Depuis le 7 octobre 2023, les événements ont remis la confrontation israélo-palestinienne au cœur de l’attention du public international. Rapidement, les prises de position des uns et des autres au cours de la succession des controverses ont permis de distinguer une ligne de démarcation entre d’une part les critiques de la politique israélienne et d’autre part les opposants à l’existence d’une politique israélienne, quelle qu’elle soit.Cette opposition se décline selon deux modalités. La première est celle de l’éradication du fait juif en ex-Palestine mandataire. Il n’y a pas lieu d’en discuter ici en détail. L’idée consisterait à refouler la population israélienne vers l’Europe et les États-Unis d’où elle serait au fond originaire, ou, à mi-chemin, de la noyer dans la Méditerranée. La justification – que cette population soit un amas de colons ou simplement des juifs – importe ici assez peu. Le sort fait aux civils israéliens lors de l’opération “Déluge d’el-Aqsa” menée le 7 octobre conjointement par plusieurs factions armées palestiniennes résume assez bien les perspectives attendues de cette modalité.La seconde modalité est celle de la réconciliation : un État démocratique laïc, unitaire ou confédéral, où les Israéliens, la population juive installée consécutivement au projet sioniste, bénéficieraient de droits civiques, d’une autonomie communale et de garanties constitutionnelles égales à celle de la population palestinienne. A priori, le refus israélien de la réconciliation sur la base de l’égalité, n’est pas compréhensible autrement que par une méchanceté raciste congénitale que beaucoup n’hésitent pas à postuler.Pour comprendre cette perspective, il faut la replacer dans le contexte historique de l’édification d’Israël en tant qu’Etat ethno-confessionnel juif ainsi que dans le contexte régional d’édification des États arabes et de leurs politiques d’homogénéisation ethno-religieuses.L’impasse de la solution minoritairePromouvoir une solution qui renverrait le groupe juif à une solution minoritaire ferait fi et de l’histoire juive en diaspora et de l’histoire régionale de l’ancienne aire ottomane (pour ne rien dire de l’Europe centrale et orientale). C’est précisément ce que fait Madame Rima Hassan, franco-palestinienne, présidente et fondatrice de l’ONG “L’observatoire des camps de réfugiés” lorsqu’elle déclare dans un entretien pour le quotidien L’Humanité en date du 6 novembre 2023 : “La seule solution viable est un État binational démocratique et laïc” et dans une publication sur son compte X (anciennement Twitter) : “Quand je dis qu’il y a un Etat d’apartheid, réponse : non il y’a [sic] 20 % de Palestiniens en Israël et ça se passe super bien. Quand je dis dans ce cas Etat binational seul le fait d’avoir des intérêts communs pourra nous unir : non hors de question ça ne peut pas bien se passer. Roh. Les intérêts communs : la sécurité pour tous les Israéliens, la liberté et le droit à l’autodétermination pour tous les Palestiniens. Il faut sortir de la peur d’être minoritaire, la garantie de sécurité n’est pas dans le rapport démographique elle est dans l’égalité de droit. On ne peut pas faire perdurer cette injustice du non-retour des Palestiniens au nom de cette logique démographique ça reste une injustice que vivent dans leur chair tous les réfugiés palestiniens et surtout elle entache le droit à l’autodétermination car elle exclut des millions de Palestiniens.”Les arguments de Rima Hassan, s’ils mettent en avant comme de juste les souffrances et les revendications palestiniennes, reposent sur une lecture unilatérale et tronquée de la confrontation arabo-sioniste en ex-Palestine mandataire, qu’elle revendique d’ailleurs de manière péremptoire (“Mon propos n’est pas de m’opposer à l’idée d’un foyer juif au Moyen-Orient mais de critiquer les moyens utilisés par le sionisme et les répercussions qu’elles ont eues sur nous. Je dirais même que les désirs nationaux juifs ne me concernent pas. Je n’ai rien à dire, en soi, à ce sujet. Mon point, ce sont les sacrifices endurés par le peuple palestinien pour que vive la doctrine sioniste.”). La comparaison avec la minorité arabe palestinienne qu’elle