“C’est fou combien la beauté, l’amour et l’intelligence conservent”, remarquait une jeune fille en transe dans l’escalier à la sortie du théâtre de la Ville ce dimanche 19 novembre où Angela Davis, à l’approche de ses 80 ans, venait de se prêter à une conversation de deux heures avec l’historienne de l’art contemporain Elvan Zabunyan.
Comme si, à l’image de la joie éprouvée par des centaines de jeunes femmes présentes dans la salle – des collégiennes, des militantes d’associations féministes et anti-racistes, comme “Divines”, association afro-caribéenne luttant contre la LGBT-phobie et le racisme, mais aussi un grand nombre de figures de la pensée, de la littérature ou de la politique, de Laure Murat à Sandrine Rousseau, de Charles Berling à Adèle Haenel ou Nadège Beausson-Diagne –, la générosité criante de la militante et philosophe américaine, connue pour ses engagements passés et présents contre toutes “les institutions répressives et racistes” suscitait plus que n’importe quelle autre figure intellectuelle et militante une admiration infinie. Une icône prête à embrasser les foules, émue jusqu’aux larmes par l’émoi qu’elle-même suscite auprès de celles et ceux qui l’admirent.
Une conversation entamée en 2020
On pouvait mesurer l’intensité de cette fascination pour Angela Davis dans l’électricité palpable dans l’air de la grande salle rénovée du théâtre de la Ville, à quelques pas de la marche pour la paix qui venait de s’achever au moment où la conversation débutait sur scène. Peu de figures de l’activisme politique et de la réflexion philosophique contemporaine peuvent susciter autant qu’Angela Davis un tel engouement, traversant plusieurs générations, y compris celles pour qui les Black Panthers, le mouvement pour les droits civiques ou l’horizon marxiste appartiennent aux livres d’histoire. Écouter aujourd’hui Angela Davis quand on a moins de 20 ans signifie bien que sa vie et son œuvre restent des phares pour la jeunesse militante : celle qui s’engage contre le sexisme, le racisme, le capitalisme, les institutions de répression et toutes les formes de domination sociale. Une vie et une œuvre qui, par la radicalité qui les traversent, continuent aussi de déranger, comme l’a rappelé la récente décision de la présidente de la région Île-de-France Valérie Pécresse de ne pas baptiser un lycée de Saint-Denis (93) de son nom
Invitée, dans le cadre du festival d’Automne, par l’historienne de l’art contemporain Elvan Zabunyan, spécialiste de l’art africain-américain, à parler des affinités entre l’art et l’activisme politique, Angela Davis tenait ce soir-là à poursuivre une conversation entamée en 2020 sur cet enjeu essentiel à ses yeux, rappelant “la centralité de l’art dans le développement des luttes des peuples pour la démocratie, la justice, la liberté et l’égalité”. Évoquant quelques-unes des musiciennes et chanteuses de la soul qu’elle affectionne – Roberta Flack, Bessie Smith, Nina Simone, Billie Holiday, Terri Lyne Carrington ou Cécile McLorin Salvant –, Angela Davis a tenu à rappeler combien la musique noire était ancrée dans la quête de liberté ; c’est une “musique de libération”, telle qu’elle l’analysait déjà dans son essai Blues et féminisme noir (Libertalia, 2017). Elle dit se “sentir pleinement libre” en écoutant ces chanteuses.
“L’art est un phare”
Évoquant aussi l’importance des artistes plasticiennes, telles Faith Ringgold, Angela Davis a insisté sur les pouvoirs de l’art en général : “ L’art est un phare qui permet de sentir et de ressentir ce que nous ne savons pas encore nous-mêmes”, suggérait-elle, en théoricienne esthétique autant que militante politique, attachée à cette capacité qu’a l’art de relier des énergies collectives, de dessiner des possibilités d’avenir.
Évoquant son affection passée pour Jean Genet, invitant au passage à mettre tout en œuvre pour que cesse la guerre contre les Palestinien·nes, Angela Davis assuma sa radicalité politique en rappelant combien la “carcéralité”, le geste d’emprisonner, de punir, de violenter, contaminaient les imaginaires politiques. Dénonçant les institutions répressives et racistes qui nous font croire qu’on a besoin d’elles pour vivre en sécurité, exigeant des “réformes-non-réformistes” ouvrant un futur sans police, sans prison, sans centres de détention pour étranger·ères…, Angela Davis prouva dans ce théâtre de la Ville électrisé qu’elle n’avait rien perdu de sa verve militante. Et qu’avec elle, dans son sillage, des générations d’héritier·ères d’activistes étaient prêt·es à prendre le relais.
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Author : Jean-Marie Durand
Publish date : 2023-11-20 18:48:39
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