Soleil couchant de juillet 2020. L’odeur des grillades brûlées envahie la terrasse de la maison de Pierre Jouvet. L’édile de Saint-Vallier (et porte-parole du Parti socialiste) a convié à dîner son ami Luc Broussy, président du Conseil national du PS, tandis que ce dernier parcourt l’autoroute des vacances, direction Cannes. Jérôme Guedj est aussi dans le coin. Un “road trip” en van dans la région, avec son fils. Le hasard fait bien les choses. Forcément, la fine équipe parle politique, de cette gauche au fond du seau, des scénarios à envisager. “Oh mais moi, je suis loin de vos histoires”, grommelle Guedj. L’ancien député de l’Essonne a quitté les rives de la politique depuis la fin du quinquennat Hollande et la lourde défaite présidentielle du candidat Benoît Hamon, dont il était le porte-parole. Il a sa boîte de conseil sur le grand âge, sa marotte. “Plus la soirée passait, plus on vidait ma cave et plus le virus de la politique se réactivait chez lui”, se souvient l’hôte, Pierre Jouvet, qui le convainc de venir à Blois le mois suivant, là où se tiendra la traditionnelle rentrée politique de la vieille maison rose. À vrai dire, la politique manque à Guedj. Il s’ennuie dans sa nouvelle vie.Quand le Premier ministre Édouard Philippe lui a proposé d’aider Agnès Buzyn, il n’a pas hésité une seconde. Quand la pandémie de Covid met la France à l’arrêt, il fait une nouvelle offre de service à Olivier Véran, devenu ministre de la Santé. Combien de fois son nom est revenu pour intégrer le gouvernement ? Le locataire de Matignon aimerait bien compter sur son vieux pote de Sciences po avec qui il révisait l’ENA dans le bureau d’un sénateur nommé Jean-Luc Mélenchon en 1995. La belle époque. “Je suis trop de gauche pour ton président”, s’excusera Guedj. Retour au PS donc. Il intègre le petit cénacle des proches d’Olivier Faure. Sa mission ? Remuscler le discours sur la laïcité et retisser les liens avec la “bande” du Printemps républicain.”Raconte moi comment c’était Mélenchon avant ?”Deux ans plus tard, en 2022, quand se dessine l’idée d’une coalition des gauches en vue des législatives, après l’effondrement historique du PS à l’élection présidentielle de 2022, Jérôme Guedj est aux premières loges. Si Mélenchon badine avec les écologistes et les communistes, il fait la sourde oreille aux mains tendues des socialistes. Une idée fuse dans la tête de Faure : et si Jérôme Guedj, celui qui fut le disciple, tissait le lien ? Le retour du fils prodigue dans les bras du père ? “Non, je ne peux pas. La rupture a été trop forte. Ce serait contreproductif”, balaie Guedj, presque ému. Quinze ans qu’ils ne se sont pas parlé, ou si peu et toujours avec violence.Souvent Jérôme Guedj a la larme à l’œil. “C’est un sentimental, un vrai, mais cela régit un peu trop souvent son action politique”, souffle un de ses vieux amis. Cinq ans plus tôt, en 2017, il regardait de ses mêmes yeux humides la campagne de son ex-mentor. Il aurait tant aimé en être. Il a même tenté de convaincre Benoît Hamon de se retirer de la course, pour laisser le champ libre au vieux. Quand la Nupes organise son premier meeting au printemps 2022, la moutarde lui monte au nez en voyant Mélenchon venir saluer son fils et lui serrer la main, sans un mot. Mélange de sentiments : l’émotion de revoir un père, la colère face au vieux, incapable d’oublier les chagrins du passé.