opère est trompeuse, nous y reviendrons.Un “État binational démocratique et laïc” ne serait en réalité pas viable pour les juifs, compte tenu de l’expérience juive en diaspora et des expériences comparables d’autres minorités ethno-confessionnelles dans l’ancienne aire de domination ottomane. Le sionisme, justement, c’est avant tout une réaction politique à la condition juive minoritaire en diaspora et que Vladimir Ze’ev Jabotinsky, représentant de la voie révisionniste du sionisme, qualifiait de “xénophobie de la vie elle-même” dans son audition auprès des autorités britanniques en 1937.Un État commun, à majorité arabe car incluant le retour des descendants de réfugiés arabes palestiniens ayant été évincés du territoire israélien lors de la guerre de 1947-1949 en ex-Palestine mandataire, renverrait les juifs à leur situation minoritaire antérieure à celle-ci, ce qui ne saurait garantir ni leur sécurité ni la non-aliénation propre à la condition diasporique. Pire encore, aucune donnée empirique, sur le plan historique et comparatif, ne permet de penser qu’un tel État serait viable.En effet, la plupart des États binationaux ou multinationaux en Europe et au Moyen-Orient ont soit maintenu leur intégrité via une gouvernance autoritaire (la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie sous régime communiste à parti unique) et n’ont pas survécu à leur transition démocratique (la Tchécoslovaquie a connu une partition pacifique tandis que la Yougoslavie s’est effondrée dans une succession de guerres ethniques), soit ont bénéficié d’un contexte régional spécifique adossé à un développement institutionnel historiquement non reproductible dans le cas israélo-palestinien. La Suisse et la Belgique représentent des exemples d’États plurinationaux dont la viabilité dépend de l’existence d’États nationaux adjacents et de leur développement démocratique endogène.Dans l’aire régionale de l’ancien Empire ottoman, aucun État n’a réussi à conjuguer une gouvernance démocratique, une sécularisation et une population pluri-ethnique : l’issue a toujours été le génocide des minorités ou la guerre civile entre groupes communautaires aux forces comparables. La mémoire historique de l’État d’Israël qui surdétermine sa politique actuelle prend en compte et l’histoire juive en diaspora, et l’histoire régionale et internationale. Les dirigeants sionistes, dans l’orientation de leur politique, ont été contraints à la fois par l’évolution des relations communautaires judéo-arabes en ex-Palestine mandataire et par les développements internationaux contemporains relatifs à des relations entre groupes ethniques et nationaux dans le reste du monde.Leur politique prenait en compte la condition juive en Europe et les déplacements forcés de population en Europe, au Moyen-Orient et dans le sous-continent indien entre 1917 et 1947, ainsi que le sort des minorités ethniques et confessionnelles dans les États du Proche-Orient qui pouvait offrir un exemple de ce qui attendait potentiellement les juifs de Palestine dans une situation minoritaire similaire : le génocide de près de deux millions d’Arméniens, Grecs et Assyriens par les régimes ottoman et kémaliste en Turquie entre 1894 et 1924 ; le massacre de la minorité assyrienne par le régime hachémite irakien en 1933 et le farhud (pogrom) contre la minorité juive de Bagdad par des putschistes pro-nazis en 1941 ; plus récemment, le génocide commis par le régime ba’athiste (toujours en Irak) contre sa minorité kurde en 1988, enfin, la situation délicate des maronites libanais mis en minorité qui conduisit à une guerre civile et à une émigration de masse. La solution à de telles violences inter-communautaires et à la vulnérabilité des minorités a presque toujours été le transfert de populations et la partition territoriale par souci “humanitaire”.L’analogie trompeuse de la colonisation européennePuisque beaucoup a été écrit sur le “contexte” du 7 octobre et la dimension réactive de la violence des factions armées palestiniennes, on ne devrait pas juger inapproprié de penser le “contexte” et la dimension réactive de la violence sioniste, étant entendu que l’analyse ne justifie pas sur le plan