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Pierre Heilbronn : “La reconstruction de l’Ukraine ne doit pas être faite à l’identique”

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Depuis sa nomination en mars par le président de la République au poste d’envoyé spécial de la France pour l’aide et la reconstruction de l’Ukraine, Pierre Heilbronn s’est rendu quatre fois dans ce pays. Ce haut fonctionnaire, qui fut conseiller Europe du Premier ministre, directeur adjoint de cabinet du ministre des Finances puis vice-président de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, consacre 100 % de son temps à ce sujet, sous l’autorité de la ministre de l’Europe et des Affaires étrangères Catherine Colonna.Après plus de vingt mois de guerre, sa mission consiste à définir une stratégie d’aide de la France à l’Ukraine à court terme, mais également à plus long terme, en coopération avec les autorités ukrainiennes, l’Union européenne, les partenaires étrangers et les organisations internationales. Il s’agit de bien positionner les entreprises françaises sur ce marché, mais aussi d’organiser l’aide bilatérale (humanitaire et budgétaire) et de maintenir le soutien de l’ensemble de notre société pour ce pays démocratique victime de l’agression russe. Car “aider l’Ukraine, c’est aussi aider la France” en lui apportant des marchés et des emplois, résume-t-il. Entretien.L’Express : Dans quel esprit envisagez-vous la reconstruction de l’Ukraine ?Pierre Heilbronn Les besoins portent à la fois sur de la reconstruction et de la modernisation. Les Ukrainiens doivent utiliser cette fenêtre pour transformer en profondeur leurs infrastructures afin de les mettre dès à présent en conformité avec les normes européennes plutôt que de reconstruire à l’identique. Et cela comporte plusieurs défis. Il y a d’abord un enjeu de coordination pour que les Ukrainiens et nous-mêmes puissions construire une vision partagée des besoins. Il est ensuite important d’organiser l’aide internationale pour qu’elle ait un impact maximal en évitant doublons et inefficacités. Dans le domaine scolaire par exemple, Il faut reconstruire des écoles là où cela fait sens, en intégrant cela à un maillage territorial cohérent et aux meilleurs standards environnementaux. Pour cela, un effort de coordination de toutes les parties (gouvernement ukrainien, maires, bailleurs internationaux et bilatéraux) est primordial.La France est 30e du dernier classement de l’institut Kiel, avec seulement 0,06 % de son PIB consacré à l’aide à l’Ukraine. L’engagement français semble faible par rapport à celui de ses partenaires. Pourquoi ne fait-elle pas plus ?Je ne souscris pas à cette évaluation. L’analyse de notre engagement doit tenir compte des différents canaux d’aide qu’apporte la France à l’Ukraine. Il faut en effet rappeler que la France contribue à hauteur de 14,5 milliards d’euros à l’aide par l’Union européenne, ce qui fait de nous le deuxième contributeur européen. La France pourvoie également de l’aide à travers les banques multilatérales : nous avons ainsi octroyé des garanties à la BERD [Banque européenne pour la reconstruction et le développement] à hauteur de 100 millions d’euros l’année dernière pour des prêts à des entreprises ferroviaires et gazières. Nous contribuons également aux agences internationales du système des Nations unies, fortement engagées auprès de l’Ukraine.L’action bilatérale de la France, avec des instruments humanitaires et budgétaires, s’est, elle, élevée à plus d’un demi-milliard d’euros l’an dernier.Concernant la fourniture de matériel, au-delà de la quantité, nous pouvons nous féliciter de la qualité et de la robustesse des équipements fournis. Nous veillons en effet à ce que notre aide soit la plus à même de répondre à des besoins ukrainiens de long terme sur le terrain. Il est également impératif de fournir à l’Ukraine les éléments dont elle a besoin pour sa contre-offensive et pour sa défense. Comme le ministre des Armées l’a rappelé récemment, nous passons d’une logique de cession d’équipements à une logique de production, qui implique la mise en place de tout un processus industriel et engage l’avenir des entreprises françaises de l’armement. Il nous faut donc mener une réflexion à moyen et long terme. Quel sera le format de l’armée ukrainienne ? Quels