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François Reynaert : “Pour Poutine, les frontières de la Russie ne s’arrêtent nulle part”

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Depuis L’Orient mystérieux et autres fadaises paru il y a dix ans, François Reynaert a entamé un périple dans l’histoire mondiale. Au vu de l’actualité ukrainienne, il n’est guère surprenant que le journaliste de L’Obs, formidable vulgarisateur, se penche aujourd’hui sur une Grande histoire de la Russie (Flammarion). Une lecture indispensable pour qui souhaite comprendre de façon claire et divertissante les causes profondes de l’actuel régime de Vladimir Poutine. Mais l’originalité de l’ouvrage, c’est qu’il aborde également l’histoire des pays voisins – souvent vassaux ou proies – du géant russe, de la Pologne à l’Asie centrale en passant par la Lituanie, la Suède, le Caucase et bien sûr l’Ukraine.Expansionnisme, messianisme, autoritarisme, balancier entre Ouest et Est, antisémitisme… Dans un entretien, François Reynaert analyse les racines historiques des névroses russes.L’Express : L’histoire de la Russie sur un millénaire, c’est d’abord celle du passage d’un petit réseau de principautés, situé dans l’actuelle Ukraine, à un vaste empire qui couvre aujourd’hui 17 millions de kilomètres carrés, après avoir culminé à 22 millions de kilomètres carrés au XXe siècle…François Reynaert Pour comprendre l’expansionnisme russe, il faut d’abord regarder une carte. N’importe quel petit Russe grandit en ayant en tête cette géographie, à la fois objet de fierté et d’angoisse. Ce pays est le plus grand du monde et cette immensité est indéfendable. C’est pour ça que l’histoire russe, depuis le premier conquérant, Ivan le Terrible, est marquée par ce qu’on appelle parfois “l’expansionnisme défensif”. Comme les Russes n’ont pas une montagne, une mer ou un grand fleuve qui les protègent, ils se sont sentis obligés de conquérir toujours plus de territoires, pour protéger les précédents.Une célèbre blague de Poutine, faite à la société russe de géographie en 2016, résume cet état d’esprit. Alors qu’il remet des prix à des enfants, il pose une question à un écolier de 9 ans : “Quelles sont les frontières de la Russie ?”. Et le gamin de répondre ce qu’on lui a appris en cours de géographie, à savoir que celles-ci, côté nord-est, s’arrêtent au détroit de Behring. Mais Poutine le coupe : “Non, non les frontières de la Russie ne s’arrêtent nulle part !”. Il précise ensuite que c’est une blague. En réalité, c’est une constante dans l’histoire russe.L’autre constante, dites-vous, c’est le messianisme. Quelles en sont les racines historiques ?Pour le comprendre, il faut expliquer le mythe puissant de la troisième Rome. Bercés par leur propre ethnocentrisme, la plupart des Occidentaux ne le connaissent pas. Bercés par des représentations de l’histoire issue du catholicisme, ils pensent qu’il n’existe qu’une Rome, celle où vit le pape, le seul successeur de Saint Pierre et donc le seul pivot d’une tradition qui remonte au Christ. Pour les orthodoxes, le centre de la religion a d’abord été Jérusalem, puis Constantinople. Une fois que celle-ci, au XVe siècle, tombe aux mains des Turcs ottomans, c’est Moscou, pour eux, qui est devenue la troisième capitale. Le raisonnement s’appuie même sur un moment et des symboles précis : le mariage, juste après la chute de Byzance, de la nièce du dernier empereur byzantin avec le grand prince de Moscou, à qui, selon la tradition, elle transmet les insignes impériaux. Après Rome, après Constantinople (autrement appelée Byzance), Moscou devient la capitale de l’empire et de la foi. C’est la raison pour laquelle ses grands princes, un siècle plus tard, commenceront à se nommer “tsar”, c’est-à-dire “César”, et que leur capitale est la “troisième Rome”. Au début du XVIe siècle, un moine ajoute à cela une dimension apocalyptique : la