moral le choix du recours à la violence collective organisée.Le sionisme a été tantôt classé comme un ethno-nationalisme comparable aux séparatismes ethniques est-européens et balkaniques, tantôt comme un colonialisme de peuplement comparable aux colonialismes de peuplements européens aux Amériques, en Océanie et surtout en Afrique (avec une insistance sur les cas algérien et sud-africain). Plusieurs arguments en faveur de cette conception existent : l’imaginaire colonial des fondateurs du sionisme politique, “l’esprit pionnier des immigrants sionistes”, la relation de violence aux populations locales, notamment dans le conflit sur les régimes fonciers et salariaux, qui culmine dans la guerre de 1947-1949 et la Nakba (“catastrophe” en arabe), qui voient 750 000 Palestiniens déracinés hors de leurs terres, auquel succède la loi israélienne “des absents” de mars 1950, qui entérine leur exil.Néanmoins, si on tient à une analyse comparative du sionisme dans le cadre de l’expansion coloniale européenne, l’analogie entre le projet de colonisation sioniste de la Palestine et les cas algérien, rhodésien et sud-africain semble inopérante : les juifs appartenaient à un groupe racialisé subalterne, ils n’ont pas bénéficié – ni pendant la période ottomane ni pendant la période mandataire – d’un régime de supériorité légale sur les populations préétablies avant l’indépendance. Plus encore, définir une métropole pour les immigrants sionistes est l’objet de débats complexes qu’on ne peut trancher au détour d’une phrase (l’objectif sioniste étant plutôt de “reconstituer” une métropole juive). Dans le cadre de l’analogie coloniale, ce ne sont pas les colonies “blanches” qui offrent les similarités les plus instructives, mais les “colonies de rapatriement” d’affranchis afro-américains dans l’ouest africain.Mais cette analyse néglige néanmoins plusieurs éléments. L’histoire des populations de la région ne permet pas de tracer une dichotomie entre colonisateurs et indigènes aussi nette que dans les cas des colonies d’affranchis. S’il y a bien, à partir de l’indépendance israélienne, et surtout à partir de 1967 dans les territoires occupés, un groupe colonisateur et un groupe colonisé, ces deux groupes peuvent être également qualifiés d’autochtones et d’immigrants pour peu que l’on se place dans leur rapport à ce territoire sur le temps long.En effet, au cours du long XIXe siècle, l’Empire ottoman a pratiqué une politique de recolonisation de ses marges par des réfugiés musulmans originaires de territoires conquis par les puissances européennes. L’immigration juive proto-sioniste et sioniste s’inscrit dans la phase tardive de ce mouvement de réfugiés vers l’Empire ottoman mais en diverge en ce que là où les réfugiés musulmans viennent renforcer un ordre impérial ottoman fondé sur la suprématie musulmane, les réfugiés juifs viennent subvertir cet ordre en introduisant une question nationale de plus dans un Empire miné par les séparatismes ethno-confessionnels réels ou supposés.Nous ne sommes ainsi pas dans une opposition entre colons sans racines qui se seraient greffés ex nihilo sur une terre où ils étaient exogènes et indigènes enracinés de tout temps. Il s’agit en effet plutôt d’un antagonisme entre deux groupes mêlant des arrivées récentes et un lien historique ancien au territoire revendiqué : les groupes juifs et arabes se rattachent tous les deux à un peuplement continu sur ce territoire depuis l’Antiquité, mais nourris de flux de migrations qui ont connu une forte accélération au cours du XIXe siècle, avec une forte vague migratoire musulmane (qui s’assimile à l’arabité locale) au début de ce siècle et une forte vague migratoire juive à la fin de celui-ci et au début du XXe siècle (qui est perçue comme étrangère).La différence est ici dans les coordonnées politiques de ces immigrations : l’immigration musulmane n’a pas de projet politique propre (elle repose sur les acquis de la conquête musulmane) et est utilisée par les autorités impériales contemporaines (égyptienne et ottomane) pour maintenir un ordre démo-politique confessionnel préexistant, là où l’immigration juive est motivée idéologiquement à opérer une bascule