Les années passent et, en apparence, Sofi Oksanen ne change pas : face à nous, dans les bureaux de son éditeur français (Stock), elle a toujours son look à la Amy Winehouse. Sur le fond, en revanche, elle a évolué. La guerre en Ukraine lui a fait délaisser le roman pour l’essai. Dans Deux fois dans le même fleuve, elle consacre des pages glaçantes aux crimes sexuels des soldats de Poutine, et les inscrit dans la longue histoire d’une Russie impérialiste – “colonialiste”, selon ses mots. Le tout en nous renvoyant souvent, nous Occidentaux, à notre cécité. Entretien.L’Express : Vous nous tenez vraiment pour des aveugles ?Sofi Oksanen : Laissez-moi vous le démontrer par une digression… J’ai toujours voulu écrire, mais quand j’étais enfant, je ne savais pas sur quoi j’allais écrire. L’histoire de l’URSS, de la Russie et de l’Estonie me passionnaient. Au début des années 2000, j’ai remarqué que les vents politiques changeaient en Russie. Et j’avais l’impression qu’en Finlande les gens de ma génération ne s’en rendaient pas compte – parlons clairement : ils s’en foutaient.Dès mon premier livre, Les Vaches de Staline (2003), j’ai parlé du passé soviétique de l’Estonie en voulant faire comprendre aux Occidentaux l’essence de l’impérialisme russe. Quand la journaliste Anna Politkovskaïa a été assassinée en 2006, ça a fait quelques vagues mais ça n’a pas suffi à ouvrir les yeux des gens. Puis il y a eu les cyberattaques en Estonie en 2007, l’annexion de la Crimée en 2014, et enfin l’invasion de l’Ukraine en 2022… Lorsque je parle à de prétendus experts de la Russie des cyberattaques contre l’Estonie, ils s’en souviennent parfois à peine, alors que tout était déjà là : le mépris des voisins et la rhétorique fasciste. Personne n’a bien analysé ça, j’y vois pour ma part un point de départ. Mais les Russes avaient déversé des flots d’argent partout, à Londres et ailleurs, et beaucoup de gens avaient intérêt à rester aveugle…Vous évoquiez dans Purge les crimes sexuels commis dans l’Estonie soviétique, que l’on retrouve en Ukraine aujourd’hui. Comment expliquez-vous cette répétition de l’histoire ?Les crimes sexuels font partie du cahier des charges du colonialisme. La Russie n’est jamais considérée comme une puissance coloniale, et ceci est une des clefs de l’incompréhension occidentale. Quand vous partez de ce principe, tout s’éclaire : Poutine et les Russes ne sont pas fous, ils se conduisent juste comme une puissance coloniale.Selon vous, impérialisme et misogynie vont de pair ?Absolument. Naguère, l’URSS avait de bons outils pour se répandre – le meilleur d’entre eux étant l’illusion communiste, très jolie sur le papier, moins dans la réalité. La religion orthodoxe étant plus difficile à transmettre, ils avaient besoin d’autre chose, et il faut reconnaître que la misogynie et l’homophobie sont fédératrices – dans toutes les sociétés, vous avez des gens misogynes et homophobes. Même en France, où l’égalité est très défendue, le virilisme russe peut séduire.Vous écrivez dans votre livre que les femmes russes sont solidaires des crimes de leurs maris, frères ou enfants…Tout d’abord, une bonne patriote doit soutenir son mari et le régime. La loyauté est importante. Et je vous rappelle qu’historiquement les femmes ne trouvaient pas l’esclavage plus problématique que les hommes. Les Russes estiment que les Ukrainiens sont des êtres humains inférieurs, et voient l’Ukraine comme une colonie qui doit se soumettre et à laquelle on peut prendre ce qu’on veut. Cela explique d’ailleurs souvent la violence des soldats russes à travers l’histoire : ils pensent arriver chez des gens arriérés, tombent sur des gens qui ont plus de moyens qu’ils ne pensaient – et l’envie attise la haine.Partagez-vous l’avis de Timothy Snyder décrivant le régime russe comme “schizo-fasciste” ?Tout à fait : la Russie décrit tous ses opposants comme “fascistes” alors que, s’il y