troisième Rome sera la dernière. Si elle s’effondre, le monde finit. La vocation de Moscou et de ses tsars, ce n’est donc rien moins que sauver le monde.Au XXe siècle, à ce messianisme religieux se substitue cet autre que l’on connaît bien : le communisme qui, lui aussi, prétend sauver le monde. Cette conviction d’avoir un rôle particulier dans l’histoire universelle, associé à un expansionnisme permanent, a conduit une partie des Russes à penser que, non seulement ils ont le droit de conquérir les pays voisins, mais qu’en plus, ils le font pour le bien de l’humanité.D’autant que, contrairement à l’Europe occidentale catholique et protestante, il n’y a pas eu de séparation entre pouvoir spirituel et temporel…Revenons aux débuts du christianisme. Quand l’empereur Constantin autorise cette religion dans le monde romain et commence à l’organiser, la place de chacun est évidente : le patriarche est soumis à l’empereur, auprès de qui il réside. Le pouvoir religieux obéit au pouvoir politique. Notre monde latin se distancie de cette tradition à cause d’une conjoncture historique. Au VIIe siècle, le patriarche de Rome, qu’on appelle déjà le pape, ne s’estimant plus protégé par l’empereur de Byzance, cherche un appui ailleurs. Il s’allie aux Francs, jusqu’à reformer avec eux un “Empire d’Occident”, fondé par le sacre impérial de Charlemagne, à Rome, en 800. Seulement après la cérémonie, le pape reste à Rome, Charlemagne repart dans son monde germanique (sa capitale sera bientôt Aix-la-Chapelle) et chacun peut estimer de son côté que le pouvoir de régner sur l’empire lui appartient.Pendant tout le Moyen Age, l’histoire de l’Europe occidentale sera marquée par des conflits entre papes et empereurs. On peut y voir clairement l’origine de la séparation entre pouvoir spirituel et pouvoir religieux, d’où a découlé bien plus tard notre idée moderne de laïcité. En Russie, cette séparation n’a jamais eu lieu. Il a pu y avoir des batailles entre les patriarches de Moscou et les tsars, comme au XVIIe siècle, pour savoir qui avait la prééminence sur l’autre, mais la bataille a été gagnée par les tsars. C’est le pouvoir politique qui commande. Le pouvoir religieux obéit. Quand Poutine déclare la guerre à l’Ukraine et que le patriarche Kirill va bénir des canons, cela ne choque nullement les Russes, c’est l’ordre des choses.Le drame de l’histoire russe est qu’elle est quasiment toujours tragiqueL’opposition entre occidentalistes et slavophiles est également un clivage ancien. A quand remonte-t-il ?Pour comprendre ce clivage, il faut revenir loin en arrière, à la grande rupture induite au XIIIe siècle par les invasions mongoles. L’Europe occidentale y a échappé et une partie de l’Europe orientale a été dévastée par les conquérants, mais ils sont repartis. Le monde de la Russie a été soumis aux guerriers formant ce que l’on nomme la Horde d’or pendant deux siècles et demi. C’est ce que la tradition russe appelle le” joug tatar”. A cette époque, seule la ville de Novgorod commerce encore avec l’Occident. Les autres principautés sont sous la coupe de maîtres asiatiques et ne connaissent aucune des grandes évolutions de notre Moyen Age. Par exemple, l’apport de saint Thomas d’Aquin qui fait entrer la pensée d’Aristote dans la pensée chrétienne et réconcilie ainsi, comme dit la tradition, “Athènes et Jérusalem”. Ou encore les grandes évolutions technologique ou économique, ou la naissance de la Renaissance, en Italie. De mœurs, de traditions, même après s’être affranchie des maîtres mongols (à la fin du XVe siècle), la Russie reste très marquée par l’influence asiatique.Tout change à la fin du XVIIe siècle avec Pierre le Grand. Jeune prince sans éducation, élevé dans un petit village pour échapper aux querelles intestines qui déchirent les cercles de pouvoir à Moscou, il passe sa jeunesse avec des compagnons de débauche écossais (Patrick Gordon) ou