À l’Assemblée nationale, on ne fait pas plus Nupes que Jérôme Guedj chez les socialistes. “Malheur à celui qui fait péter la Nupes”, chante-t-il d’interview en interview. Il rêve de primaires de la Nupes pour préparer 2017, et les insoumis l’adorent. Pendant les interruptions de séances à l’été 2022, la jeune garde insoumise vient le voir, les Quatennens, Léaument et consorts. “Raconte-moi comment c’était Mélenchon avant ?” Alexis Corbière se joint à la conversation. Les deux narrent la grande et belle histoire aux petits jeunes.”Je me suis trompé sur Jean-Luc Mélenchon”Qui pouvait imaginer qu’il précipiterait la Nupes dans une impasse dont elle ne sortira jamais ? Le 8 octobre, au lendemain des massacres du Hamas dans les Kibboutz du sud d’Israël, Jérôme Guedj réagit au communiqué du groupe LFI qui refuse de condamner l’assaut terroriste du Hamas. Des exactions qu’ils qualifient “d’offensive armée de forces palestiniennes”. “Ça me dégoûte de voir et de constater que certains ont immédiatement été dans une forme de relativisme, de renvoi dos à dos, d’absence de ce minimum de compassion qui fait notre humanité commune”, réagit le député à la radio RCJ (Radio de la communauté juive), puis fait tomber le couperet : “la question” de rester dans la Nupes “se pose”.Olivier Faure s’étrangle. “Tu ne peux pas jouer perso dans un moment comme ça”, lui reproche plusieurs fidèles du Premier secrétaire socialiste qui en veut à Guedj d’avoir enfoncé le dernier clou dans le cercueil de la Nupes. Un “sentiment de trahison”, dixit un proche de Faure. “Olivier est allé le chercher, l’a remis en selle au PS et s’est battu pour lui dans les négociations avec LFI, raconte le même. Dans ces moments-là, on joue collectif.” D’autant que tel n’était pas le plan d’Olivier Faure. Le 12 octobre dernier, alors qu’Emmanuel Macron conviait les chefs des partis et des deux chambres du Parlement à un déjeuner, la présidente de l’Assemblée nationale, dans un aparté avec le patron socialiste et celui de LR, Eric Ciotti, lance au premier : “Qu’est-ce que tu attends pour partir de la Nupes ?” Réponse laconique de l’intéressé : “J’attends plutôt que Mélenchon parte.””Ai-je surréagi ? Non. J’ai parlé avec mes tripes”, se défend Jérôme Guedj pour qui il a manqué “non seulement de l’empathie et de l’humanisme, mais aussi de l’intelligence tactique” chez Jean-Luc Mélenchon et ses lieutenants. Lui s’estime plutôt comme un “lanceur d’alerte” : “La question aurait de toute façon été posée par les anti-Nupes, les Carole Delga, Anne Hidalgo et autre Nicolas Mayer-Rossignol. Cela nous aurait conduits, dans un réflexe pavlovien, à faire corps avec la direction de LFI, à défendre l’indéfendable. Autant que ce soit le plus insoumis des socialistes qui prenne les balles au milieu du champ de bataille.” Aujourd’hui, Guedj admet volontiers “s’être trompé” sur Jean-Luc Mélenchon.”Pourquoi es-tu obligé de te fâcher avec la terre entière ?”Il l’a compris cet été, lors d’un dîner avec le leader insoumis. Un tête-à-tête, le premier depuis quinze ans, qu’ils s’étaient promis lors de l’hommage à Bernard Pignerol, fidèle d’entre les fidèles du chef, devant le mur des Fédérés au cimetière du Père-Lachaise. Les deux hommes s’étaient pris dans les bras, avaient pleuré ensemble et posé pour le photographe. Devant la mort, un fils renouait avec son père. Mais entre-temps, il y eut la mort de Nahel, le refus catégorique de Mélenchon d’appeler au calme. La Nupes s’est tendue de plus belle, et on reparlait de cette bataille des retraites, gâchée par ses tweets colériques.Le dîner vire au fiasco. Regards noirs de l’insoumis, entre deux coups de fourchette. “Tu pouvais rendre la Nupes désirable mais tout ça, c’est fini. Tu pourrais être Mitterrand”, lance Guedj.” “Ah ! M’emmerde pas toi aussi avec Mitterrand !”, fusille Mélenchon qui lui parle de situation “pré-révolutionnaire”. “Non, elle est préfasciste !”, riposte