a un pays qui l’est sur notre continent, c’est bien elle. J’ai eu le sentiment qu’en Occident on trouvait folklorique Poutine quand il disait vouloir “dénazifier” l’Ukraine. Je pense au contraire qu’il faut prendre sa rhétorique au sérieux. Ces dernières années, en France, vous aviez de belles âmes qui voulaient maintenir un dialogue avec la Russie. Mais le dialogue avec la Russie de Poutine est un écran de fumée.On connaît votre admiration pour Svetlana Alexievitch, que vous évoquez dans votre essai. Quels sont les livres ou auteurs que vous nous conseilleriez pour sortir de notre aveuglement ?En premier lieu, Ukraine : The Forging of a Nation de Yaroslav Hrytsak. C’est un excellent livre sur l’histoire de l’Ukraine, très accessible. Et tout le monde devrait lire Famine rouge d’Anne Applebaum, qui raconte le Holodomor, cette famine orchestrée par les Soviétiques en Ukraine au début des années 1930, et qui avait tué 4 millions de personnes, soit 10 % de la population ukrainienne de l’époque. C’est un événement majeur du XXe siècle, un véritable génocide, mais il a savamment été occulté par Staline. La famine est un outil politique dont les Russes se servent encore en ce moment même en détruisant les champs. Pour qui connaît l’histoire, ce n’est pas une surprise. Rien de ce qui se passe actuellement n’est nouveau…Parlons un peu de vous. Quelle est votre situation en Russie ? Vos livres y sont interdits ?Oh, je ne suis plus allée en Russie depuis 2010, et le moins que l’on puisse dire est qu’il ne m’est pas conseillé d’y retourner… Purge avait été publié en Russie, mais ça avait été tout un roman… Au début, on m’avait juste acheté les droits, ça allait. J’avais rencontré l’éditeur : intelligent, gentil, rien à redire. Puis, quand j’avais reçu les épreuves, ça s’était corsé. Avant le texte proprement dit il y avait un avertissement disant que je décrivais à longueur de pages les Russes comme des ivrognes, tous “saouls comme des cochons” – ce qui n’était même pas vrai ! J’avais pu faire enlever cette mise en garde, avant de m’apercevoir que la traduction était mauvaise, très aléatoire, et qu’il manquait des chapitres… Puis le livre avait été très mal distribué, les libraires qui le demandaient avaient eu du mal à le recevoir. J’ignore à quoi ressemble la littérature qui se publie en Russie depuis dix ans. J’imagine que celle qui a un peu de visibilité est solidaire du régime et tient du soft power…Avez-vous un projet de roman en ce moment ou la situation actuelle vous condamne durablement à la non-fiction ?Mon dernier roman, Le Parc à chiens (2019), parlait déjà de l’Ukraine. J’ai un roman en chantier mais cela demande du temps et du calme, un certain confort. En 2023, l’essai est une forme plus nécessaire, qui peut épouser l’urgence de la crise. Comme le dit la poétesse ukrainienne Halyna Kruk : “Les métaphores et la poésie ne sont pas d’une grande aide face à un tank russe.”Dans un monde où les réseaux sociaux valorisent l’émotion, la littérature reste-t-elle malgré tout le refuge de la pensée ?Je ne critique pas ceux qui, en Europe, ne sont pas confrontés à la guerre en Ukraine : ils ont des journées chargées et n’ont pas le temps d’étudier la question. Mais les informations ont tendance à s’arrêter aux tanks et aux bombardements, et à évacuer l’analyse. S’interroger sur la permanence du viol comme crime de guerre, sur les racines profondes de ce conflit, sur les questions civilisationnelles qu’il pose et sur les répercussions qu’il aura pendant des décennies : voilà ce qui m’a poussée à écrire cet essai.Deux fois dans le même fleuve. La guerre de Poutine contre les femmes, par Sofi Oksanen, trad. du finnois par Sébastien Cagnoli. Stock, 302 p., 21,90 €.
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Author : Louis-Henri de La Rochefoucauld
Publish date : 2023-11-17 06:52:10
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