MondialNews

Trop de contenu tue l’humain ? (La)Horde interroge notre réalité connectée dans “Age of Content”

Trop de contenu tue l’humain ? (La)Horde interroge notre réalité connectée dans “Age of Content”



Nous sommes un mercredi soir, à Grenoble. (La)Horde contemple, ému, le papier que le New York Times vient de lui consacrer. “The New Punk”, les nouveaux punks, titre le quotidien américain. Une formule éculée, oui, bien sûr, mais pas inexacte. Une horde est une “troupe nombreuse et indisciplinée”, dit le Larousse. Le collectif comporte trois artistes chorégraphes, mais aussi dix-sept danseur·ses sur scène à Grenoble, et de l’audace.
Ils et elle sont trois (et dix-sept), mais ne forment qu’un·e : une horde, (La)Horde. Représentons-les : Marine Brutti, 38 ans, Jonathan Debrouwer, 38 ans, passé·es par les Arts Déco de Strasbourg, et Arthur Harel, 33 ans, issu de la danse. Trois artistes chorégraphes mais aussi multimédia. Une horde comme un souffle, à la fois brusque et continu.
Une communication intuitive
Une horde en mouvement permanent depuis ses débuts en 2013, puis une première pièce, To Da Bone, avec des danseur·ses de jumpstyle (danse née dans le mouvement techno hardcore en Belgique et aux Pays-Bas à la fin des années 1990) rencontré·es sur internet. Vinrent ensuite – entre autres – Marry Me in Bassiani, avec le ballet géorgien Iveroni ; une publicité pour Burberry ; une installation en trois clips intitulée Cultes pour les 30 ans des Eurockéennes (2018) ; les chorégraphies de la tournée 2019 de Christine and the Queens (alors Chris) ; d’autres pour des vidéos et concerts de Sam Smith ; Ghosts, un court métrage scénarisé par Spike Jonze et dont la bande originale était signée du même Rone, avec qui le trio monta la pièce Room with a View (2020) ; une carte blanche à Chaillot ; et la direction artistique et chorégraphique de la nouvelle tournée de Madonna, le Celebration Tour, qui passera par l’AccorArena de Paris en novembre.

