Très impliqué dans les questions internationales, le député et ancien ministre allemand Norbert Röttgen se trouvait récemment au 16e World Policy Conference organisé à Abu Dhabi (Emirats arabes unis), organisé début novembre par l’Institut français des relations internationales (Ifri). C’est là que L’Express l’a interrogé sur la façon dont la guerre en Ukraine a transformé la société allemande. “Avant le 24 février 2022, il était inimaginable que l’Allemagne livre des armes à l’Ukraine pour combattre l’armée russe ; maintenant, il existe un consensus sur ce sujet”, explique-t-il.Membre de la commission des Affaires étrangères au Bundestag (le Parlement allemand), le député conservateur – il appartient au même parti qu’Angela Merkel, la CDU – s’inquiète aussi d’un scénario catastrophe pour 2024, selon lequel une victoire électorale de Donald Trump aux Etats-Unis coïnciderait avec des succès de l’armée russe en Ukraine. Interview.L’Express : Quelle leçon historique peut-on tirer de la guerre en cours en Ukraine ?Norbert Röttgen : Ce conflit signifie le retour de la guerre terrestre d’État à État telle que nous l’avons connue depuis des siècles, et qui a été absente de l’Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale – la guerre en ex-Yougoslavie, dans les années 1990, ayant été une guerre civile. La grande question est de savoir si l’utilisation de la guerre en tant qu’instrument de politique étrangère sera couronnée de succès, ou non, et si, d’une manière ou d’une autre, cette tentative sera récompensée par des gains côté russe.Le président russe Vladimir Poutine, le 4 octobre 2023 à MoscouSi tel est le cas, alors tous les autres acteurs régionaux mal intentionnés à travers le monde en tireront la leçon suivante : oui, il est possible d’obtenir des gains territoriaux et d’être récompensé politiquement en déclarant une guerre et en faisant parler les armes. En ce sens, nous sommes à un moment historique. Une victoire russe en Ukraine bouleverserait profondément l’ordre mondial. Pour l’équilibre du monde, Poutine ne doit pas gagner en Ukraine.Où les répercussions se feraient-elles sentir en cas de victoire russe ?Si Poutine remporte un succès, même limité, il se sentira encouragé. Or il y a plusieurs points faibles évidents dans le voisinage de la Russie, notamment la Moldavie (2,6 millions d’habitants) et, bien sûr, la Géorgie (3,7 millions). Ce seront les prochaines cibles de Poutine. En cas de victoire de Poutine, une nouvelle fracture traversera l’Europe, avec d’un côté une zone d’influence russe caractérisée par la répression et par le bellicisme et de l’autre, les démocraties libérales. Nous assisterions en outre à une course aux armements permanente. Les petits pays situés à la frontière de la Russie, comme les pays baltes, seraient menacés. Telle serait la nouvelle donne en Europe dans les années et les décennies à venir.Les pays baltes ne sont-ils pas protégés par leur appartenance à l’Otan ?Pour l’instant, oui. Mais tout dépend de ce qu’il adviendra lors de l’élection américaine dans un an. Si Donald Trump est réélu, le maître du Kremlin partira de l’idée que le locataire de la Maison-Blanche n’a pas l’intention ni l’envie de protéger des petits pays qu’il ne connaît pas et dont la population se situe entre 1 et 3 millions d’habitants. En raison de leurs importantes populations russophones, 2 pays baltes sur 3 sont particulièrement propices à la déstabilisation, aux fake news, voire au déclenchement de troubles : l’Estonie et la Lettonie. Dans ces deux pays, 1 habitant sur 4 est d’origine russe (en Lituanie, 1 habitant sur 10 est russophone).Vladimir Poutine cherche-t-il à faire durer le conflit jusqu’à l’élection américaine de 2024, en espérant que Trump l’emporte ?Le président russe ne possède pas de stratégie. Ce n’est pas comme un stratège, mais un habile dictateur. En fait, il a échoué sur tous les plans et obtenu le contraire de ce qu’il visait. Il a construit et renforcé l’identité nationale de l’Ukraine comme personne avant lui. Et il a renforcé l’Otan qui n’a jamais été aussi unie depuis l’apogée de la guerre froide. L’Alliance atlantique s’est enrichie de deux nouveaux membres dans le pourtour de la Baltique, la Finlande et bientôt la Suède – deux pays qui, pendant la guerre froide, se tenaient à l’écart de