révolutionnaire de cet ordre démo-politique en faveur des juifs.Les termes “colons” et “indigènes” sont des signifiants qui disent aussi le degré d’identification du groupe immigrant à la terre et aux populations locales, autant que le déni appliqué aux juifs quant à leur droit à s’identifier à cette existence régionale, nonobstant le fait que la culture juive est entièrement “située” dans le cadre géographique d’Eretz Israël (“le pays d’Israël”). Pour parler en termes marxisants, les populations juives ont continuellement vécu, durant les dix-huit siècles de diaspora, dans l’infrastructure de leurs sociétés et territoires d’accueil mais avec une superstructure culturelle dont les coordonnées étaient celles de leur ancien territoire des époques bibliques et talmudiques. Ici, le rapport à la littérature biblique doit être envisagé avec précaution par ceux qui ne partagent pas une culture hébraïque : il est fondamentalement différent entre juifs et chrétiens.Pour le groupe juif, la bible hébraïque (c’est-à-dire le Tanakh, acronyme de Torah (Pentateuque), Nevi’im (écrits prophétiques) et Ketuvim (autres écrits)) et son commentaire talmudique servent de patrie portative, qui contient la mnesis et le nomos d’un territoire perdu et qui lui sera restitué d’une manière ou d’une autre, tôt ou tard. Pour les chrétiens, la Bible, avec son second testament, est une vague mythologie déterritorialisée (“Mon royaume n’est pas de ce monde”, Jean, 18:36) dont la valeur tient à ses vérités théologiques et morales.La revendication politique du sionisme comme continuité culturelleDe fait, appréhender la revendication biblique juive sur Eretz Israël avec les lunettes du christianisme, c’est faire un contresens majeur, car c’est penser que la revendication politique du sionisme repose sur un article de foi, alors qu’elle repose sur une continuité culturelle qui le définit et l’aliène vis-à-vis du monde non-juif et le rattache à un territoire précis qui surdétermine ce territoire en tant que lieu nécessaire de la réalisation de l’auto-émancipation juive. Le refus de l’argument biblique n’est pas qu’un simple refus de l’argument religieux dans un débat politique. C’est, en fait, nier aux juifs le droit de mobiliser leur culture et leur histoire qui les rattachent à ce territoire.Pour les juifs, et c’est sur cet affect axiomatique que repose le mouvement sioniste, Eretz Israël est moins la “Terre sainte” (expression d’abord chrétienne que l’on retrouvera beaucoup dans les discours de la puissance coloniale britannique) qu’Eretz Avotenu (“le pays de nos aïeux”). La négation du lien juif à la terre devient alors en grande partie une négation du fait juif lui-même. Ce déni est le pendant de la négation sioniste de l’histoire arabe dans le cadre de ce même territoire sous un autre toponyme, avec un rapport très similaire au territoire national aliéné qui se déploie à la fois sur le registre de la révélation (“terre des prophètes”) et de la filiation (“terre des ancêtres”).Si les dynamiques d’immigration et d’indigénisation, dans le contexte de l’Empire ottoman tardif et du Proche-Orient mandataire, ne suffisent pas à assurer la qualification du sionisme comme colonialisme sans faire perdre à celui-ci une définition propre, il faut également remarquer ici que le paradigme du colonialisme de peuplement sur le modèle européen n’est pas nécessaire pour rendre compte de la violence de l’appropriation des terres sur une base ethnique, ni lors de la période mandataire (1917-1947), ni lors de la période d’indépendance (1947-1967), ni lors de la période qui s’ouvre après la saisie en 1967 des territoires de l’ex-Palestine mandataire qu’Israël n’avait pas conquis lors de la précédente période. Là encore, l’histoire de l’ancien Empire ottoman est suffisamment fournie en exemples de conflits ethno-territoriaux impliquant des rectifications violentes de frontières et d’équilibres démographiques pour qu’on n’ait pas à convoquer le paradigme colonial.Avant la guerre de juin 1967, la logique est celle d’un peuple minoritaire et dispersé qui veut se regrouper dans un espace déjà peuplé. Cela représente un cas extrême de nationalisme de diaspora, comparable