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Model/Actriz : “Notre priorité reste d’être un antidote au nihilisme”

Model/Actriz : “Notre priorité reste d’être un antidote au nihilisme”



On avait déjà eu vent de leurs penchants pyromanes. De cette capacité à embraser les clubs obscurs du New York underground, humecter les corps, façonner une atmosphère extatique. Alors vivre, à notre tour, l’expérience Model/Actriz dans l’antre du Point Éphémère relevait autant de la curiosité que de la fièvre : celle d’observer le phénomène de nos yeux. La semaine dernière, les quatre Américains étaient de passage à Paris pour une date en ces lieux et nous avons tout (vraiment tout) sauf été déçus. 

Face à une salle pleine à craquer, lumières rutilantes et ambiance scénique toute en tension, Cole Haden — leader et chanteur du groupe — s’élançait face à nous en sulfureuse madone, voile mauve transparent délicatement posé sur sa chevelure. Charismatique, ensorceleur et définitivement hypnotique, il fendait la foule dès le troisième morceau, prenant en otage regards comme entendements, semant pogos et slams sur son passage. Avant de regagner ses compères — Ruben Radlauer (batterie), Aaron Shapiro (basse) et Jack Wetmore (guitare) — pour clôturer un show riche en fluides, cœurs battants et danses effrénées. 

Quelques heures auparavant, c’est en loge qu’on retrouvait les têtes pensantes du groupe, Cole et Ruben, tandis que les deux autres préféraient la convivialité du bar au passage un peu ritualisé de la promo (et on les comprend). Parmi leurs affaires parsemées çà et là, le duo nous a parlé de Lady Gaga, des conservateurs du Delaware et de rouge à lèvres. De joie, aussi. Rencontre. 

On vous accole volontiers les étiquettes de post-punk, noise ou rock industriel, mais vous correspondent-elles ? Comment qualifieriez-vous votre musique ?

Cole (chant) — Même s’il y a un aspect bruitiste, pour la décrire, il est plus pertinent de parler du cadre dans lequel elle s’inscrit que du genre en tant que tel. Notre musique est faite pour être dansée. Nous voulons que les gens puissent se sentir plus connectés à eux-mêmes et aux personnes qui les entourent, au gré de l’expérience d’écoute.

Ruben (batterie) — Je pense que c’est le rêve de tout artiste de s’affranchir d’un genre musical. Mais s’il fallait qualifier ce qu’on fait, je dirais de l’industrial dance, parce que j’ai l’impression que c’est assez vague pour nous correspondre et c’est plutôt quelque chose de sonore. Cela n’implique rien en termes de style ou d’image, c’est juste une musique très connectée au mouvement. C’est quelque chose de central dans notre réflexion, la façon dont le son anime le corps.

Il y a quelque chose de très paradoxal dans votre musique : elle fait naître un sentiment d’urgence avec ce son très industriel, tout comme une envie de danser frénétiquement par ses contours dance. Est-ce intentionnel ?

Cole — Oui, cela a à voir avec la palette artistique avec laquelle nous travaillons. Quand la plupart des musiques utilisent l’harmonie pour créer une tension puis un relâchement, nous essayons de créer cela avec du bruit et le langage de la musique de club.

Ruben — Oui, nous avons eu beaucoup de conversations à ce propos, sur l’intensité des émotions positives, ou sur pourquoi c’est important d’apprécier une expérience en acceptant le chagrin, l’anxiété et la solitude. Ce sont comme les revers d’une même pièce à bien des égards. Donc je pense que notre musique essaie de mettre en valeur à la fois les parties explosives et douloureuses de la joie et de l’amour, tout en célébrant les émotions les moins agréables.

Le groupe s’est formé à l’issue d’une de tes performances, Cole, où tu te tordais sur le sol dans un corset, le visage couvert de faux sang…

Cole — Oui ! Je faisais une sorte d’opéra électronique de mon côté. Ruben et Jack avaient commencé à jouer ensemble. Les deux premières chansons que nous avons sorties sont d’ailleurs des choses qu’ils avaient composées par eux-mêmes à ce moment-là. Et j’ai fait le grand saut, ça me semblait naturel de le faire. Quand j’ai rejoint le groupe, j’ai aimé ressentir ce que tu viens de mentionner, la frénésie, ce genre d’émotions. J’ai réalisé que c’était un peu ce qui me manquait.