l’Otan.Cependant, Poutine n’est pas en mesure d’abandonner le combat en Ukraine. D’abord, parce qu’il estime que sa mission historique consiste à rattacher ce pays à la Russie. Ensuite, parce que s’il abandonnait maintenant, l’humiliation serait si puissante qu’il n’y survivrait pas politiquement. Quoi qu’il en soit, la déclaration de guerre du Hamas contre Israël change un peu la donne. L’attention internationale se détourne du théâtre de guerre ukrainien pour se porter sur le Proche-Orient. Cela arrange Poutine qui, en effet, attend l’élection présidentielle américaine en pariant sur la victoire de Trump.Que signifierait une victoire de Donald Trump dans douze mois ?Cela serait un cauchemar. Pourquoi ? Parce que Trump est beaucoup mieux préparé qu’en 2016 et parce que son équipe, qui s’appuie sur le think-tank Heritage Foundation, sait quel usage faire d’un nouveau mandat pour transformer les Etats-Unis. Le niveau d’agressivité de Donald Trump est plus élevé qu’il y a quatre ans et sa détermination à déstabiliser le monde est plus grande. Avec lui à la Maison-Blanche, l’Amérique cessera probablement de soutenir l’Ukraine. Au contraire, il pourrait proposer aux Européens d’acheter des armes américaines afin d’aider l’Ukraine, sans l’appui de Washington.A coup sûr, Trump présentera ce conflit comme une guerre européenne, où il appartient aux Européens d’assurer leur propre sécurité. Il pourrait même conclure un accord avec Poutine, ce qui serait une menace mortelle pour l’Otan. D’autre part, je m’attends à ce qu’il déclenche une guerre économique avec la Chine. Dans ce cas, il exigera que l’Allemagne et d’autres pays européens le suivent dans cette démarche, faute de quoi ces nations subiraient des sanctions américaines. L’Allemagne serait ainsi sanctionnée en raison de son activité commerciale avec la Chine. Au total, un retour de Trump se traduirait par une période d’instabilité sans commune mesure avec ses quatre premières années au pouvoir.Que doit faire l’Europe ?Notre intérêt est de maintenir le lien fort et privilégié qui nous unit à l’Amérique. Cependant, nous devons nous préparer à l’éventualité d’une catastrophe et faire comme si le prochain américain n’était pas disposé à préserver le lien transatlantique tel que nous le connaissons depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Nous devrions commencer par assurer la sécurité de l’Europe par nous-même et augmenter dès maintenant notre soutien à l’Ukraine, sur le plan économique mais aussi militaire, dans des proportions plus importantes qu’actuellement.Au début de la guerre, l’Allemagne a été la risée parce que son aide à l’Ukraine se limitait à… des casques de guerre. Où en est-on aujourd’hui ?Avant le 24 février 2022, les opinions pacifistes étaient encore dominantes. Tout discours sur la défense et la sécurité était critiqué et assimilé à une militarisation de notre politique étrangère. Avant cela, nos gouvernements successifs avaient mené une politique d’apaisement vis-à-vis des deux grands pays que sont la Russie et la Chine. Comme chacun sait, nous nous sommes placés nous-mêmes dans une situation de dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. Mais depuis le début du conflit, l’Allemagne a rapidement, profondément et substantiellement changé.Le chancelier allemand Olaf Scholz (c), le président du Conseil européen Charles Michel (g) et le secrétaire général de l’Otan Jens Stoltenberg (d), le 29 juin 2023 à BruxellesLe projet de gazoduc Nord Stream II, auquel je m’oppose depuis des années, a par exemple été abandonné en l’espace d’un week-end. Et il a seulement fallu trois jours, après le début de la guerre, pour que le chancelier allemand prononce son fameux discours sur le Zeitenwende (“le changement d’ère”, en référence à la redéfinition profonde de la relation Berlin-Moscou) devant le Bundestag (parlement). Un discours majeur.Aujourd’hui, nous sommes devenus le deuxième plus grand partenaire de l’Ukraine au sein de l’Otan. Cela a pris du temps, cela s’est fait à contrecœur au départ, mais finalement, nous avons commencé à livrer des Schützenpanzer (blindés d’infanterie), des chars Leopard 2, des systèmes de missiles antiaériens Iris et des systèmes de missile sol-air Patriot. Nous avons fourni plusieurs milliards d’euros de soutien militaire, même si je regrette