à celui des Grecs et des Arméniens, mais où l’immigration prend une importance extrême (ce qui permet de faire le lien avec l’exemple du Libéria et de la Sierra Leone). L’auto-émancipation juive passant forcément par une reterritorialisation qui allait mettre les “revenants” aux prises avec une population préétablie, le choix était soit d’y renoncer au risque de la survie du groupe juif, soit d’assumer le conflit. Le choix de la Palestine, plutôt que de l’Argentine ou de l’Ouganda, reposant alors sur le “droit historique” opposable aux Arabes palestiniens, mais ni aux Mapuches ni aux Bantous.De tout cela, le paradigme colonial est, ou bien incapable de rendre compte, ou bien n’est pas nécessaire pour qualifier la situation qui peut être tout aussi bien heuristiquement comparée à des conflits non-coloniaux. Ces constats limitent fortement son utilité heuristique dans le cadre d’une analyse historique de la confrontation israélo-arabe. Dès lors, si son utilité heuristique n’est pas établie, à quoi sert le paradigme colonial ? La réponse est à chercher ailleurs que dans un comparatisme historique prudent. Elle se trouve dans le rapport quasi mythologique à l’Etat d’Israël, qui, né dans la faute, devrait expier par son suicide. Ce rapport quasi mythologique au sionisme permet ainsi de réifier l’ennemi israélien sur le mode de la culpabilité impérialiste européenne. C’est, au fond, un levier rhétorique dans une vision passionnée et romantique du politique vécu comme la lutte révolutionnaire des opprimés contre les oppresseurs.Une illustration de cette utilité rhétorique se trouve dans le communiqué du syndicat Solidaires étudiant.e.s EHESS du 15 octobre 2023 : “Il n’est pas possible de dire qu’Israël est un État colonial sans en tirer toutes les conséquences. Le système ethno-nationaliste israélien est fondé sur un suprémacisme racial qui institue une séparation systématique avec les Palestinien. ne.s, et qui prend actuellement la forme d’un apartheid. […] L’histoire d’Israël est celle d’un processus colonial d’une violence absolue, au cours duquel meurtres, humiliations et viols sont le lot quotidien des Palestinien. ne.s […] Nous appelons : à ce qu’Israël mette fin à son occupation et à sa colonisation de toutes les terres arabes en démantelant le Mur ; à la reconnaissance des droits fondamentaux des citoyen.ne.s arabo-palestinien.ne.s d’Israël à une complète égalité ; à la mise en application du droit de retour des réfugié.e.s palestinien.ne.s ainsi que leur droit à retrouver leurs maisons et leurs biens comme le stipule la résolution 194 de l’ONU ; et, à terme, l’établissement d’un État unique et laïc, en Palestine historique où tous les habitant.e.s jouiraient des mêmes droits.”Semblable aux positions de Rima Hassan, telle lecture du conflit projette sur une situation dont on a rappelé ce qu’elle avait de comparable et d’incomparable avec certaines situations coloniales et certaines situations non-coloniales, tous les crimes du colonialisme européen. Il n’est question ici que d’une assignation d’Israël à une ontologie coloniale irrémissible car récapitulant et supplantant tout ce que la mauvaise conscience occidentale porte de pire en termes de culpabilité. Assigner à l’Israélien ce statut de colon, voire de colon nazi, c’est faire d’une pierre trois coups : libérer l’Européen du poids de la culpabilité du génocide nazi en montrant que la victime est loin d’être innocente, libérer l’Européen du poids de sa culpabilité coloniale propre en l’engageant dans la lutte contre le pire des fantasmes de colonialisme réifié, et dispenser de penser à une solution juste pour les Israéliens puisqu’ils ne sauraient constituer en tant que colons un groupe avec des droits collectifs reconnus.Le vingt-troisième Etat de la Ligue arabeSi les deux premières exigences du communiqué de Solidaires semblent de bon sens (elles sont d’ailleurs soutenues par la gauche sioniste en Israël), elles ne servent ici que d’introduction aux deux suivantes qui impliquent la mise en minorité démographique des juifs israéliens et la perte de l’indépendance nationale dans le cadre d’un rattachement d’Israël à ce qui sera de facto le