Il semble que la musique soit quelque chose de familial, chez vous, impulsé par vos pères respectifs. Est-il vrai que vous jouiez déjà ensemble, enfants ?

Ruben — Jack (le guitariste, ndlr) et moi avons grandi en nous voyant tous les deux ou trois ans. Nos deux familles étaient amies. On ne se connaissait pas vraiment bien, mais quand on avait douze ans, nous avions joué de la musique tous ensemble, avec nos pères. Le mien était à la basse, moi à la batterie, Jack à la guitare et son père à la trompette. 

Cole — Le père de Jack à la trompette ? C’est la première fois que j’entends ça !

Ruben — Nos deux pères étaient bassistes, je suppose que le mien a gagné le débat de savoir qui allait pouvoir en jouer ! (rires)

Vous ont-ils inspiré, musicalement et artistiquement ?

Ruben — Pour ma part, définitivement. En grandissant, j’étais constamment entouré de musique. Mon père m’en a appris les bases, le langage, il m’a aussi ouvert à des styles que j’ai un peu délaissé aujourd’hui, ce qui est intéressant. Ensemble, on parle toujours beaucoup de rythme et de mélodie, c’est comme si on jouait constamment tous les deux.

Que pensent-ils de Model/Actriz ?

Ruben — Ça les amuse tellement que l’on soit dans un groupe ensemble. Ça doit être comme un rêve devenu réalité pour eux. Vos enfants et vos vieux potes qui jouent de la musique ensemble et des années plus tard, ça se concrétise. Ils l’ont vraiment provoqué.

Cole — Toutes nos familles nous soutiennent beaucoup. Elles viennent à nos concerts, à toutes les dates qui ont lieu là où elles vivent.

Ruben — D’autant plus que nous avons écrit l’album chez les parents d’Aaron principalement, dans leur sous-sol, un petit peu chez le grand-père de Cole qui a une cabane dans les bois, puis une toute petite partie dans la maison de mes parents.

Quelles étaient vos influences à l’adolescence ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?

Cole — J’ai fait beaucoup de théâtre en grandissant, peut-être jusqu’au début du lycée. Ça m’a forgé, en plus de développer une admiration pour des divas telles que Liza Minnelli, Patti LuPone, Bernadette Peters… En transposant cela dans la musique d’aujourd’hui, j’ai été touchée par des pop stars comme Lady Gaga, Gwen Stefani ou Janet Jackson.

Ruben — Comme j’ai traversé beaucoup de phases différentes et grandi avec une sorte de mentor musical familial, il m’a fallu un peu plus de temps pour identifier mon propre style. J’étais en quelque sorte absorbé par un ensemble de goûts musicaux déjà existants et formés. Au début de mon adolescence, j’étais vraiment passionné par l’intelligent dance music et lorsqu’il y a eu l’émergence de la dubstep, je me suis intéressé à cette conception sonore et ce genre d’aspects rythmiques. Mais mes influences d’adolescent sont aussi importantes que celles d’aujourd’hui.

Et malgré ces influences pop, c’est vers le post-punk que vous vous êtes dirigés.

Ruben — Une fois que j’ai changé d’école, j’ai rencontré un tas de gens qui étaient très impliqués dans le DIY, la scène indie garage rock punk locale par exemple. Je me suis lancé là-dedans, et j’étais tellement excité d’avoir une communauté, pour la première fois, au lieu de simplement être seul dans ma chambre à faire de l’EDM bizarre.

Cole — Je ne fais pas que ça, mais c’est là où je passe le plus de temps artistiquement, en effet. Ces influences, nous les intégrons à la toile qu’est notre musique. J’ai l’impression que cela fait partie intégrante du groupe, de prendre ces choses qui sont si puissantes dans un show pop. Cela nous rend plus inclusifs : la place du public est aussi importante que la nôtre sur scène. C’est peut-être tout ça qui distinguerait nos concerts des autres, et des artistes qui font une musique similaire à la nôtre.

Pourtant, vos concerts se singularisent par l’atmosphère très tendue que vous insufflez, quelque chose de l’ordre de la confrontation, presque de la violence. Quel rapport entretenez-vous avec la scène, et comment le public réagit-il la plupart du temps ? 

Ruben — Ce genre de perception continue de nous suivre, celle de performances qui seraient confrontationnelles. Alors que je pense qu’à chaque instant, nous essayons justement de l’être le moins possible. Quand Cole est dans le public, en train de chanter devant quelqu’un, c’est une expérience partagée. C’est un moment privé, en quelque sorte.