genevois (François Le Fort). Ils lui ont donné le goût de l’Europe. Alors qu’il est déjà tsar, il décide d’aller voir sur place à quoi ressemble ce monde occidental dont on lui a parlé. C’est ce qu’on appelle la “Grande Ambassade”, à laquelle il participe incognito. Il en revient avec la conviction qu’il faut européaniser la Russie et lui faire abandonner des mœurs qu’il juge lui-même barbares et arriérées. D’où le passage au costume à l’européenne, la réforme de l’armée, la fin de la barbe, ou évidemment la construction de sa nouvelle capitale de Saint-Pétersbourg (sa “fenêtre sur l’Europe”, dira un écrivain). Mais Pierre le Grand fait passer ses réformes avec une brutalité inouïe. Il est d’ailleurs lui-même d’une cruauté sans limite : quand il soupçonne sa femme d’avoir un amant, il fait couper la tête du malheureux et l’expose devant elle, et va jusqu’à tuer – peut-être de ses mains – son propre fils. Ses réformes n’ont jamais été acceptées par une partie de la noblesse russe, qui pense que l’empereur a détourné le pays de ses racines pour lui imposer des pratiques étrangères.La querelle, latente pendant longtemps, rebondit au XIXe et oppose le camp des “occidentalistes” et celui des “slavophiles”. Les premiers – dont un des grands noms est Tourgueniev – estiment que le pays doit se tourner résolument vers l’Europe, adopter les valeurs libérales, faire progresser le régime dans le sens de la liberté et du progrès social, etc. Les autres – Dostoïevski est un des plus connus de cette tendance – estiment au contraire que les valeurs occidentales sont celles de la décadence et que la Sainte Russie, slave et orthodoxe, est un pays à part qui doit avoir son propre destin et rejeter une voie qui est celle de la décadence. On retrouve l’héritage de ce courant dans les discours de Poutine, qui exalte une identité russe spécifique et tape sur une Europe pervertie par l’homosexualité ou l’idéologie du genre.N’y a-t-il jamais eu d’opportunité pour le libéralisme politique de s’imposer en Russie ? Vous rappelez que si Pierre le Grand était obsédé par de nombreuses innovations européennes, il n’a nullement cherché à importer le parlementarisme naissant ou les libertés grandissantes…Rappelons le poids sur l’histoire russe de la tradition inverse, celle de l’autocratie. Ivan le Terrible en a été l’incarnation. Il est plus qu’un de nos monarques absolus, il est Dieu sur terre. Il est capable d’exercer sur le pays une violence et une cruauté inimaginable. Sa milice a le droit de s’amuser à ravager des villages. La révolte de la malheureuse Novgorod est écrasée dans des rivières de sang. Ivan le Terrible devrait logiquement être le dirigeant le plus honni du peuple. Le problème est qu’après lui débute une période que les Russes appellent le temps des troubles, marqué par des guerres de succession terribles, des calamités diverses et, in fine, l’invasion du pays par les Polonais, dont les Russes n’arrivent à se débarrasser que dans un sursaut miraculeux. Dans l’esprit russe demeure cette idée qu’un autocrate peut être atroce, mais que ce qui vient après lui est pire. De la même façon, pour une partie des Russes aujourd’hui, l’Union soviétique a représenté une période dure, austère, mais celle qui a suivi a encore été plus pénible. D’où une nostalgie croissante pour la période communiste, que l’on retrouve par exemple dans La Fin de l’homme rouge, le livre passionnant de Svetlana Aleksievitch. L’expérience démocratique des années 1990 a en quelque sorte représenté un nouveau temps des troubles, avec les luttes sanglantes pour le pouvoir, la généralisation de la corruption, la souffrance maximale du peuple. D’où l’acceptation, par la majorité, d’un nouvel autocrate, dont on attend qu’il ramène la paix intérieure et la sécurité économique.Le drame de l’histoire russe est qu’elle est quasiment toujours tragique. En Europe, nous vivons dans le