vingt-troisième Etat de la Ligue arabe. Or, dans un Orient où les identités ethniques et religieuses jouent encore le rôle politique qu’on leur connaît, on ne peut croire sérieusement que les juifs “jouiraient des mêmes droits” que la majorité.Mais cela importe peu dans la mesure où les juifs, si on leur assigne la qualification infamante de “colons”, ne sont pas en mesure d’exiger des droits en tant que groupe national, mais ne peuvent que se les faire concéder par le seul demos réellement légitime car autochtone. L’asymétrie justement dénoncée dans les rapports actuels israélo-palestiniens ne serait ici pas abolie mais retournée, assurant un retour à la situation pré-48. Et pour justifier d’un tel retournement qui nie les droits des Israéliens, il faut assurer que les Israéliens sont une nation “artificielle” à laquelle le droit à l’autodétermination ne s’applique pas.L’assignation coloniale permet aussi de simplifier la question de l’occupation des territoires occupés par les Israéliens au cours de la guerre de juin 1967 dite “des six jours” ou, en arabe, al-Naksa (“le revers”). Le rôle de l’idéologie, c’est-à-dire de l’irrédentisme biblique propre à la culture juive et qui infuse le projet sioniste lorsqu’il se fait conquérant, n’est pas ici remis en doute, et a abouti à ce qu’il faut qualifier, en Cisjordanie, de situation coloniale et d’apartheid. Situation, par ailleurs, comparable aux politiques sud-africaines dans le territoire du Sud-Ouest africain (mais pas en Afrique du Sud proprement dite).En revanche, il faut rappeler qu’ici l’idéologie joue son rôle, mais adossée et articulée à des considérations stratégiques contingentes, motivée par le devoir de l’appareil d’État israélien d’assurer la sécurité, voire simplement la survie, de sa population dans le cadre d’une situation géographique précaire. L’assignation coloniale “oublie” ces considérations en envisageant l’expansionnisme israélien comme le simple fruit d’une logique interne de “prise de terre” propre au colonialisme. Or, la question géostratégique dans la politique de peuplement juif en Cisjordanie précède (hormis chez des marges politiques telle que l’opposition révisionniste du Herut pour qui il s’agit d’ailleurs plus d’une pétition de principe que d’un réel programme) la motivation irrédentiste : il s’agit de se constituer un territoire glacis de 40 km de large entre les puissances arabes et son principal bassin de peuplement, le territoire israélien dans les limites des lignes d’armistice de 1949 ne bénéficiant que de peu ou pas de profondeurs stratégiques alors qu’il se retrouve dans un environnement régional hostile où lui est opposée une rhétorique génocidaire. En cas d’évacuation de la Cisjordanie hors du cadre d’un règlement politique négocié offrant des garanties de sécurité, il n’y a que 18 km de route entre les principaux centres de peuplement israélien et une puissance hostile.L’usage de colonies de peuplements pour assurer le contrôle politique et militaire d’un territoire pour des raisons stratégiques est aujourd’hui en contradiction avec les conventions de Genève mais se trouve être une pratique fort banale. Machiavel en expliquait déjà la rationalité dans son Prince. Seulement, dans un cadre démocratique, le transfert de population civile de l’occupant vers le territoire occupé se fait nécessairement sur la base du volontariat des colons, ce qui opère une sélection idéologique avec des populations pionnières motivées par des considérations nationalistes et religieuses ici très actives alors que plus latentes dans le reste de la population. C’est ce qui explique le profil idéologique plus militant, religieusement déterminé, des colons israéliens en Cisjordanie. Le problème étant que leur motivation les met sur une trajectoire de collision avec les intérêts de la population locale (dont le droit propre est perçu comme négligeable) et avec les intérêts de l’Etat israélien si celui-ci souhaitait évacuer ces territoires dans le cadre d’une paix négociée : les colons préfèrent les territoires à la paix. Nous croyons devoir ici rappeler que si les colonies sont souvent présentées comme un obstacle insurmontable à la solution à deux