Cole — Le but n’est pas de mettre les gens mal à l’aise, mais il y a paradoxalement un moment d’inconfort qui invite ensuite à se sentir encore mieux après. Quand je suis dans la foule, je cherche des gens. J’ignore ceux qui pourraient se sentir mal à l’aise, et je trouve plutôt ceux qui cherchent à avoir un échange en se montrant émotionnellement vulnérables les uns envers les autres. Nous quittons la scène avec le sentiment d’avoir une intimité spéciale avec le public, et cela donne aux gens l’impression d’entrer en tant qu’étrangers mais de repartir en amis.

Dans l’un des morceaux de votre album, Crossing Guard, vous chantez le vrai nom de Lady Gaga : “Stefani Germanotta”. Une référence assez inattendue venant d’un groupe post-punk. Pourquoi cette artiste ? Qu’avez-vous en commun avec elle ?

Cole — Je ne peux que l’espérer, avoir quelque chose en commun avec elle ! Elle a été l’archétype grâce auquel j’ai commencé à réaliser que je voulais écrire à mon tour, au lieu de chanter les paroles des autres. Elle a une certaine honnêteté, en plus d’un amour et une compassion inconditionnels. Je prononce son nom dans cette chanson comme si elle était une sainte, je l’invoque pour me donner la force de faire les mêmes choses qu’elle : dans mon esprit, elle est une icône qui m’inspire à tendre vers une meilleure version de moi-même. J’ai l’impression d’avoir appris grâce à elle.

Cole, plus jeune, tu avais invité une amie à aller à un concert de Lady Gaga, justement, avant qu’une dame de son Église ne s’y oppose et lui écrive une lettre pour la dissuader de s’y rendre. As-tu grandi dans un milieu particulièrement conservateur ?

Cole — Oui. Dans le sud du Delaware, il y avait des gays tout comme des libéraux, mais dans l’ensemble c’était très largement conservateur. Et lorsque que ça s’est produit, j’étais vraiment étonné. Je n’étais qu’au début du lycée. Quand mon amie m’a montré ça et m’a dit qu’elle ne pouvait pas y aller, je me suis senti comme une personne dangereuse. À la fois dans le bon comme dans le mauvais sens. Je ne déteste pas ces gens, je comprends d’où ils viennent. C’est juste que…  Si je les avais écoutés, je ne serais pas là aujourd’hui. Heureusement, il y avait ma famille, et j’ai eu des professeurs très gentils qui ne m’ont jamais dissuadé de continuer à être comme je suis… C’est ce qui m’émeut plus encore. Ils ont vu que j’étais différent.

Tu as cette manière d’être sur scène, avec des danses lascives, tu t’y mets du rouge à lèvres avant que le show ne démarre… Tu es loin des représentations parfois stéréotypées et virilistes du punk. As-tu l’ambition d’en réinventer l’imagerie ?

Cole — Je me mets du rouge à lèvres parce que cela s’apparente à un rituel. C’est une manière de me dire, et de dire au public, que le spectacle commence. Et une fois le rouge à lèvres appliqué, alors un seuil a été franchi. Nous pouvons commencer. Je dirais que je suis désillusionné par beaucoup de musiques post-punk qui manquent de passion. Généralement, je ne me retrouve pas tellement dans les représentations de ce genre. Ce que je veux, c’est aller de l’avant, inspirer d’autres personnes à s’immiscer dans ce genre, si c’est ce qu’elles veulent. En changer l’image n’est pas uniquement de mon ressort dans ce groupe, nous sommes tous très désireux d’effacer le nihilisme qui y a été prégnant. D’une certaine manière, c’est apocalyptique, mais ce que nous voulons plus encore est que tout cela soit une joyeuse fête. Et il n’y a pas beaucoup de joie dans le post-punk.

Cole, tu disais d’ailleurs dans une interview au NME que tu “n’avais tout simplement pas de porte d’entrée dans la communauté” et que “[tu t’en] sentais exclu”. Noise rock et post-punk sont-ils des milieux machistes ?

