Les Américains appellent cela “la grande éponge”. 400 silos nucléaires subsistent aux Etats-Unis, sur les 1 000 creusés durant la guerre froide. Que se passerait-il si ces lanceurs souterrains étaient bombardés, condition sine qua non à toute offensive d’ampleur contre Uncle Sam ? Au tableau, derrière Sébastien Philippe, quelques équations traînent encore : le Français, ex-ingénieur à la Défense et physicien à l’université de Princeton, vient de publier ses estimations dans le magazine spécialisé Scientific American. Un aperçu chiffré de l’apocalypse.L’Express : Moins intéressants que les sous-marins, car fixes, faciles à cibler, et vieillissants, les silos feraient tout de même diversion en cas d’attaque, selon les stratèges américains. Ils vont ainsi être rénovés. De quoi protéger les civils, selon les autorités. Vraiment ?Sébastien Philippe : Jusqu’à présent, nous n’avions pas de point de comparaison suffisamment précis pour dire si un tel paravent sauverait des vies en cas d’attaque, comme cela est régulièrement affirmé par le gouvernement et le lobby de la Défense. En prenant en compte la localisation des silos encore armés – la plupart ont été identifiés dans le Colorado, le Wyoming, le Nebraska, le Montana et le Dakota du Nord – et la puissance nucléaire nécessaire pour exploser les sous-sols, il est possible de reconstituer au plus près la trajectoire et l’importance des nuages radioactifs. On peut alors identifier différents scénarios, en fonction des vents, sur la base des données météorologiques de l’année 2021. C’est ce que nous avons fait.Taux d’ exposition radioactive basée sur les pires météorologiques de 2021, en grays. De jaune clair, correspondant au niveau limite autorisé par an aux USA, à violet foncé, égal à une mort certaine, en quelques heures.D’après ce modèle théorique inédit, qui n’aurait pas été obtenu si les météorologues américains n’avaient pas amélioré leurs mesures aujourd’hui très fines et complètes sur l’ensemble du territoire, environ un à deux millions de personnes mourraient dans l’immédiat, des suites d’une irradiation aiguë. Selon les vents du jour de l’attaque, jusqu’à l’entièreté des Etats-Unis et une large partie du Mexique et du Canada serait exposée à des retombées mortelles. Même l’Europe serait touchée. Ainsi, ces résultats, qui pour le moment n’ont pas été publiés dans une revue scientifique, montrent que les silos ne permettent pas de protéger les Américains. Parfois construits à quelques mètres des habitations, ils exposent au contraire à de très importants risques, en cas d’attaque. Des risques bien plus élevés que les gains militaires espérés.Ces estimations viennent préciser d’autres modèles plus sommaires et datant des années 1980. Elles font partie d’un dossier de Une de Scientific American, consacré au “nouvel âge nucléaire” et aux risques pour l’humanité. Pourquoi établir ce genre de scénarios catastrophes ?Même si en 2023, le nombre et la localisation des silos sont globalement connus des Américains, après que le gouvernement a rendu public une partie des informations les concernant et à force de questions de riverains et d’associations, le grand public n’a pas conscience des risques qu’il encourt à cause des infrastructures nucléaires militaires. Peu de gens savent s’ils habitent dans la zone d’irradiation directement liée à l’explosion d’un site, ou qui serait sur le chemin du nuage. Ce ne sont pas des questions débattues aux Etats-Unis. Ni en France d’ailleurs.Pourtant, la menace nucléaire et la course à l’armement regagnent du terrain, du fait de décisions de dirigeants élus par ces mêmes populations. Il est important d’être informé sur ces questions, pour prendre la mesure du sujet. Aux Etats-Unis, l’armée de l’air a publié en mars dernier une évaluation de l’impact environnemental de la rénovation des silos. Rien n’est dit en revanche sur les conséquences éventuelles pour les populations. Il nous faut rationaliser les décisions militaires nucléaires, qui sont souvent soumises à de nombreux biais, économiques, politiques, bureaucratiques, budgétaires. Si les Etats-Unis ont conservé leurs silos, c’est aussi et surtout pour les valoriser et éviter de donner l’impression de gaspiller…On se rapprocherait à nouveau d’un hiver nucléaire…Oui. La rénovation des silos américains fait partie d’un immense projet de renouvellement de l’arsenal nucléaire, estimé à plus de mille milliards de dollars. Cela s’inscrit dans une tendance mondiale de détricotage des traités de non-prolifération signés depuis la guerre froide, qui avaient permis de faire reculer l’armement atomique. La Russie a augmenté son arsenal, mis sur pause New Start, dernier accord de non-prolifération bilatéral avec les Etats-Unis et rompu sa promesse de ne plus faire d’essais. La Chine construit aussi de nouveaux silos, non loin des villes de Yumen, Hami et Ordos. D’après notre modèle théorique, là encore, des dizaines de millions de personnes pourraient mourir en cas de frappe nucléaire stratégique sur ces infrastructures. Selon notre étude, la moitié de Pékin pourrait périr selon la météo, car la ville est relativement proche de ces sites.D’après le Federation of American Scientists (FAS), un collectif de chercheurs américains, ces images prises dans les champs du Xinjiang en 2021 montreraient des silos nucléaires en construction.La France a aussi choisi de rénover ses missiles. Le pays va investir environ 54 milliards d’euros dans la dissuasion sur la période de 2024 à 2030, soit 13 % du budget militaire. En 2023, les neuf puissances nucléaires officielles détenaient environ 10 000 têtes nucléaires, soit 135 000 fois Hiroshima, selon les estimations – toutes ces informations ne sont jamais totalement publiques, par soucis stratégiques. Le monde est à la croisée des chemins. Soit on continue dans cette nouvelle course à l’armement nucléaire et dans cette accélération amorcée depuis le début de la guerre en Ukraine, soit on revient aux fondamentaux : contrôle, rationalisation, limitation.Est-ce qu’un tel scénario noir pourrait arriver à la France ?En France, nous avions des silos positionnés sur l’île d’Albion. Mais ils ne sont plus armés depuis les années 1990. Les armes nucléaires françaises sont déployées sur les sous-marins lanceurs. L’un d’entre eux est en Bretagne à L’île longue, les autres sillonnent la mer. En cas d’attaque, si l’ennemi veut éviter une riposte, toutes les bases nucléaires identifiées, ainsi que les bases aériennes qualifiées seraient probablement frappées. De quoi provoquer des retombées considérables. Dans ce cas comme dans le cas américain, les éponges nucléaires, ça n’existe pas.
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Author : Antoine Beau
Publish date : 2023-11-16 04:46:30
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