l’ancien fils qui lui reproche une “parole qui rend inaudible tout le reste”. “Pourquoi es-tu obligé de te fâcher avec la terre entière ?” Guedj se remémore le repas : “J’ai compris ce soir-là que Jean-Luc n’avait pas conscience de la responsabilité qui lui incombait de rassembler la gauche. Il était le Primus inter pares, le petit père du peuple de gauche mais tout ce qui l’intéresse, c’est lui et lui seul. Il ne veut pas être Jaurès, il veut être Highlander.”L’arrêt de mortLa déception d’un homme, mais aussi les coups de semonce des proches, des amis laïcards, des anciens qui ont croisé Mélenchon du temps de la gauche socialiste et qui connaissent la bête, des copains juifs aussi, telle Delphine Horvilleur, la philosophe et rabbin. Combien de fois a-t-il tenté de les convaincre du bien-fondé de la stratégie d’alliance avec LFI, qu’il suffirait de peser de l’intérieur pour renverser la vapeur, que les socialistes finiraient tôt ou tard par rendre Mélenchon minoritaire. Certains lui ont fait confiance. Avec d’autres, le ton est monté. Sans compter la pression de son épouse, l’écrivaine Émilie Frèche.Une scène dans une petite librairie de l’Essonne, tout début octobre. L’auteure est venue dédicacer son dernier ouvrage (“Les Amants du Lutetia”, Albin Michel). Son époux a fait le chemin, c’est dans sa circonscription. On bavarde de tout et de rien, de politique bien sûr, de Mélenchon et des insoumis surtout. Soupir d’Émilie Frèche devant son mari : “Pfff, il faut vraiment que t’arrêtes avec lui.” Elle, comme d’autres, a vu Guedj se rendre compte que les gauches irréconciliables n’étaient pas qu’une lubie, que Jean-Luc Mélenchon n’a eu de cesse de tendre les relations avec la communauté juive de France. “On n’aime pas les mêmes livres et nous n’avons pas forcément les mêmes opinions politiques. Elle a vu ma déception grandissante, sans aucun doute”, se contente de dire le mari d’Emilie Frèche.En signant l’arrêt de mort de la Nupes, Jérôme Guedj a surtout tué le père. Mais désormais, il ne sait plus vraiment sur quel pied danser. Il dit ne rien regretter, mais tous ses collègues socialistes observent son mal-être, son isolement. Quelques jours après le 8 octobre, le député LFI François Ruffin et son collègue du PS Arthur Delaporte mijotent une tribune étiquetée Nupes sur la situation internationale. Il s’agit d’y condamner les actes terroristes du Hamas, d’appeler à la libération des otages et au cessez-le-feu alors que l’opération militaire d’Israël à Gaza démarrait. Socialistes, écologistes, communistes et insoumis acceptent de parapher le texte, mais plusieurs mélenchonistes posent une condition : ils ne signeront pas si Jérôme Guedj en est.Le député de Massy tombe de sa chaise, abasourdi d’être devenu, en l’espace d’une semaine, le paria de la coalition. Il insiste, en vain. On lui renvoie au visage son credo de 2022 – “Malheur à celui qui fait péter la Nupes”. Pro-Nupes déçus, anti-Nupes perdus… Qui n’en veut pas à Jérôme Guedj ? Il a même fâché les frondeurs insoumis (François Ruffin, Alexis Corbière, Clémentine Autain, Raquel Garrido) avec qu’il ourdissait un plan contre Mélenchon lors de quelques dîners secrets. La joyeuse bande imaginait un “coup” après les élections européennes et le mauvais score des plus probables de la liste LFI. Certains envisageaient même la création d’un nouveau groupe rassemblant plus d’un rebelle à Mélenchon. Jérôme Guedj aura tout précipité, la fin de la Nupes et peut-être la sienne.
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Author : Olivier Pérou
Publish date : 2023-11-20 16:50:47
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