États pour deux peuples, nous ne pensons pas que cet obstacle soit effectivement insurmontable, pourvu qu’il existe, du côté israélien comme du côté palestinien, une réelle volonté politique d’arriver à une partition définitive du territoire de l’ex-Palestine mandataire/Eretz Israël.Un autre argument souvent amené dans le débat est l’injustice subie par les Palestiniens qui auraient payé de leur territoire et leur exil les crimes des Européens vis-à-vis des juifs. Le reproche serait fondé si le sionisme et l’indépendance d’Israël étaient exclusivement une réaction à la persécution et l’extermination des juifs d’Europe par le régime nazi et ses vassaux fascistes. Simplement, le sionisme n’est pas une réaction au nazisme, il lui est bien antérieur. Le nazisme est une illustration paroxystique de ce à quoi le sionisme propose une échappatoire : la condition existentiellement défensive du fait minoritaire juif vis-à-vis du monde non juif. En ce sens, les sociétés arabes ne sont pas assimilables au régime nazi, mais entrent dans le cadre de la critique sioniste formulée quant à l’antisémitisme inhérent (“la xénophobie de la vie elle-même”) à toutes les sociétés non-juives majoritaires au sein desquelles les juifs ont vécu et auxquelles le sionisme demande des comptes, via la réclamation d’un territoire national aliéné.Les sociétés arabes ne peuvent être exclues du champ de cette critique globale de la condition minoritaire juive opérée par le sionisme, car, pour reprendre l’analyse de l’historien Bernard Lewis : “Leur situation ne fut jamais aussi mauvaise ni aussi bonne que dans la chrétienté. En effet, il n’existe pas dans l’histoire de l’Islam d’équivalent de l’Inquisition espagnole, des pogroms russes ou du génocide hitlérien, mais rien non plus qui se compare à l’émancipation et à l’intégration progressive des juifs dans les sociétés démocratiques occidentales au cours des trois derniers siècles.”En ce sens, la société palestinienne et les États de la ligue arabe ont payé, à travers la création de l’Etat d’Israël et les défaites militaires successives face à celui-ci, leur incapacité à formuler une solution à la question juive qui soit plus séduisante que le sionisme pour leurs propres populations juives et les réfugiés juifs d’Europe. De même que l’abolition de l’esclavage puis de la ségrégation raciale dans le sud des États-Unis n’a pas éliminé les structures mentales négrophobes dans la société américaine, de même les structures mentales héritées de l’institution de la dhimma ont survécu parfois deux siècles après son abolition dans le domaine du droit public en pays d’Islam et rendu les sociétés musulmanes comptables de la question posée aux juifs par leurs sociétés d’accueil au même titre que les sociétés occidentales. C’est, fondamentalement, l’une des promesses non-tenues de la Nahḍa et des Tanzimats, et à laquelle le sionisme répond aussi bien qu’à la situation européenne.Pour revenir à la solution proposée aujourd’hui par Rima Hassan, et qui repose sur une lecture de l’histoire des deux derniers siècles qui néglige certains éléments, il faut redire qu’il n’existe à ce jour aucune donnée empirique, historique ou comparative qui permette de fonder en raison la croyance en la viabilité d’un État unique binational démocratique et laïc et donc faire renoncer les juifs israéliens (et ceux parmi les non-juifs israéliens qui s’accommodent de la majorité juive) à leur Etat-ethnique.L’argument de la minorité arabe israélienne comme exemple d’une possibilité de coexistence de Rima Hassan ne tient pas : être une minorité arabe dans le seul Etat juif n’offre pas exactement les mêmes garanties qu’être une minorité juive dans un vingt-troisième État arabe, compte tenu de l’histoire des communautés juives des vingt-deux autres. Car l’Etat binational démocratique et laïc serait de facto un Etat à majorité arabe, entouré d’Etats à majorité arabe, avec un appareil d’Etat à majorité arabe, un espace public défini par la culture arabe, et où la population juive se retrouverait ce qu’elle fut durant la diaspora : une minorité tolérée, donc vulnérable. Il ne s’agit pas ici d’un fantasme motivé par une vision raciste et