“Avec sa volte-face sur la prolongation de l’utilisation du titre-restaurant aux produits alimentaires, le gouvernement envoie un très mauvais signal à notre profession”, a déploré tout récemment le chef étoilé Thierry Marx, président du principal syndicat patronal de l’hôtellerie-restauration. “Dans titre-restaurant, il y a ‘restaurant’. […] Il ne doit pas devenir un titre-Caddie”, a-t-il ajouté. Introduite en période d’inflation mais de façon temporaire, la possibilité d’acheter en supermarché, avec des titres-restaurants, des produits alimentaires non directement consommables devait prendre fin en décembre 2023. La pérennisation de cette mesure en 2024, annoncée cette semaine par le gouvernement, n’est donc pas du goût des restaurateurs.Bienvenue en France, ce pays où les affaires les plus microscopiques remontent en un instant, tant les corps intermédiaires sont faibles ou inexistants, au plus haut de l’Etat. Pour mémoire, lors d’une réunion locale du “grand débat” organisée par Emmanuel Macron au moment de la crise des gilets jaunes, l’une des personnes de l’assistance s’était plainte auprès du président de la République… que l’usage des titres-restaurants, encore eux, fût trop restreint. Autant de réactions symptomatiques du réseau de dépendances mutuelles qui lient, en France, l’Etat, les entreprises et les individus.Les titres-restaurants ont été conçus pour compenser le coût d’un repas pris à l’extérieur pour les salariés ne disposant pas de restaurant d’entreprise. Héritiers, en plein rationnement, des tickets-repas introduits par le gouvernement de Vichy et des chèques-repas (luncheon vouchers) lancés au Royaume-Uni en 1946, puis du “crédit repas” inventé en 1962 par le restaurateur Jacques Borel, les titres-restaurants sont, aujourd’hui, financés conjointement par l’entreprise et le salarié et exonérés de cotisations sociales et d’impôts (si la participation de l’employeur est comprise entre 50 % et 60 % de la valeur du titre).Un dispositif complexe et bancalA l’origine, ces chèques visaient autant à inciter à la consommation d’une alimentation équilibrée qu’à soutenir la restauration, institution française s’il en est. On peut y voir, au sein de l’entreprise, aussi une mesure égalitaire puisqu’un PDG reçoit autant de titres-restaurants, et du même montant, que le plus modeste employé. Après tout, nous n’avons qu’un estomac, et les besoins nutritifs sont grosso modo les mêmes pour tous.Mais ce faisant, l’Etat a fabriqué un dispositif complexe, contraignant et difficile à défaire (un de plus). Le salarié, en premier lieu, se voit soumis au double paternalisme de l’Etat et de l’entreprise, sommé de dépenser une somme qu’il pourrait employer autrement à des dépenses alimentaires fléchées. De surcroît, alors que les prix de la restauration sont élevés, que les rythmes de travail ont considérablement évolué, que le télétravail s’est durablement installé et que les habitudes alimentaires se sont diversifiées et individualisées, ce fléchage paraît d’autant plus suranné. L’employeur, de son côté, se retrouve dépendant d’un Etat qui pourrait, s’il le voulait, revoir ses exonérations à la baisse. Quant à l’Etat, en se faisant grand cantinier, il se retrouve le principal destinataire des revendications de tous, qui le submergent et l’épuisent.Pour toutes ces raisons, il serait bien plus simple et libéral au sens littéral que ces titres soient supprimés et que l’employeur verse au salarié leur montant sous forme de… salaire. Mais si cela ne se produit pas, c’est que tout le monde trouve son compte dans ce dispositif bancal. L’Etat s’attire les bonnes grâces des restaurateurs et distributeurs, tient les entreprises dans sa main grâce aux réductions de charges et étend ses tentacules “biopolitiques”, pour reprendre le néologisme de Michel Foucault, sur les individus. L’employeur, étant donné que les avantages en nature sont souvent perçus psychologiquement comme singuliers et partant précieux, achète la paix sociale par un cadeau qui n’en est pas un, s’exonère d’une politique salariale plus méritocratique et s’évite une pénible confrontation avec l’Etat pour faire baisser les charges. Le salarié, de son côté, perçoit le titre comme un surplus à sa rémunération qui le différencie des autres travailleurs. Tout le monde dépend de tout le monde, tout le monde le regrette et tout le monde s’en réjouit.Ce cas serait anecdotique et même comique s’il n’était pas une sorte de représentation à petite échelle de l’Etat social à la française. Au lieu de viser des prélèvements obligatoires les plus faibles possibles, on préfère un Etat généreux qui flèche les dépenses par de multiples “chèques” ou même qui, sans les orienter, redonne d’une main ce qu’il a pris de l’autre. De nombreux ménages, aujourd’hui, se retrouvent par exemple à payer de lourds impôts et à recevoir dans le même temps des aides, par exemple pour la garde de leurs enfants, alors même qu’ils pourraient ne rien recevoir tout en étant moins taxés.Il n’est pas difficile de comprendre que si l’Etat ne versait aux individus que la somme nette dont ils sont bénéficiaires le cas échéant, le résultat serait indolore pour les particuliers, mais qu’il impliquerait une administration réduite à portion congrue. Pour persévérer dans son être, l’administration doit donc se faire pléthorique, plaque tournante des prélèvements et des dépenses les plus élevés possibles. Au passage, non seulement elle ne crée aucune valeur mais elle en ponctionne chez les autres. C’est peu dire que cette grosse machine n’agit pas uniquement dans l’intérêt des citoyens mais aussi d’elle-même. Nietzsche, sans pourtant avoir l’heur de bénéficier de titres-restaurants, l’avait bien saisi. “L’Etat est le plus froid des monstres froids, écrivait-il. Il ment froidement ; et voici le mensonge qui s’échappe de sa bouche : “Moi l’Etat, je suis le peuple.”
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Author : Laetitia Strauch-Bonart
Publish date : 2023-11-18 09:30:00
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