que nous refusions toujours de livrer des missiles de croisière Taurus à l’Ukraine, qui feraient la différence.Les Allemands ont donc changé ?Au Parlement, nous disposons d’une majorité de 80 % pro-Ukraine. Les trois partis de la coalition gouvernementale (verts, sociaux-démocrates, libéraux) ainsi que la principale formation d’opposition, la CDU-CSU (chrétiens-démocrates et, en Bavière, chrétiens sociaux), sont fondamentalement sur la même longueur d’onde. Au Bundestag, ces partis représentent 80 % des élus. Parmi l’opinion, plus de 2 Allemands sur 3 soutiennent la même position. Seuls l’extrême droite et l’extrême gauche sont pro-Poutine.En Allemagne, l’extrême droite et l’extrême gauche sont pro-PoutineLe fait que la “puissance dure” soit désormais acceptée comme partie intégrante de notre politique étrangère constitue un changement de paradigme pour la société allemande. Avant la guerre, il était inimaginable que l’Allemagne livre des armes à l’Ukraine pour combattre l’armée russe. Maintenant, il existe un consensus sur ce sujet. Deux tiers de la société allemande pensent que nous avons besoin de davantage de sécurité et que la Bundeswehr doit assumer ce rôle.Quelle est la part de responsabilité d’Angela Merkel dans la complaisance passée de l’Allemagne vis-à-vis de la Russie ?Angela Merkel parle russe, a grandi en la RDA et a rencontré Poutine à de nombreuses reprises. Elle a eu suffisamment d’expériences négatives avec lui pour savoir précisément qui il est. Il n’y a jamais eu besoin de dire à Angela Merkel quoi que ce soit qu’elle ne sache pas sur Vladimir Poutine. Elle le connaissait mieux que quiconque. Cependant, la chancelière (chrétienne-démocrate) n’a pas contrecarré le projet de gazoduc Nord Stream II, soutenu massivement par ses partenaires sociaux-démocrates au sein de sa coalition gouvernementale. L’industrie allemande, elle, répétait que ce projet était dans l’intérêt vital de l’économie allemande et des relations germano-russes. La chancelière a donc décidé d’aller dans le sens de cette politique qui était fondamentalement erronée mais qui s’explique par l’atmosphère de l’époque.Le président russe Vladimir Poutine (gauche) serre la main de l’ex-chancelier allemand Gerhard Schröder le 7 mai 2018 au Kremlin à MoscouIl faut garder à l’esprit que la relation historique entre l’Allemagne et la Russie remonte à l’époque des tsars qui étaient en grande partie de sang allemand. Après la Seconde Guerre mondiale, l’apaisement avec la Russie a été au centre du débat sur la politique étrangère allemande, notamment à partir de l’Ostpolitik mise en œuvre en 1969 par le chancelier social-démocrate Willy Brant. De cette ambiance de conciliation avec Moscou a émergé l’ancien chancelier Gerhard Schroeder [social démocrate], personnage le plus important et le plus négatif en la matière puisqu’il est devenu le “commercial” de Poutine, salarié par des entreprises russes comme Gazprom.Le fait que l’indignation suscitée par les activités de Schröder ait été limitée est lui-même révélateur de l’atmosphère dans laquelle baignait l’Allemagne. Quelques mois seulement avant le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine, Le président fédéral Frank-Walter Steinmeier [social-démocrate] répétait que Nord Stream II était le dernier lien vers la Russie et que, en raison de notre culpabilité historique envers ce pays, il fallait préserver ce lien. Tout le monde n’était pas d’accord avec cette prise de position mais celle-ci rencontrait encore un large écho en Allemagne, notamment parmi les sociaux-démocrates. Tout cela appartient maintenant au passé. Et ce changement de pied représente une défaite pour Poutine.Selon vous, à quoi doit ressembler une victoire en Ukraine ?Ma définition de la victoire est la suivante : nous devons nous assurer que Poutine échoue militairement, que ses soldats se retirent et battent en retraite. Cela ne signifie pas forcément que la totalité des territoires saisis par la Russie puissent être reconquis – même si c’est bien sur l’objectif. Mais il faut que l’échec de Poutine soit patent, non seulement sur le plan militaire, mais aussi en termes politiques.
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Author : Axel Gyldén
Publish date : 2023-11-16 15:50:46
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