culte de petits âges d’or, d’ailleurs largement fantasmés, la Belle Epoque, les Années folles, les Trente Glorieuses. Les Russes n’ont jamais eu ce genre de périodes supposées bénies. La révolution de 1905 a essayé d’en finir avec l’autocratie et d’établir dans le pays une monarchie constitutionnelle, appuyée sur une chambre parlementaire, la Douma. Elle a rapidement été muselée par le tsar, qui l’a dissoute et a modifié le système électoral pour être sûr de l’avoir à sa main. La révolution de février, en 1917, a porté au pouvoir des gens comme Alexandre Kerenski, un avocat socialiste, admirateur sincère des grands principes de liberté de 1789, mais il a dû gouverner dans un contexte de guerre et de pénurie, et il a été balayé par la révolution bolchevique d’octobre (ou novembre, dans le calendrier occidental) qui, malgré sa promesse d’élections libres, a établi une dictature totale en quelques mois.Vous soulignez aussi que les clichés sur “l’âme russe” se sont développés en France à partir de la fin du XIXe siècle, dans un contexte de rapprochement avec la Russie. Pourquoi ?En effet, l’évolution de l’image de la Russie et des Russes en Occident, et plus particulièrement en France, est très intéressante. Quand Napoléon a mené sa campagne de 1812 contre le tsar Alexandre Ier, il fallait présenter les Russes comme des barbares à qui les vrais fils des Lumières apportaient la civilisation. Quand, après la victoire de la coalition anti-napoléonienne, Alexandre Ier est arrivé à Paris, les Parisiens étaient d’ailleurs terrifiés, pensant que leur capitale allait finir en flamme, comme Moscou. Ils ont été enchantés et surpris de découvrir la clémence du tsar, qui avait ordonné à ses cosaques d’épargner Paris et les Français. Cela étant, quand, en 1831, les Russes écrasent dans la plus grande brutalité l’insurrection des Polonais de Varsovie qui cherchaient à libérer leurs pays de l’occupation, toute l’opinion publique libérale française, viscéralement pro-polonaise, est férocement anti-russe. Cela a été ainsi pendant des décennies.Mais après la guerre perdue de 1870, le péril vient de l’Allemagne, c’est contre elle qu’il faut préparer “la revanche” d’où la recherche de l’alliance de revers avec la Russie, effective dans les années 1880. Sur le plan moral, le curieux attelage du pays de la Révolution avec celui de l’autocratie et des pogroms aurait dû faire tousser. Comme souvent en pareil cas, la propagande a trouvé le moyen de faire passer la pilule. On s’est rappelé que le pays avait produit d’immenses écrivains, Pouchkine, Dostoïevski, etc. (ce qui est tout à fait exact). On a insisté aussi sur le fait qu’on ne s’alliait pas avec des barbares, mais avec d’admirables Slaves certes sanguins, mais si chaleureux. D’où les premiers livres en France qui ont célébré “l’âme russe”, ce trait censée dater de toute éternité, qui est une invention de l’époque.Quand le peuple est mécontent du pouvoir, on détourne sa colère sur les malheureux juifs“Pogrom” est un mot russe signifiant “destruction”, aujourd’hui hélas à nouveau dans l’actualité. Comment expliquer que l’Europe de l’Est et la Russie aient été si marquées par des massacres antisémites, mais aussi, en réaction, par la naissance du sionisme ?Il faut d’abord rappeler que beaucoup de juifs se sont installés durant le Moyen Age en Pologne (qui occupait aussi l’Ukraine actuelle), car ce royaume était le seul à les accueillir. Pendant des siècles, au moment où l’antijudaïsme des prêtres et des rois avait chassé les juifs des grands pays occidentaux, la Pologne a incarné un paradis juif. Au XVIe siècle, fait inédit ailleurs, les communautés juives sont même représentées par une sorte de petit parlement, qui défend leurs intérêts. Hélas, au XVIIe siècle, une insurrection menée par les cosaques d’Ukraine – des soldats libres que les souverains et tsars installaient dans les “marches” pour