De quoi donner le tournis, et se demander comment trois personnes peuvent produire autant de choses tout en pilotant depuis 2019 la direction du Ballet national de Marseille, fondé en 1972 par Roland Petit, et à laquelle ils et elle sont reconduit·es.
Réponse : (La)Horde se divise, physiquement parlant. Quand Arthur part en Géorgie, Marine rejoint Madonna à New York et Jonathan reste à Marseille, et ainsi de suite. La communication au sein du collectif est intuitive. Ils et elle jurent savoir ce que chacun·e penserait dans telle ou telle situation. Et, sinon, utilisent les moyens de communication moderne. “On a été assez opportunistes en se demandant comment le calendrier allait servir nos écritures, raconte Arthur Harel. Nous ne voulons pas refaire du nouveau partout. Les grands projets qu’on a faits à Cannes et Chaillot nous ont permis d’expérimenter de la matière chorégraphique dont on avait besoin pour notre spectacle. La pièce Weather Is Sweet, que l’on retrouve dans Age of Content, a déjà été montrée à l’Espace Cardin par exemple.” Les critiques sont au rendez-vous, certain·es leur reprochant leur accointance avec le luxe et le marketing, de ne courir qu’après le succès ou de manquer d’écriture chorégraphique.
L’humain face aux mondes digitaux
À Grenoble, où nous sommes venu·es voir la deuxième représentation française de leur nouvelle pièce, Age of Content, la tension est palpable. Comment succéder à Room with a View, succès critique et public ? Dans Age of Content se succèdent des tableaux plus ou moins frappants, déroulant une réflexion sur notre rapport aux mondes digitaux, à notre propre corporéité, sur le devenir humain face à l’effondrement, sur la place de l’érotisme dans nos relations.
Des gestes, des images marquent, férocement : une imitation des NPC (non-player characters), ces personnages de jeux vidéo aux gestes saccadés et que le joueur ou la joueuse ne peut contrôler mais avec lesquels il ou elle interagit. Dans Age of Content donc, des humain·es imitent des personnages virtuels qui cherchent à imiter des humain·es, ce qui se passe actuellement sur TikTok, où des utilisateur·rices connaissent un certain succès en se transformant en NPC, répétant les mêmes phrases et gestes face caméra de façon robotique.
Un méli-mélo de gestes, à la fois foutraque et euphorique, témoignage vertigineux du scroll que l’on opère sur les réseaux sociaux
Retenons aussi cette menaçante et hypnotisante voiture téléguidée – déjà vue à Chaillot – sur laquelle grimpent et se battent d’étranges personnages vêtus de vert dans une ambiance de série Z postapocalyptique. Ou ce geste consistant à dribbler avec le cul de son ou sa partenaire, devenu ballon de basket tout à la fois enfantin et érotique. Ou bien ce moment où certain·es danseur·ses écartent la bouche d’autres pour explorer leurs tréfonds, à la recherche de… leur âme ? Leurs tripes ? Un sens ? Ou encore ce finale comme un bouquet explosif inspiré des comédies musicales et traversé des danses virales de TikTok.
Un méli-mélo de gestes, à la fois foutraque et euphorique, témoignage vertigineux du scroll que l’on opère sur les réseaux sociaux, hypnotisé·es et envahi·es que nous sommes par la gestuelle des autres. La musique, jubilatoire, est une composition de Philip Glass pour Koyaanisqatsi (1982) – documentaire expérimental de Godfrey Reggio sur la technologie et l’accélération des sociétés –, et la répétition qu’elle contient déclenche une forme d’agacement quasiment insoutenable. Et c’est voulu.