orientaliste de “l’Arabe” comme sauvage sanguinaire, mais du constat d’une récurrence de violence relationnelle entre minorités et majorités ethniques indépendamment des identités culturelles et religieuses mobilisées par les groupes concernés.Où que les juifs israéliens regardent, dans le temps et dans l’espace, ils ne peuvent faire qu’un constat : une minorité ethno-confessionnelle sans l’appui extérieur d’un Etat-parent ne vit pas, elle survit. Même si elle peut se trouver relativement prospère, cette prospérité peut toujours susciter une résurgence de “la xénophobie de la vie elle-même”, elle est un sursis permanent face à une majorité qui a maintes fois prouvé sa dangerosité. La plus grande part des Israéliens ne se considèrent pas comme des colons justiciables d’une illégitimité fondamentale sur leur territoire et considèrent donc le droit à l’indépendance dans un État avec une majorité ethnique juive comme non négociable. Mais une telle majorité n’est pas atteignable en maintenant un contrôle israélien sur la Cisjordanie et sa population de presque trois millions de Palestiniens. Restent donc les questions que posait déjà Raymond Aron : “Qu’est-ce que chaque Israélien craint le plus ? La corruption spirituelle de la nation par les conquêtes ? L’insécurité militaire par l’évacuation des territoires occupés ? La perte de l’identité juive par le gonflement de la minorité arabe ?”Enfin, un dernier point sur la question des droits aux retours juifs et palestiniens. Dans le cadre d’un Etat palestinien indépendant aux côtés d’Israël, il est évident que celui-ci serait souverain dans sa politique migratoire et pourra assumer, s’il s’en sent capable, le droit aux retours des réfugiés palestiniens et de leurs descendants, de la même manière qu’Israël assume un droit au retour pour les personnes juives de par le monde (droit qu’il étend indûment aux territoires occupés sous son contrôle). Un tel droit pourrait être articulé au paiement de compensations par Israël à ces mêmes réfugiés.Le retour des réfugiés palestiniens et de leurs descendants en Israël même n’est plus l’exercice d’un droit à un foyer, mais l’instrument d’une mise en minorité du groupe juif sur son territoire, donc, in fine de la disparition du seul Etat juif. Dans un Etat binational démocratique et laïc, la mise en minorité du groupe juif supprime les conditions qui font d’Israël un refuge pour les personnes juives de par le monde ; que leur droit au retour leur soit encore théoriquement reconnu, ou qu’il soit aboli comme certains l’exigent.En proposant un Etat binational qui serait de facto un Etat arabe, Rima Hassan propose de supprimer le seul Etat qui, dans sa politique étrangère comme dans sa politique extérieure, assume une perspective juive. Cela revient à faire des Israéliens juifs une minorité de plus et à suspendre le sort des communautés juives en danger au bon vouloir des politiques migratoires états-uniennes ou autres… renouvelant les conditions du drame de juillet 1938.Du côté de Rima Hassan, nous pouvons demander ce qu’elle souhaite vraiment : mettre les Israéliens au pied du mur en leur proposant le suicide politique au nom d’un idéal absolutiste et anhistorique de la justice et ainsi prendre le risque de crises toujours plus violentes lors desquelles, le rapport de force étant ce qu’il est, la situation des Palestiniens ne fera qu’empirer ? L’aboutissement sanglant d’une lutte armée à outrance qui élimine Israël et transforme les Palestiniens en tout ce que Rima Hassan prétend détester chez les Israéliens ? Ou aboutir à un compromis réaliste qui ne sera émotionnellement satisfaisant pour personne mais assurera des garanties et un avenir un peu moins dangereux pour toutes les parties du conflit ? Rima Hassan est libre de son choix, mais elle doit “en tirer toutes les conséquences”.Ce texte est une version expurgée des notes et références bibliographiques d’un article à paraître dans une revue spécialisée.* Elie Beressi est un analyste politique franco-israélien, diplômé de l’IEP de Paris.
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Publish date : 2023-11-17 05:00:15
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