protéger les frontières – change la donne. Le chef du soulèvement est Bodgan Khmeltnitski, toujours considéré comme un héros national ukrainien car il est le premier à avoir tenté d’établir une sorte de proto Etat indépendant. Ces cosaques et les paysans orthodoxes ukrainiens se sont révoltés contre la noblesse polonaise, qui les exploitait, et, emportés par leur haine et leurs préjugés religieux, se sont mis à massacrer aussi les juifs, fort nombreux dans la région. Ces massacres de centaines de milliers de malheureux, assortis de viols, de tortures, d’incendies de villes et villages, sont d’une violence inimaginable. Comme je le raconte dans un chapitre, cet immense traumatisme a des répercussions sur l’évolution du judaïsme lui-même.Entre le XVIIe et la fin du XVIIIe siècle, époque du règne de Catherine II, ces territoires, anciennement polono-lituaniens, sont conquis par la Russie. Jusqu’alors, il n’y avait pratiquement pas de juifs dans l’empire. Que faire de cette population ? Censée être une femme des Lumières, Catherine II n’opte pas pour une solution très “éclairée”. Elle décide de créer une “zone de résidence”, un territoire dont les juifs ne peuvent sortir. Sauf que ces terres sont aussi celles où se développent au XIXe siècle, les nationalismes polonais et ukrainiens, reformés sur des bases religieuses et ethniques. Alors qu’ils vivent sur ces terres depuis des siècles, les juifs sont considérés comme des étrangers par les populations. Les préjugés religieux ajoutent du carburant à cette haine. Elle va être manipulée de manière machiavélique par les tsars. Quand le peuple est mécontent du pouvoir, on détourne sa colère sur les malheureux juifs, boucs émissaires absolus, d’où les sinistres “pogroms”, déchaînés dans les années 1880. Pour asseoir cette haine encore plus largement, la police secrète du tsar fabrique même de toutes pièces le célèbre pamphlet Les Protocoles des Sages de Sion, publié en 1903, qui assure qu’une poignée de grands israélites, alliés avec les francs-maçons, ont un plan pour contrôler le monde entier.Face à cette constance de la persécution, deux grandes idées se développent chez les juifs de l’empire russe. Dans les années 1880, des groupes, de plus en plus influents, pensent que le salut ne peut venir que du retour à Sion, en Palestine. Apparaît ainsi le premier sionisme, que Théodore Herzl, journaliste et écrivain viennois, reprendra à la toute fin du siècle pour lui donner sa forme politique moderne. D’autres, bien plus nombreux, estimant que le malheur vient du nationalisme, mettent leurs espérances dans l’internationalisme qui fera taire les haines et unira tous les hommes dans la fraternité. D’où la création, à Vilnius, ville appartenant alors à l’empire russe, du Bund, le parti socialiste juif.A l’instar des empires occidentaux, l’empire russe a considérablement étendu son territoire au XIXe siècle, au Caucase, en Asie centrale ou en Extrême-Orient, en y implantant à l’occasion des populations. Pourtant, il est rarement question de “décoloniser” la Fédération de Russie…C’est juste ! Poutine, quand il essaie de séduire les pays du Sud, affirme que la Russie n’a jamais été, elle, une puissance coloniale comme l’ont été les pays occidentaux. Demandez à un Polonais ou à un Ouzbek ce qu’il en pense… Au XIXe siècle, la Russie a développé un véritable empire colonial en particulier en Asie centrale, après avoir défait des émirats sur le déclin (également convoités par les Anglais), centré sur des villes aux noms mythiques comme Boukhara ou Samarcande. Sitôt ces immenses territoires conquis, les tsars y ont fait venir des colons pour les mettre en valeur. Ça n’est pas si loin de ce qu’a pratiqué la France en Afrique.Quand Lénine arrive au pouvoir, il prétend en finir avec un empire qui était, selon ses termes, “la prison des peuples”. D’où la “politique des nationalités”, le caractère fédéral