“L’extrémisme” a toujours eu, dans le régime de Vladimir Poutine, des contours flous. Ont été extrémistes les Témoins de Jéhovah, des opposants politiques, des militants de la cause LGBT, des activistes écologiques ou contre la corruption… Depuis le 13 octobre dernier, c’est le métier d’avocat qui, à son tour, est une preuve “d’extrémisme”. À cette date, et à quelques heures d’intervalle, trois avocats, actuels ou anciens, d’Alexeï Navalny, sont visés par des perquisitions et arrêtés.Le parquet requiert leur mise en détention provisoire, que le juge s’empresse d’approuver. Igor Sergounine, Vadim Kobzon et Alexeï Liptzer sont accusés de “participation à une organisation extrémiste”. Le 16 novembre, Rosfinmonitoring, le gendarme financier russe, les inscrit tous trois sur sa liste des personnes “terroristes et extrémistes”. Ils risquent de lourdes peines de prison.On aurait pu penser que la société civile russe – ou ce qu’il en reste – serait habituée à voir les répressions franchir sans cesse de nouveaux paliers. Mais “on ne s’attendait pas à ce qu’ils aillent jusque-là”, témoigne Ivan Jdanov, directeur du Fonds de lutte contre la Corruption, l’organisation d’Alexeï Navalny qui poursuit ses activités en exil, “c’est de la folie”.Défendre Nawalny, un acte “extrémiste”Ce n’est pourtant pas la première fois que le régime de Vladimir Poutine s’attaque à des avocats. En 2021, Ivan Pavlov, défenseur d’un journaliste accusé d’espionnage et chef de “Premier bureau”, un groupe d’avocats engagés pour les droits de l’homme, avait lui-même été visé par une enquête criminelle et contraint de quitter le pays. Quelques mois plus tôt, l’association d’avocats “Komanda 29”, qu’il avait fondée en 2015, avait été déclarée “indésirable” et plusieurs de ses membres taxés “d’agents de l’étranger”. Mais dans tous ces exemples, souligne Ivan Jdanov, les autorités russes avaient inventé un prétexte quelconque, qu’il s’agisse de liens fictifs avec des pays étrangers ou d’affaires de corruption, tout aussi inexistantes. “Mais cette fois, ils ne se cachent plus. C’est le fait même de défendre Alexeï Navalny qui est considéré comme de l’extrémisme.”L’affaire crée un précédent dangereux, alors même que le métier d’avocat en Russie a toujours été complexe. Dans un système judiciaire qui condamne les accusés dans la quasi-totalité des cas, le rôle de l’avocat est d’obtenir la peine la plus légère possible, de parvenir à s’arranger avec juges et procureurs pour faire en sorte, par exemple, que son client ne soit condamné qu’à une peine sans emprisonnement.Dans le cas spécifique des procès politiques, c’est non seulement la condamnation, mais aussi la peine de prison ferme qui, bien souvent, est acquise d’avance. Le rôle de l’avocat est alors différent. “D’un point de vue juridique, l’avocat ne sert pas à grand-chose à un prisonnier politique, reconnaît Natalia Morozova, avocate pour le centre de défense des droits de l’homme Mémorial, lui aussi contraint à l’exil. Mais sur le plan pratique, l’avocat joue un rôle central dans la vie d’un détenu, car on ne peut pas lui interdire d’aller le voir en prison, contrairement à la famille et aux médecins, qui sont soumis au bon vouloir des juges, des policiers et de l’administration pénitentiaire. Pour le détenu, les avocats représentent donc souvent le dernier lien avec le monde extérieur. Ils lui donnent les dernières nouvelles, car celui-ci n’a souvent aucune source d’information – juste, dans le meilleur des cas, la télévision d’Etat.”Faire passer des messagesÀ l’inverse, l’avocat est aussi la seule façon, pour un détenu, de faire passer des messages à l’extérieur. “Il peut dénoncer des tortures, des mauvais traitements ou un manque de médicaments”, explique Natalia Morozova. “L’avocat peut faire améliorer ses conditions de détention, s’assurer que ses droits soient respectés et lui faire passer, par exemple, une brosse à dents, ajoute Ivan Jdanov. Cela peut sembler trivial, mais c’est très important”.Mais ce travail est devenu dangereux. Déjà, très peu d’avocats acceptaient de se charger des dossiers politiques : ils seront désormais encore moins nombreux. “C’est très difficile de trouver des avocats pour Alexeï, déplore Ivan Jdanov. Tout le monde a compris que le défendre, c’est risquer de finir soi-même en prison. Mais certains considèrent que défendre Alexeï est leur devoir professionnel et ils le font malgré les risques.” Les nouveaux avocats du célèbre opposant se font cependant aussi discrets que possible, donnant peu d’interviews dans les médias. Ils n’ont, de fait, pas souhaité parler à L’Express.Avocats de papierPour Natalia Morozova, l’objectif à terme des autorités est de réduire les avocats “à un rôle de décorum”. “Les autorités russes sont très attachées aux apparences, à ce que les institutions aient l’air d’exister. C’est pour cela que nous avons toujours des tribunaux, des élections et des campagnes électorales. En même temps, ils veulent faire peur aux avocats indépendants pour qu’ils quittent le pays ou qu’ils refusent de se charger d’affaires politiques. Celles-ci seront confiées à des avocats commis d’office qui travailleront main dans la main avec les enquêteurs et feront tout ce qu’ils leur demandent.”Cette vision de l’avenir n’a rien d’un fantasme. Elle est déjà réalité dans un pays qui préfigure ce que pourrait bientôt être le régime poutinien : le Bélarus. Dans ce pays, le métier d’avocat indépendant a pratiquement disparu. “Les rares qui restent ne peuvent plus s’exposer médiatiquement pour parler de leur client, raconte Natalia Morozova. Ils travaillent presque clandestinement. Résultat, on ne sait pas ce qui arrive aux prisonniers politiques. Une ou deux fois par an, une lettre passe, et l’on sait qu’il est toujours en vie. C’est tout. Et c’est ce qui nous attend.”
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Publish date : 2023-11-20 15:52:51
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