MondialNews

Dancefloor, temple flottant ou diaphragme : Ingrid Luche sème le doute

Dancefloor, temple flottant ou diaphragme : Ingrid Luche sème le doute



On attendrait quelque chose qui ferme, marque, scande. Un élément-repère, comme une balise ou une boussole. Dans le cas d’œuvres installées dans l’espace public, les attentes précèdent souvent la rencontre : elles semblent, dans l’inconscient collectif, devoir se plier à une fonction, de la commémoration d’un événement passé à l’anticipation d’un potentiel d’emblème futur.

Or ici, les attentes sont sapées net : c’est de portes qu’il s’agit. Ouvertes, traversantes et traversées. Gémellaires de surcroît, pour dépasser un peu plus encore les présomptions de présence autosuffisante. Nous sommes à Beauvais, à proximité de la promenade verte qui longe le Thérain, où Ingrid Luche a installé ses deux portes en situation dans un paysage périurbain en pleine transition. Ensemble, elles composent l’installation InDOORS.

InDOORS, Indrig Luche, exposition Nos Fières Allures, 2023

Un repère ? Peut-être, mais imaginaire, à moins d’avoir accès à cette vision de survol que d’autres nomment parfois “perspective de l’oiseau” (Vogelperspective). Puisque les humain·es ne surplombent pas le territoire, cela sera alors une invitation à imaginer, à relier en esprit.

“Comme les éléments d’un jardin d’enfant abandonnés sur l’île”

L’artiste, diplômée de la Villa Arson en 1994 et représentée par la galerie Air de Paris, ne marque rien d’autre que ce qui fut : les anciennes portes de Paris et de Saint-Jean. “C’est une histoire de portes de villes, de ponts, de rivières, forcément ce n’est pas neutre dans le paysage urbain. L’aménagement semble un peu délaissé, comme les éléments d’un jardin d’enfant abandonnés sur l’île, et c’est là son potentiel, à l’écart d’un parcours fléché.”, amorce l’artiste, à propos de cette installation temporaire réalisée dans le cadre de Mondes Nouveaux.

Il faut dire que dans sa pratique, tout part souvent d’une observation d’espaces architecturaux et de paysages construits, qui, particulièrement lors d’espaces interlopes ou indécidables, traduisent quelque chose des mythes et des mémoires, des manières de faire corps et de mettre en commun.

Cela serait peut-être le cœur d’une pratique polycéphale, se rejoignant autour de ces espaces interstitiels, reliés comme une manière de pointer vers un sens, une signification ou une direction, jamais unique et toujours stratifié, feuilleté, contextuel. Ce projet-ci constitue la suite filée d’une première intervention.

Les transformations des usages, des mœurs et des architectures

La première porte intervient dans sa pratique en 2020, à la faveur de l’exposition Allons-Voir, liée aux granges pyramidales du Pays-Fort dans le Cher. Là, Ingrid Luche propose une première installation sous la forme d’une porte de grange : déplacée dans un champ, celle-ci pointe dès lors l’imbrication du temps, des usages et des contextes.

La question de la fonction fait son retour, qui avec elle emmène déjà une réflexion de sculpture : la défonctionnalisation comme embrayeur critique. “La transformation des usages agricoles limitant les accès aux architectures vernaculaires (portes trop étroites pour les machines agricoles modernes, espaces devenus inadaptés), ces bâtisses deviennent des objets patrimoniaux.”, explique l’artiste. “Avec ce déplacement, je souhaite éloigner le regard de cet héritage parfois narratif et mettre l’accent sur l’espace paysager transformé par l’évolution industrielle et l’aménagement des campagnes.”

L’approfondissement actuel de ce premier jalon s’intitule InDOORS. Initialement, lorsqu’Ingrid Luche répond à l’appel à projets de Mondes Nouveaux, elle a en tête un autre site – indisponible. Alors, le projet repéré par le Quadrilatère sera repensé pour le site. Il s’inscrira dans le cadre d’une promenade urbaine qu’orchestre l’exposition Nos fières allures, avec également des œuvres de Cécile le Talec et Caroline Le Méhauté.

La Porte d’Optat et le trou_de_ver : embrayeurs d’imaginaires

Beauvais donc, et près de l’île du Thérain, une zone de transition, comme encore indécise, en attente ou en dormance : “Je suis toujours agréablement étonnée par les commentaires des passant·es ou usager·ères des lieux, attentif·ves aux détails qui s’immiscent dans leur quotidien, leur environnement est codifié, mais c’est aussi une veille.” Deux sites pour deux portes interreliées et interdépendantes.

La première, la Porte d’Optat, est une porte-sas : on ne peut la rater. C’est elle qui est arrivée en premier, dès lors implantée “proche du pont de Paris sous lequel les individus se retrouvent pour boire des bières ou jouer à la pétanque, un lieu sans définition, une place vacante abritée et lumineuse”. Verticale, en inox, elle a la forme d’un obturateur d’appareil photo, ou comme l’exprime l’artiste, d’un diaphragme.

