Taja Cheek (nom de code L’Rain) ne fait pas du jazz. Même que c’est écrit sur sa page Bandcamp, en bas, au niveau des mots-clés : “experimental, not jazz, soulful, Brooklyn”. Cette petite malice, en apparence anodine, nous dit quelque chose des catégories en musique, dans un monde asymétrique. Jazz, pas jazz. Pop, pas pop. Rock, pas rock. High culture, low culture. Underground, mainstream.
La jeune musicienne, basée à Brooklyn donc, est une artiste de son temps, évoluant parmi les flux avec, à sa disposition, la somme des connaissances humaines à portée de scroll et ayant emmagasiné une telle quantité d’images, de sons et de musique que la simple idée de mettre de l’ordre dans ce bordel grisant reviendrait à tuer dans l’œuf toute tentative de création digne de ce nom. “Je n’ai jamais compté, mais je ne prends pas de risque en disant que j’ai plus de 1 000 enregistrements audio – mémos vocaux, dossiers sonores et autres – dans des archives bordéliques, nébuleuses et peu organisées”, écrivait-elle dans un numéro de The Wire, en 2022.
L’Rain excelle dans le télescopage de matières sonores
Cette façon maniaque de documenter les choses, comme dans un journal intime anarchique constitué de feuilles volantes, influe nécessairement sur son approche de la composition. Et, à ce titre, I Killed Your Dog s’impose immédiatement comme son album le plus jusqu’au-boutiste à ce jour. Immense jeu de collage sonore labyrinthique ponctué de ruptures franches, de boucles enivrées, de changements d’humeur et de trouvailles mélodiques et harmoniques fascinantes, ce disque aurait pu verser dans le chaos cacophonique. Au lieu de cela, il joue le rôle d’un astronef lancé à toute berzingue dans l’hyperespace de nos mémoires colonisées par le trop-plein informationnel.
Les interludes, passés au crible d’un vieux transistor, semblent directement émaner du carnet de notes audio de Taja et se mêlent à des sonorités familières, comme cette guitare stroksienne que l’on dirait jouée en mode reverse sur Pet Rock, qui se télescopent dans un grand tout en mutation perpétuelle à chaque nouvelle écoute. Au diapason de cette règle immuable de la physique qui dit que la quantité de matière dans l’univers est constante, L’Rain désarticule la pop music pour en faire de la pop music.
À l’instar d’un certain Daniel Lopatin, dont le dernier album, Again, sorti sous le sobriquet Oneohtrix Point Never, voyageait dans le temps pour ramener à l’instant T un sentiment de déjà-vu, altéré par le vortex qu’est le disque. En d’autres termes, Cheek, comme Lopatin, est en quête d’une émotion, toujours la même, toujours indéchiffrable.
I Killed Your Dog (Mexican Summer/Modulor). Sortie le 13 octobre.
Source link : https://www.lesinrocks.com/musique/i-killed-your-dog-de-lrain-un-album-jusquau-boutiste-plein-de-trouvailles-600398-17-11-2023/
Author : François Moreau
Publish date : 2023-11-17 08:00:00
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