur les grands patrons, pointe Catherine Comet, professeure à l’université de Paris 8, spécialiste des élites économiques. Ces annuaires recensent les membres du groupe élitaire et sont destinés à d’autres membres de cette même sphère, afin de recueillir des informations les uns sur les autres”.La France des Trente Glorieuses, riche de ses grandes entreprises sidérurgiques et textiles, comptait dans son Who’s Who les Schneider, Wendel, ou de Boussac. Si les dirigeants d’entreprises constituent encore 47 % des noms en 2023 – l’annuaire s’est diversifié. La comédienne Isabelle Adjani y entre par exemple en 1985 ; l’universitaire Pascal Perrineau en 1992 ; le chanteur Francis Cabrel en 1998 ; la prix Nobel d’économie Esther Duflo en 2015.Les préfets inscrits d’officeDernièrement, l’édition de 2018 a accueilli les humoristes Jamel Debbouze et Kev Adams. Celle de 2023, l’actrice Camille Cottin, ainsi que sa consoeur malaisienne Michelle Yeoh – le Who’s Who est d’ordinaire réservé aux personnalités françaises, mais Yeoh a épousé l’année dernière l’ancien coureur automobile Jean Todt, lui-même inscrit dans l’annuaire depuis 1987. Difficile, pour le Who’s Who, de ne pas solliciter une actrice oscarisée. Car personne ne demande “à rentrer” dans le Who’s Who. A l’inverse du Bottin mondain, qui recense les unions et naissances de la bonne société, on ne paie pas non plus pour y figurer : on y est sélectionné.Chaque année, l’équipe du livre rouge envoie ainsi des mails de prospection à des personnalités, selon des critères qui paraissent souvent mystérieux. D’abord, une part des personnalités recensées sont susceptibles d’y entrer de manière automatique : tout ce que la France compte de préfets, d’ambassadeurs, d’évêques, de directeurs de région ou d’administration centrale, de parlementaires et de généraux 2S – les “2ème section des officiers généraux”, qui ont quitté le service actif – peut y figurer s’ils répondent positivement au mail de l’équipe du Who’s Who.Pas de condamnation judiciaire”Pour les hauts fonctionnaires, ‘en être’ est devenu un enjeu de visibilité, explique le politologue Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS et au centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), lui-même inscrit depuis 2012. Le Who’s Who fait partie d’une forme de sélection sociale, c’est une manière d’être associé au secteur très sélectif des grands corps de l’Etat”. Annuaire des hauts fonctionnaires, la bible rouge a même dû faire le choix d’en expurger certains : ces dernières années, ces profils constituaient près de “40 %” de l’annuaire, explique une source interne – qui a quitté l’entreprise depuis. Chaque année, il doit ainsi sortir autant de profils qui y sont inscrits : entre 500 et 600 personnes en moyenne. Trois éléments peuvent expliquer cette suppression : la cessation totale d’activité, le décès d’une personne, ou une condamnation judiciaire. En 1995, Bernard Tapie a par exemple été évincé du Who’s Who après avoir été condamné à deux ans de prison pour corruption et subornation de témoin dans l’affaire Valenciennes-OM. En plus du gratin de l’Etat, des jeunes têtes sont aussi conviées, particulièrement convoitées dans un moment où l’annuaire cherche à abaisser la moyenne d’âge de ses lecteurs. Xavier Jaravel, prix du jeune économiste de France 2022, indique ainsi avoir reçu un mail “dans la foulée” de sa nomination, comme “probablement tous les autres lauréats”.Après avoir donné leur accord, ils doivent ensuite remplir une fiche biographique. Longue de 4 pages, elle doit être en principe mise à jour chaque printemps par les intéressés, ou par leurs assistants. “C’est d’un fastidieux !, commente une assistante de direction d’un chef d’entreprise entré au Who’s Who au début des années 90. Chaque année, j’ai envie de me pendre : il faut mettre à jour leur