La seconde, le trou_de_ver, est l’antithèse de la première. Elle s’horizontalise, court le long du sol. Elle mime l’histoire locale, parle la langue de ses matériaux et architectures vernaculaires. Elle marque “un passage mystérieux et l’impossibilité d’accéder totalement à quelque chose”. Et déjà, fait signe vers un possible basculement, indiquant la possibilité d’un “parterre composite et pailleté, un dancefloor potentiel sous les arbres, peut-être comme une façon de réenchanter les matérialités ingrates de ces parpaings”.

Porte-sas, InDOORS, Indrig Luche, exposition Nos Fières Allures, 2023

Alors, à l’évocation de ces pistes par où s’emparer de ces portes, les faire siennes lors d’une balade dans le paysage qu’elles n’ouvrent sur rien d’autre que lui-même, tout suggérant la puissance de transformation de l’imaginaire individuel et collectif, quelque chose déjà bascule. Et l’on retrouve, matérialisé autrement, quelque chose des obsessions récurrentes qu’Ingrid Luche distille et déplace, tisse et tend, depuis le tournant des années 2000.

Du vernaculaire à l’exploration spatiale (et aller-retour)

Cela concerne, et elle le souligne, la question de la science-fiction. Ou peut-être plus exactement, d’un rapport aux espaces interlopes qui doucement glisse, jusqu’à ne plus s’en distinguer, vers une connivence avec la culture visuelle de l’espace. Plus précisément encore : “l’exploration spatiale, la colonisation de l’espace, l’envie de vivre ailleurs, les Chroniques martiennes [livre de Ray Bradbury, 1950] et l’archéologie des objets de l’espace”.

En soi, la porte, l’anti-balise, l’anté-boussole, a partie liée avec l’inconnu. Mais cet inconnu, dans le cas de la SF, a été figuré, lesté de symboles, lardé de signes. Ingrid Luche possède son propre répertoire, qu’elle emmène avec elle et entretisse à l’installation bipartite : “On peut penser à Hyperion de Dan Simmons, Solaris de Tarkovski. J’ai aussi le souvenir, dans Printemps, été, automne, hiver… et printemps de Kim Ki-duk de cette porte dans la forêt au bord du lac qu’il faut passer avant d’embarquer pour le temple flottant.”

Transition entre deux mondes, entre deux états, la Porte d’Optat serait spatiale, rampe de lancement. Cela serait la grande histoire d’une science-fiction n’ayant pas renoncé à l’ailleurs, aux vastes horizons, aux terres nouvelles. Mais le trou_de_ver, lui, peut également être perçu comme se référant à une autre culture visuelle.

Et l’on pense alors à toute cette partie obscure, bourbeuse et grouillante, mais non moins fédératrice et iconographiquement riche des théories du complot. À même le sol, ces formes sphériques, intrigantes, sans apparente utilité, dont rien ou si peu ne saurait expliquer la présence, semblent des équivalents de briques et de silex, de mortier et de béton, de ces fameux “agroglyphes” [crop circle] qui font les riches heures des forums.

Les portes : des “transitions entre mondain et spirituel”

Pour Ingrid Luche, il est crucial de ne pas décliner les mêmes gestes dans des lieux différents, ni même de décliner une typologie d’objet au sein de contextes disparates – “cela deviendrait de l’habillage”. Elle résume : “Je tente de construire un espace temporel qui permette une expérience contemplative ou ludique. Cette non-définition est justement de l’ordre du commun.”

Elle précise n’avoir jamais encore réalisé de 1 %, InDOORS marquant une prise de conscience de la chaîne d’interlocuteur·ices qu’induit une intervention dans l’espace public – l’œuvre demeurant ici accolée à la temporalité d’une exposition. Pour elle, Mondes Nouveaux aura fourni “le moyen de réaliser un projet qui n’avait pas encore trouvé son occasion de concrétisation”.

Et plus largement, une manière de faire évoluer ses réflexions et pratiques au fil de chaque contexte : “Je me rappelle, après coup, les antécédents de ces recherches, et peut-être ce qui les a motivées inconsciemment.” Quitte à fabuler, dans un futur potentiel, une prochaine Porte de Lune, manière de recontextualiser encore et ailleurs les réflexions autour des rituels de passage et autres “transitions entre mondain et spirituel”.

Nos fières allures. Parcours d’art contemporain dans la ville pendant la fermeture pour travaux du Quadrilatère – Centre d’art de Beauvais.

Cet article a été rédigé dans le cadre d’un partenariat avec Mondes Nouveaux, le programme de soutien à la jeune création du ministère de la Culture.



Source link : https://www.lesinrocks.com/arts-et-scenes/dancefloor-temple-flottant-ou-diaphragme-ingrid-luche-seme-le-doute-601279-21-11-2023/

Author : Ingrid Luquet-Gad

Publish date : 2023-11-21 15:46:57

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Exit mobile version