sont les effets induits sur les autres pays de la région, et comment la France peut-elle participer à cette reconfiguration ? L’enjeu est de définir une stratégie industrielle nationale et européenne qui intègre les besoins de l’Ukraine, dont l’armée sera sans doute la plus importante en Europe. Cela crée un enjeu de coopération entre des pays d’Europe centrale et orientale qui se tournaient exclusivement vers les Américains jusqu’à présent.Ce marché intéresse-t-il les entreprises françaises ?Les chefs d’entreprises françaises sont éloquents sur le potentiel de l’Ukraine, avec les immenses ressources naturelles dont le pays dispose et le dynamisme de sa main-d’œuvre. Les entreprises qui étaient déjà présentes avant la guerre, dans différents secteurs comme la banque, la distribution, mais aussi les transports, l’agriculture, l’industrie et la tech, ont conscience que le marché ukrainien est vaste, et qu’il sera très disputé à l’avenir. Ces entreprises sont engagées aux côtés de l’Ukraine et elles sont le premier employeur étranger dans ce pays. Elles sont restées sur place, ont accompagné leurs salariés et ont participé très directement à la résilience du pays. Elles entendent développer leur activité, afin d’être dans une position plus favorable à l’avenir.D’autres, qui ne sont pas installées en Ukraine, regardent de près ce marché. Certaines PME sont très engagées dans leurs efforts de prospection et notre rôle consiste à les accompagner. Un bon exemple est l’entreprise Matière, basée près d’Aurillac, qui produit des ponts mobiles. Avec un financement octroyé par le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, elle a posé trois ponts, dans la région de Tchernihiv, au nord du Kiev. Nous misons aussi sur les hôpitaux modulaires clés en main de l’entreprise Ellipse.De grands groupes scrutent par ailleurs avec attention les opportunités qu’offre la reconstruction. Certains, comme EDF ou Orano, dans l’énergie, possèdent une expérience préalable sur ce marché. Mais la construction de petits réacteurs nucléaires implique des cycles longs, d’un minimum de dix ans, et l’idée est de pouvoir structurer leur engagement.Le cœur de ma mission, c’est d’aider les entreprises françaises à répondre aux besoins immédiats des Ukrainiens, mais également à se positionner pour être présentes sur ce marché lorsque les conditions le leur permettront. Des centaines d’entreprises allemandes, américaines, chinoises, japonaises, sud-coréennes, turques, se positionnent déjà. Dans le monde entier, le secteur privé a compris que ce chantier sera le plus important depuis la Seconde Guerre mondiale. Je ne voudrais pas que nous nous plaignions plus tard que ces marchés ont été emportés par d’autres.Comment les PME françaises peuvent-elles contribuer à la reconstruction de l’Ukraine ?Il y a bien sûr la reconstruction d’urgence, les bâtiments, les réseaux électriques, les infrastructures routières et ferroviaires. Les Ukrainiens y travaillent tous les jours. Ce sont des secteurs dans lesquels la France est présente et dispose de savoir-faire reconnus. Nous sommes par exemple sur le point de livrer 150 kilomètres de voies ferrées fabriqués par l’entreprise Saarstahl Rail. Ce projet, soutenu par l’Etat français, permet de créer plusieurs dizaines d’emplois sur le site de Hayange, dans le département de la Moselle (Grand Est). Aider l’Ukraine, c’est aussi créer de l’emploi en France.Dans le secteur de la production et de la distribution d’électricité, la France a fourni un grand nombre de générateurs et de transformateurs. Elle a également décidé d’octroyer 7 millions d’euros de pièces de remplacement, afin que les centrales nucléaires ukrainiennes puissent continuer à produire dans des conditions de sécurité réglementaires.Enfin, dans le domaine de la santé, nous sommes en discussion très avancées pour la fourniture de mammographes, fabriqués dans une usine française de General Electric Healthcare, et pour l’accompagnement académique et médical de l’opérateur French Healthcare. Face à l’urgence de soigner les blessés de guerre, la capacité à diagnostiquer les cancers est insuffisante, ce qui entraîne d’importants risques de santé publique. Neuf accords de coopération médicale ont par ailleurs été signés entre des hôpitaux français et ukrainiens. Les Ukrainiens sont