(La)Horde joue : avec nos attentes en termes de “spectacle de danse”, comme avec les références. Ici se glissent des gestes piochés dans des challenges lancés sur TikTok ou Instagram pour mieux questionner ce qui fait danse, ou non, comme le sens des images – y compris pornographiques – qui s’impriment chaque jour sur notre rétine. Pour mieux, aussi, traduire l’évolution de notre gestuelle à l’ère digitale. “Les réseaux sociaux sont aussi des plateformes d’échanges de gestes”, résume Marine Brutti. C’est ingénieux, et pertinent.
Un work in progress
Mais ce n’est pas tout à fait abouti. (La)Horde ne dit pas le contraire. On entend même le trio dire, après le spectacle, qu’il va modifier certaines choses, et continuera certainement à le faire dans les semaines à venir, au fil des représentations. Notre sang ne fait qu’un tour : quoi, les chorégraphes modifient leur œuvre en fonction des spectateur·rices ? C’est un peu plus compliqué que ça. (La)Horde ne pense pas une œuvre figée, mais en mouvement. “C’est de l’art vivant”, martèle Marine Brutti.
Arthur Harel abonde : “Le public a faim de tentatives. Il peut y avoir des échecs, des ratés. À aucun moment on ne s’est pris de mur en faisant ce choix de l’expérimentation. Plutôt que de flipper autour de l’emballement sur notre travail et donc de ne vouloir présenter qu’un objet fini, on s’est dit ‘Allons-y, on a envie d’échanger avec les gens’. À Chaillot, c’était en construction. Et le public est joueur, beaucoup plus que ce qu’on aurait pu penser. L’art vivant se transforme, de façon inhérente.” Marine Brutti : “Quand on est à Marseille et qu’on finit la répèt en studio, on invite le public, même sans décor, sans lumières. On n’a jamais sous-estimé les regards des spectateurs. C’est important aussi de pouvoir montrer la fragilité du processus. Ça n’enlève rien à la magie de l’après, de l’œuvre terminée. Mais il y a quelque chose dans le faire qui amène de la générosité, du dialogue.”
Maître du temps et de l’espace
À chaque représentation, Marine se place dans la salle, au milieu des spectateur·rices, désireuse d’embrasser leur regard sur la pièce, d’entendre leurs respirations, leurs toussotements, leurs mimiques de joie ou d’agacement, de voir qui reste, qui part. Arthur, lui, se poste derrière la régie, nerveux à l’idée que le rythme ne soit pas le bon, qu’un élément foire. Jonathan navigue.
Chacun·e cherche la fluidité du vivant, comme la précision du timing. Une seconde peut tout changer, répète le collectif. Et la pièce doit s’adapter aux différentes dimensions de plateaux des salles dans lesquelles (La)Horde joue. Bref, le trio se fait maître du temps et de l’espace tout en laissant la vie souffler dans les corps des danseur·ses.
Car (La)Horde n’est pas dans sa tour d’ivoire, ou de glace, mais en communication permanente avec sa troupe. Le lendemain de leur représentation, tous·tes échangent autour d’un tableau, décident ensemble de le modifier pour en renforcer l’intensité. Il ne s’agit plus d’un simple ajustage, mais d’une réécriture, l’après-midi même, en plateau. Ainsi agit (La)Horde, convaincu que l’âme des danseur·ses doit comprendre, aspirer, faire sien le projet pour mieux le danser, convaincu qu’il ne faut pas séparer l’esprit du corps mais bien les assembler dans un même geste, en quête du sensible comme du conceptuel.
“Une idée de la danse comme acte de résistance”
Le collectif a à cœur de dessiner un safe space, de rompre avec un certain mythe de l’artiste dictatorial·e. “On a déplacé le fantasme pyramidal du grand créateur qui s’exile, revient et chie son truc comme si c’était indiscutable. Dans Room with a View, il y a des scènes de viol et dans Age of Content, des scènes de sensualité, c’est challengeant. On est dans un collectif, donc on en discute. Et on essaie de percevoir comment c’est reçu par le public. On est dans un art conceptuel, donc on laisse rarement nos pièces sans commentaires. On donne nos points de vue, nos croyances, sans être autoritaires”, explique Arthur.
Lors d’un précédent échange cette année autour de la question de la souffrance dans la création, Arthur dressait une analogie avec le BDSM : “On revient de tellement loin dans la direction d’acteurs et de danseurs que la notion de care que nous revendiquons peut paraître stérile. Pourtant, dans le travail artistique, celui qui se met en jeu peut dire ‘vert, rouge, bleu’, se sentir légitime d’arrêter quand il le souhaite. On peut pousser le principe de la création très loin, se mettre en colère ou explorer la souffrance, si on pose les limites. Le BDSM, ce n’est que ça : du consentement.”
Leur premier projet avec les vingt-deux danseur·ses de nationalités diverses du Ballet national de Marseille réunissait quatre chorégraphes femmes d’univers différents : la Portugaise Tânia Carvalho, l’icône française du voguing Lasseindra Ninja, l’Irlandaise Oona Doherty et l’Américaine postmoderniste Lucinda Childs, qui supervisait la reprise de son Tempo Vicino par Zoom du fait du Covid. “La danse, c’est multiple. Toutes ces œuvres sont différentes mais habitées d’une idée de la danse comme acte de résistance”, pose le trio.