de l’URSS, censée être une union de peuples libres et égaux. Il est bien évident que, dans les faits, les républiques fédérées n’avaient aucune autonomie et que le respect supposé des identités de chacun était très relatif. Commissaire aux nationalités, chargé de dessiner les frontières, Staline a d’ailleurs fait exprès de les tracer en créant partout des poches de minorités dans le but de “diviser pour régner”, stratégie classique des puissances coloniales. On en voit encore les conséquences aujourd’hui, dans l’interminable guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan qui se sont déchirés autour de l’enclave du Haut-Karabakh, située en Azerbaïdjan mais peuplée (jusqu’à il y a peu) d’Arméniens, ou avec les tensions autour des minorités entre le Tadjikistan, l’Ouzbékistan ou le Kirghizistan.L’originalité de votre livre, c’est que vous vous intéressez aussi aux voisins de la Russie. Vous rappelez notamment l’importance de l’histoire polonaise, souvent méconnue et minorée en France…Je suis heureux que vous me posiez cette question. L’histoire polonaise est fascinante et j’essaie, dans ce livre, de lui rendre sa juste place. Jusqu’au XVIIe siècle, la Pologne unie à la Lituanie pour former la République des Deux Nations est un des Etats les plus puissants d’Europe. Ce pays gigantesque et multiethnique englobait les actuelles Pologne, Lituanie, Biélorussie ou Ukraine et s’étendait de la Baltique à la mer Noire. Son système politique était incroyable : la noblesse – assez vaste – disposait de toutes les libertés, celle d’élire le roi et celle de refuser n’importe quelle loi qui pouvait n’être adoptée qu’à l’unanimité. Le bon côté de ce régime est qu’il a évité à la Pologne les guerres de religion qui ont déchiré l’Europe aux XVIe et XVIIe siècles. Son drame est qu’il a rendu le royaume ingouvernable et en a fait un terrain de chasse pour toutes les puissances européennes, qui chacune essayait de placer ses candidats pour obtenir le trône, ou soudoyait la noblesse pour défendre ses intérêts.Finalement, dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, lors de trois “partages” successifs, la Pologne-Lituanie a été littéralement mangée par ses trois voisins, l’Autriche, la Prusse et la Russie. En 1795, après une dernière et magnifique insurrection, conduite par le héros Kosciusko et écrasée dans le sang, l’une des plus anciennes et des plus grandes puissances européennes est rayée de la carte. Les Français n’ont pas en tête ce traumatisme absolu. L’équivalent serait une France entièrement dépecée par les vainqueurs de Napoléon en 1815 et occupée par les Anglais, les Russes, les Autrichiens ou les Espagnols pour plus d’un siècle. Cette disparition a représenté pour les Polonais une blessure dont ils ne sont toujours pas vraiment remis.Le pays a été ressuscité en 1918. Hélas en 1939, il est à nouveau dévoré par deux bourreaux, Hitler et Staline, qui s’y conduisent avec une brutalité dont nous autres Occidentaux n’avons que peu conscience. Puis en 1945, il doit subir le joug soviétique, avec le sentiment qu’une fois de plus, les puissances de l’Ouest, qui sont pourtant entrées en guerre pour la défendre, l’ont laissé tomber. Avec celle de la Pologne, j’essaie d’aborder d’autres histoires elles aussi trop méconnues, évidemment celle de l’Ukraine, mais aussi celle de la Suède, dont on a oublié qu’elle a été la grande puissance militaire du XVIIe siècle, ou encore de la République tchèque ou de la Roumanie. Tous ces pays sont nos alliés et nos partenaires, il est grand temps de sortir de notre nombrilisme national et de s’intéresser à eux…”La grande histoire de la Russie et de son empire et de ses ennemis”, par François Reynaert. Flammarion, 419 p., 23 €.



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Author : Thomas Mahler

Publish date : 2023-11-19 15:30:00

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