notamment en demande de formation dans les différents domaines de réparation maxillo-faciale.Des sauveteurs ukrainiens dans les décombres d’un immeuble résidentiel détruit par des missiles russes, à Zaporizhzhia, dans le sud-est de l’Ukraine, le 18 octobre 2023Comment prémunir ces entreprises contre les risques liés à la guerre ?D’abord en mettant en place des dispositifs d’assurance et de financement adaptés. Comme annoncé par la ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Catherine Colonna, à la conférence de Londres en juin dernier, nous avons lancé un dispositif, garanti par l’Etat, qui permet d’assurer les entreprises françaises contre le risque de destruction de leurs investissements en Ukraine à hauteur de 95 %. Notre dispositif, porté par la Banque publique d’investissement, a déjà conduit plusieurs entreprises à formuler une première demande. L’industrie française qui veut investir en Ukraine pourra désormais être garantie aux meilleures conditions mondiales. Ce n’est pas en soi le seul élément déclencheur d’un investissement, mais cela reste essentiel.Il faut savoir que le marché des assurances a complètement disparu le 24 février 2022 [jour de l’invasion russe]. Les marchandises des entreprises ne sont plus assurées quand elles traversent la frontière entre la Pologne et l’Ukraine, leurs investissements non plus. Nous essayons donc de compléter le mécanisme annoncé pour les entreprises françaises avec d’autres dispositifs européens ou internationaux.La reconstruction économique du pays se dessine maintenant. C’est pour cela que la question des assurances est fondamentale et demeure une priorité : il faut, par exemple, traiter les conditions dans lesquelles les techniciens, les ingénieurs pourront aller étudier un réseau de chaleur dans une ville en Ukraine. Il faut que nous abordions ce sujet entre Européens et que les assureurs se mettent rapidement autour de la table.Un autre enjeu de taille est la lutte contre la corruption…Nous menons un travail déterminé au niveau européen avec le gouvernement et la société civile ukrainienne pour accompagner les réformes qui conditionnent l’ouverture des négociations pour l’adhésion à l’Union européenne. Nos chefs d’Etat ou de gouvernement se prononceront en décembre sur cette ouverture, à la suite des recommandations émises par la Commission européenne le 8 novembre. Nous échangeons régulièrement avec les Ukrainiens à ce sujet, comme sur le fait que les candidatures des juges seront passées au tamis pour s’assurer qu’ils ne sont pas soumis à des conflits d’intérêts – 2 000 postes de juges sont à pourvoir dans le système judiciaire dans les mois qui viennent. Un énorme défi, mais également une opportunité de taille ! C’est un élément extrêmement important pour changer les perceptions et rassurer les entreprises, qu’elles soient potentiellement exportatrices ou investisseuses.De vrais progrès ont été faits ces derniers mois dans ces domaines. Plusieurs personnes ont été poursuivies, y compris à la Cour suprême ou aux plus hauts niveaux de l’administration ukrainienne. L’infrastructure anti-corruption a été consolidée au cours des six derniers mois, après plusieurs années pendant lesquelles la communauté internationale et la société civile ukrainienne poussaient avec peu de succès pour nommer dans ce domaine des responsables ayant des profils adaptés, selon des procédures transparentes.Ces dernières semaines illustrent bien la conviction qu’ont de nombreuses entreprises, y compris américaines ou japonaises, qui considèrent que le chemin de l’accession à l’UE constitue la meilleure garantie pour que l’Ukraine s’engage à fournir les réformes nécessaires. De nombreux Ukrainiens le pensent aussi, et la société civile est d’ailleurs l’un des plus grands atouts du pays.La Commission a engagé la discussion concernant l’ébauche d’un programme de réformes qui représente la contrepartie de l’enveloppe d’aide de 50 milliards d’euros pour les quatre prochaines années – qui combine prêts, dons, et assistance technique. Son contenu est en discussion à Bruxelles, à Kiev et bientôt dans les Etats membres. L’intention est d’aboutir d’ici à la fin de l’année à un document engageant le gouvernement ukrainien sur les réformes qu’il mènera et qui sera la condition de déboursement de l’aide européenne.Selon