La connexion avec Lucinda Childs remonte à leurs débuts : en 2016, (La)Horde participe au concours “Danse élargie” monté par Boris Charmatz et Emmanuel Demarcy-Mota au Théâtre de la Ville, avec Childs et Vincent Macaigne, entre autres, dans le jury. Le collectif remporte le deuxième prix avec sa première pièce, To Da Bone, et poursuivra les échanges avec Childs. “On a mûri en parlant avec Lucinda. Au départ, on pouvait être naïfs dans nos adresses puisqu’on contextualise beaucoup les choses. Or, sur Age of Content, on va davantage vers l’abstraction. C’est lié à nos conversations avec elle. Elle est si puissante.”
Surprenant, compte tenu du fait que (La)Horde est connu pour son maximalisme et sa contextualisation, plus que pour la précision minimaliste voire chirurgicale de formes et de mouvements caractéristique des œuvres de Childs, comme Dance (1979), qui sera présentée lors du festival Dance Reflections, fin octobre, aux côtés de leurs créations, à New York.
Côté influences, le trio cite Gene Kelly, Martha Graham, Romeo Castellucci, mais refuse catégoriquement de hiérarchiser les formes et appelle à questionner les œuvres passées pour mieux les adapter à de nouveaux contextes. La question du salaire des danseur·ses comme celle du manque de visibilité des personnes racisées leur sont primordiales. (La)Horde aspire les problématiques et luttes de l’époque, et s’en inspire.
Inspirations : le grand écart
En leur compagnie, on passe très vite d’un monde à l’autre, de Lucinda Childs à Madonna : “Elle souhaitait travailler avec des chorégraphes actuels et a demandé à ses danseur·ses de lui donner des idées. Dans leur liste figurait notre nom. Un jour, elle nous a suivis sur Instagram. On lui a envoyé ‘Oulala Madonna’. Elle nous a répondu “Wanna collaborate?’, et c’était parti.”
À New York, (La)Horde rencontre la star qui leur fournit un document de plus de trois cents pages détaillant son projet de Celebration Tour. Au départ approché pour superviser les chorégraphies de deux morceaux, le trio finit par être nommé à la direction artistique et chorégraphique de la tournée. “Le langage pop nous passionne, explique Arthur. Madonna nous a transformés à un endroit de nos vies à tous les trois. Quand on voit la lutte qu’elle ou Sam Smith mènent vis-à-vis de l’industrie pour rester des artistes et non pas de simples produits… il faut de la force. La question de la production de l’œuvre nous intéresse, comme celles de l’appropriation culturelle, de la visibilité, de la parité. Avoir réussi à parler sexualité, féminisme, politique à l’endroit où elle est, c’est énorme. Et elle ne dit pas ‘Vous voulez travailler pour moi ?’ mais ‘collaborer avec moi’.” On n’en saura pas plus, le secret étant bien gardé.
(La)Horde fait donc le grand écart, de Lucinda Childs à Lasseindra Ninja, des danseur·ses de jumpstyle à Madonna, alors qu’ils et elle se sont rencontré·es dans des soirées queer et techno à Paris. Les trois artistes parlent peu de leurs vies respectives, de leurs vies d’avant (La)Horde. (La)Horde reste une horde, qui se déplace en bande, se nourrissant de ce qui l’entoure, notamment sur internet, lançant des gestes avec franchise et parfois maladresse, dans une volonté d’allier le conceptuel et le sensible, de mener une réflexion sur notre monde digitalisé, englouti sous le capitalisme, la crise climatique, avec, toujours, une forme d’optimisme qui pourrait paraître un brin naïve si elle ne surgissait dans une pulsion du corps, un sursaut de vie.
Age of Content, conception (La)Horde, à l’Espace des Arts, Chalon-sur-Saône, le 17 novembre ; à l’Opéra de Dijon le 21 novembre ; à la Maison des Arts de Créteil du 18 au 20 janvier ; aux Quinconces, Le Mans, les 2 et 3 avril ; à L’Équinoxe, Châteauroux, le 11 avril ; au Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence, du 2 au 4 mai ; à la Maison de la Culture d’Amiens le 17 mai ; à La Comédie de Clermont, Clermont-Ferrand, le 23 mai ; au Théâtre de Lorient-CDN les 6 et 7 juin.



Source link : https://www.lesinrocks.com/arts-et-scenes/trop-de-contenu-tue-lhumain-lahorde-interroge-notre-realite-connectee-dans-age-of-content-598666-15-11-2023/

Author : Carole Boinet

Publish date : 2023-11-15 19:00:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Exit mobile version