profession, leur activité, leurs associations…” Mais aussi leurs éventuelles décorations, vérifier leur année et leur lieu de naissance, ainsi que, dans l’idéal, leur adresse, le nom et la profession de leurs parents, celle de leur conjoint ou conjointe ou encore le prénom de leurs enfants. Ces données sont ensuite recoupées par la rédaction du Who’s Who – quand elles arrivent effectivement entre leurs mains.Hyper carnet du gothaCar ces précisions sont données de plus en plus à reculons. Au fil des ans, les intéressés rechignent de plus en plus à les fournir. L’actrice Arielle Dombasle ne veut par exemple pas rentrer dans le Who’s Who, refusant de donner son année de naissance. D’autres, comme Michel-Edouard Leclerc, ont adressé une fin de non-recevoir pour des raisons symboliques. Dans une lettre envoyée à Antoine Hébrard, l’ancien patron du Who’s Who – décédé en mars dernier -, l’homme à la tête des centres éponymes a fait valoir que l’annuaire ne correspondait pas à ses valeurs. Souvent jugé trop élitiste, trop symbole d’entre soi, l’hyper carnet du gotha est cependant également boudé par des noms très prestigieux, comme celui de Xavier Niel, ou le patron de Publicis Maurice Levy.La jeune génération peine souvent à percevoir l’intérêt d’un tel ouvrage. “Les banquiers, les assureurs, tout ce petit monde d’économie ‘à la papa’ connaît encore le Who’s Who, juge l’assistante que nous avons interrogée, l’utilisant encore régulièrement pour organiser des événements. Mais les plus jeunes ? Les start-uppers ? Ils sont souvent passés à autre chose”. En 2023, quand les grands noms de la tech peuvent être accessible en un message sur LinkedIn, le Who’s Who a un peu perdu de sa superbe. L’entreprise a bien tenté de se numériser. “Nous avons voulu nous différencier en proposant des critères de recherche précis : sur le site, vous pouviez filtrer les candidats selon leur profession, mais aussi leurs centres d’intérêts, explique Manuela d’Halloy, ancienne directrice générale du Who’s Who de 2014 à 2018. Nous voulions également nous différencier en mettant en avant le sérieux de nos biographies”. Face à Wikipédia, encyclopédie agrégeant des sources multiples – et pas toujours flatteuses – sur les biographies des personnalités, le Who’s Who comptait se distinguer en leur assurant la maîtrise de leur pedigree. “Ce qui est une assurance, en plus d’être une reconnaissance flatteuse, glisse le sociologue Gérald Bronner, au Who’s Who depuis 2014. C’est d’ailleurs une bonne partie du business model du Who’s Who : une économie de l’orgueil”.NumérisationCes dernières années, le business model s’est mis à hoqueter. D’après plusieurs sources internes, la dernière édition s’est vendue à environ 1 500 exemplaires – contre 5 000 par le passé. Le signe d’un déficit paradoxal de notoriété, pour un ouvrage censé parler au gotha. “Les plus jeunes, notamment, sont toujours surpris quand on les contacte, reconnaît Franck Papazian. Ils n’ont souvent entendu parler du Who’s Who que quand leur grand-père ou leur père y figuraient”. Pour relancer la machine, son nouveau patron entend élargir le réseau du Who’s Who.De simple annuaire, Franck Papazian entend le transformer “en plateforme d’influence et de networking”. “Nous allons organiser le 70e anniversaire du Who’s Who, et puis, à partir du mois de février, des dîners mensuels avec un grand témoin, explique l’intéressé. Il y aura également le prix littéraire Antoine Hébrard, en hommage à celui qui l’a porté pendant 39 ans”. A ces événements s’ajouteront des soirées et des débats en région, pour faire sortir le Who’s Who de la capitale. De quoi raviver la flamme pour le gros livre rouge ?
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Author : Alexandra Saviana
Publish date : 2023-11-14 10:24:32
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