vous, il est crucial de fournir à l’Ukraine de l’expertise technique…L’accompagnement de la communauté internationale est essentiel pour soutenir ces réformes. Nous avons par exemple appuyé la décentralisation au cours des dix dernières années en Ukraine. Un cap que l’Ukraine devra garder. Les collectivités locales françaises ont, en la matière, un rôle fondamental à jouer. Outre les points communs entre la France et l’Ukraine dans le poids de l’énergie et de l’agriculture, notre structure institutionnelle est assez proche. C’est un pays où il y a beaucoup de communes et qui est très demandeur de coopération décentralisée.Des policiers et secouristes sur les lieux d’un bombardement russe à Kostiantynivka, dans la région de Donetsk, le 6 septembre 2023 en UkraineIl faut lancer une coopération stratégique entre collectivités sur des sujets précis, comme la politique mémorielle. Il existe par exemple des projets dans ce domaine entre Oradour-sur-Glane, Boutcha et Dunkerque.Un autre enjeu fondamental est la capacité d’absorption par l’Ukraine de l’aide financière. On constatait déjà ce problème en Roumanie ou en Bulgarie après leur intégration dans l’Union européenne, lorsque ces pays n’étaient pas en mesure de consommer les fonds structurels européens. Ce sujet se pose également pour l’Ukraine de manière démultipliée. Il faut pouvoir organiser des marchés publics, intégrer des dispositions anti-blanchiment, mettre en œuvre les indispensables processus de contrôle et d’audit. Ceci suppose une fonction publique compétente et formée, tant au niveau régional que local.Le renforcement des capacités administratives est l’un des tout premiers défis, sachant que beaucoup de collectivités locales et de gouvernements régionaux sont vidés de leurs personnels, et quelquefois dirigés par des militaires de manière temporaire sous la loi martiale. Même si on accorde une aide financière massive, sans cette capacité administrative cette aide ne pourra se traduire par des projets contribuant au développement du pays.Comment la France se positionne-t-elle sur le volet de l’aide psychologique ?Des établissements en France qui traitent ces sujets-là, notamment à Nancy, ont signé des accords de coopération avec des hôpitaux ukrainiens. Nous possédons une expertise psychologique liée au fait que la France a des soldats présents sur des zones où nous sommes engagés militairement.En Ukraine, nous savons que le besoin est énorme, et dépasse largement le sujet militaire. C’est la raison pour laquelle, comme l’a annoncé le président de la République, la France va soutenir la création de 100 centres d’assistance aux traumas psychiques en Ukraine. Nous favoriserons l’émergence de cette coopération entre praticiens, mais il y a aussi des enjeux de construction de centres. De grands acteurs multilatéraux dont nous sommes actionnaires, comme la Banque de développement du Conseil de l’Europe, ont vocation à prendre le relais.L’Ukraine cherche à élaborer un plan dans ce secteur qui était avant la guerre – et cela remonte à l’ère soviétique – délaissé. C’est un sujet essentiel à traiter pour permettre aux gens de revenir au travail et de pouvoir avoir une vie normale, après les drames qu’ils ont vécus.Sentez-vous une lassitude de l’opinion française par rapport à la guerre en Ukraine ?L’opinion française, dans toutes ses composantes politiques, mais également sociales, a fait preuve depuis le 24 février 2022 d’une très grande unité dans son soutien à l’Ukraine. Consolider ce soutien dans la durée est un enjeu majeur. Il est très important que les entreprises, les collectivités locales, les ONG et la société civile demeurent engagées. L’Ukraine tient grâce au courage des Ukrainiens et il nous faut continuer à les soutenir, aussi longtemps que nécessaire.Il faut montrer qu’aider l’Ukraine est dans notre intérêt sécuritaire, géopolitique, mais aussi économique. Le soutien à l’Ukraine doit être placé au cœur du débat public dans la perspective des élections européennes de l’année prochaine, à l’heure d’une affirmation de l’Europe géopolitique.



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Author : Cyrille Pluyette

Publish date : 2023-11-15 09:06:08

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Tags :L’Express

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