Aux deux extrémités de l’élégance, Floc’h et Bartabas. Un homme de plume et un homme de cheval. En commun, une sorte de célébrité non médiatique, ce qu’on appelait jadis une notoriété. Floc’h veut dire écuyer, en breton. Quant à Bartabas, le baptême de ce pseudo se fit dans un cirque équestre. Ils ont à peu près le même âge : bientôt cinquante années à créer des œuvres ni tout à fait semblables, ni tout à fait autres, qui placent leurs admirateurs en face de leur propre durée, infidélités et regains compris. A l’époque de leurs premières éditions, ils révolutionnaient, chacun dans leur genre. Et moi, comme j’étais pour la révolution, j’y allais. Mais Bartabas me faisait peur. Je n’étais pas le seul à me méfier. Les hommes de chevaux ne sont pas commodes. Ses spectacles étaient violents, aujourd’hui ils sont de plus en plus doux, comme apaisés par les épopées lointaines, leurs poèmes et musiques sui generis. Après les Irish travellers et le Yiddishland, son Cabaret de l’exil plante sa tente parmi les Femmes persanes. La piste où elles galopent, c’est la promenade des sacrifiées, et l’acrobate suspendue par les cheveux, c’est la dernière condamnée avant d’être pendue. Je vois ça comme ça. Elles nous laissent à notre impuissant désarroi.La place des chevaux dans cet exil ne mesure pas son étiolement. Dans vingt ans, j’en frissonne d’en être certain, Bartabas nous présentera de très vieux chevaux, perclus et blanchis, impeccablement coquets. A Aubervilliers, à Versailles ou ailleurs, ils avanceront de ce pas ralenti, avec l’élégance intacte de l’obéissance admise qu’ils avaient déjà, jeunes, fougueux, quand il n’y en avait que pour eux. Ils ne feront sur la piste que prendre leur mal en patience, et ça sera beau comme le temps qui passe à l’abri du temps. On aura la même impression de reconnaître le spectacle inusable d’un homme de cheval qui n’a plus besoin de monter dessus. A quoi bon.interFloc’h a pris le chemin inverse. A l’autre extrémité de la fidélité, il réalise le grand retour à ses origines : Hergé, Tintin et le toutim. Quelle belle surprise de voir jaillir des mains de Dora l’album de “ton copain Floc’h”, me dit-elle. Je ne sais pas pourquoi elle dit ça. Je le connais à peine, Floc’h. Rencontré une fois, il y a près de vingt ans. Mais Floc’h m’intimidait avec sa pochette, ses chaussettes de couleur, sa gentillesse d’accepter sans barguigner de participer à notre projet, qui ne s’est pas fait, ou si mal. Honte sur moi, of course. Belle et joyeuse surprise de le voir reprendre Blake et Mortimer. Les pauvres. Il les ramasse à la petite cuillère.Floc’h a tout compris, comme toujours : la respiration, tout est question d’espace dans un dessin, de précision dans les couleurs. Or, de repreneur en repreneur, tout s’était rétréci, devenant étouffant, fouillis, touristique. Avec cet Art de la guerre et le duo Fromental-Bocquet au scénario, Floc’h élargit l’univers sentimental et psychologique du canevas mis en place en 1947 par Edgar P. Jacobs. La ligne redevient claire et les phylactères subséquemment de nouveau lisibles.Les dernières enquêtes de Blake et Mortimer étaient tellement encombrées de tuk-tuk, de pousse-pousse et de bus à impériale que l’on craignait de le voir passer dessous d’un moment à l’autre. Les voilà sauvés. Ils sont à Manhattan et n’en bougent guère. Par un beau matin d’automne, ils traversent Central Park, la pipe au bec, d’un même pas tiré à quatre épingles. Blake :”L’été indien, l’un des charmes de New York.” Mortimer : “C’est vrai qu’à Londres, il doit déjà pleuvoir.” Vous me demandez ce que Floc’h apporte à la série ?Tout, et jusque dans des presque rien ineffables. Saviez-vous par exemple que Mortimer portait des chaussettes à gros orteil séparé ? Ben voilà. C’est toujours Blake, toujours Mortimer, et soixante-dix-sept ans qu’ils courent après le même Olrik, mais Floc’h a haussé à un tel niveau que c’est un point de non-retour. Qui pourra désormais le suivre, sans le rétrécir ?
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Author : Christophe Donner
Publish date : 2023-11-22 07:00:00
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