Cole — Eh bien… J’ai appris que je n’avais pas besoin d’attendre une invitation pour pouvoir m’y convier moi-même…

Ruben — Personne n’a jamais été désagréable. C’était comme si c’était difficile d’être pris au sérieux. Je pense que depuis que nous nous sommes reformés en 2019, notre priorité reste d’être un antidote au nihilisme : supprimer toute posture et la frontière entre les artistes et le public pour rééllement partager, au lieu d’avoir une sorte d’attitude blasée, machiste ou je m’en-foutiste. Ce n’est pas le cas de tous les groupes de ce genre-là, bien sûr, mais il y a tout de même une sorte d’image omniprésente : celle de l’interprète inaccessible, enveloppé de mystère, blasé, indifférent. Nous nous soucions tous beaucoup des personnes qui nous écoutent, et sommes honorés de recevoir cette attention en retour. 

Il semble que l’image du punk tende à évoluer, notamment à travers le discours, avec des groupes comme Idles, par exemple, qui s’emparent de sujets comme la masculinité toxique, l’extrême droite… 

Ruben — Oui, ils sont géniaux. Honnêtement, la plus grande influence est leur album intitulé Joy as an Act of Resistance. Je pense que la joie est un beau sentiment, j’y pense tout le temps. En termes d’énergie et de théorie, nous avons beaucoup de concordances mais musicalement, j’ai l’impression que nous visons des choses différentes. Ce qui est cool parce que nous faisons une musique qui sonne différemment mais qui touche au même enthousiasme.

Cole — Je veux absolument éliminer la perception de la masculinité. J’ai l’impression que ce que j’essaie de faire sur scène, c’est peut-être justement de célébrer ma féminité. Et avec cet album, nous avons été très heureux de croiser le chemin de personnes très différentes dans les concerts. Nous nous en sommes nourris.

Avez-vous des références musicales françaises ?

Ruben — Justice ! C’est l’un des meilleurs groupes qui soient, je pense. Cross est un grand album pour moi.

Cole — Serge Gainsbourg, aussi. Ça va vous paraître si basique… (rires)

Ruben — Il y a La Femme que j’aime beaucoup également.

Cole — Et Colleen, notamment son album A Flame, My Love of Frequency.

Ruben — Il y en a d’autres encore, définitivement plus !

Votre premier album, Dogsbody, est sorti en février dernier : comment est-il né ? 

Ruben — Je dirais que c’est le fruit de six années d’un travail préliminaire, en un sens. Nous avons commencé à travailler sur l’album en 2017, de manière assidue, mais ça n’avait pas abouti. Le groupe s’est séparé, puis nous nous sommes reformés à nouveau en 2019. Avant de passer deux ans et demi à écrire assez intensément, parfois même quatre ou cinq jours par semaine.

Cole — Ça semble surréaliste, dans des moments comme celui-ci, d’en parler. Parce que ça y est, c’est vrai. Ça y est vraiment.

Dans une interview à Pitchfork, vous disiez que cet album était pour vous “le point culminant de beaucoup de souffrances”. À quoi sont-elles liées ?

Cole — J’avais l’impression de ne pas me reconnaître. Écrire ces chansons, c’était comme refaçonner mon reflet dans le miroir. Mieux comprendre, aussi, ce qu’il se passait en moi. Ce que cet album représente, c’est ce que je veux que les gens vivent pendant nos concerts : même si les textes parlent de moments douloureux, l’interprétation que l’on en fait sur scène indique que ces maux ont été surmontés. Que nous avons gagné.

Ruben — Mais la douleur l’a aussi emporté, en un sens. 

Cole — Nous avons gagné ensemble, ouais. Avoir écrit ces chansons signifie, d’une certaine manière, être parvenu à accepter que ces douleurs soient dans ma vie et les utiliser pour en faire quelque chose de plus beau.

Ruben — Je pense que Dogsbody est un album de passage à l’âge adulte, à la fois par le contenu lyrique et l’époque de notre vie à laquelle nous l’avons enregistré. Cole et moi vivions ensemble la plupart du temps pendant ce travail. C’était juste incroyable de voir sa progression tout comme la douleur, voir comment cette dernière était filée dans la musique. C’était comme faire nos premiers pas sur un escalier encore couvert de brume. Il y a eu une période sombre dans nos vies à tous les quatre. Les paroles de Cole sur l’album résonnnent pour nous tous de différentes manières, que ce soit intentionnel ou non.

Propos recueillis par Louise Lucas



Source link : https://www.lesinrocks.com/musique/model-actriz-notre-priorite-reste-detre-un-antidote-au-nihilisme-601395-20-11-2023/

Author : Louise Lucas

Publish date : 2023-11-20 10:23:57

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