“Patientez s’il vous plaît, l’abonné est en ligne. Pendant qu’il discute, la victoire se rapproche”. Parmi les petits changements quotidiens amenés par la guerre, certains opérateurs ukrainiens ont modifié leurs messages d’attente pendant les doubles appels pour soutenir le moral des troupes. “Des millions d’Ukrainiens ont l’impression que l’on peut juste continuer à vivre sa vie, à discuter au téléphone, et que la victoire se rapproche, comme le Nouvel An arrive avec le nouveau calendrier, regrette Evhen Dyky, un analyste et militaire, vétéran depuis 2014, interrogé par le média ukrainien militaire Novynarnia. Mais la victoire, ça ne fonctionne pas comme ça.”Au début de l’invasion, selon les sondages, la population estimait que la guerre ne durerait que quelques semaines. Puis, en décembre 2022, la majorité des Ukrainiens pensait qu’elle se terminerait en 2023. Mais presque dix-huit mois après son déclenchement, le conflit continue de s’étirer, épuisant la population et les ressources de l’Ukraine. Insistant en permanence pour obtenir de l’aide militaire malgré la lassitude de ses partenaires, Volodymyr Zelensky se compare régulièrement à Bill Murray dans Un jour sans fin, un présentateur météo obligé de revivre éternellement la même journée.Alors que la guerre totale entre dans son deuxième hiver, les difficultés s’accumulent pour Kiev. Malgré des efforts héroïques et des brèches dans les défenses russes près de Robotyne, l’armée ukrainienne, qui manque de munitions et ne peut relever ses hommes, n’a réussi à avancer que de 17 kilomètres depuis juin. Poutine joue la montre, comptant sur la fatigue des Occidentaux et la réélection de Donald Trump. Il y a quelques jours, l’Union européenne a annoncé qu’elle n’atteindra pas sa promesse de l’année dernière de livrer un million d’obus d’ici à mars 2024. Pour le moment, seules 300 000 pièces ont été livrées à l’Ukraine.Impasse stratégiqueDans une tribune publiée dans The Economist, le commandant des forces armées ukrainiennes Valeri Zaloujny a avoué un secret de polichinelle : la contre-offensive est dans une “impasse”. Sans avancée technologique et avec un rapport de force nul, les adversaires se retrouvent dans une guerre d’attrition qui rappelle la Première Guerre mondiale. Une affirmation qui n’a pas été du goût du gouvernement ukrainien. Volodymyr Zelensky a balayé ce constat lors de la visite de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen : “Il y a des difficultés, oui. Il y a des opinions différentes [sur le conflit], c’est vrai. Mais je pense que nous n’avons même pas le droit de penser à une défaite. Il n’y a pas d’alternative”. Le président ukrainien estime que son pays a encore ses chances de gagner. L’un des conseillers du président est même allé jusqu’à dire à la télévision ukrainienne que les remarques de Zaloujny “facilitaient le travail” de la Russie, poussant les observateurs à se demander si les deux chefs de guerre ne s’étaient pas brouillés.Autre indice, la semaine dernière, le pouvoir a démis le général Viktor Khorenko, qui dirigeait les forces spéciales du pays. Ce dernier a déclaré que Valeri Zaloujny avait appris son licenciement dans les médias – le commandant des forces armées n’a pas confirmé ni commenté cette affirmation. Le ministre de la Défense Roustem Oumerov, dont le prédécesseur Oleksii Reznikov a été évincé par Zelensky en septembre dans le cadre d’une enquête pour corruption, a déclaré qu’il ne pouvait pas décrire publiquement les raisons du limogeage, car de telles révélations pourraient aider Moscou.Des ratés dans la communication jusqu’ici bien coordonnée entre Zelensky et son général, qu’il a lui-même nommé en juillet 2021 ? Les experts que nous avons interrogés parlent plutôt de “différences de stratégie” sur la façon d’aller chercher le soutien des Occidentaux. “Zaloujny voit la situation sur le terrain, Zelensky a une vision stratégique, géopolitique pour les prochains mois, mais au fond, le message est le même : chacun demande des armes”, analyse le député Yehor Chernev, membre de la commission défense au Parlement.Depuis l’été 2022, des rumeurs circulent sur une dispute entre les deux chefs de guerre, rappelle la journaliste politique ukrainienne Kristina Berdynskykh, mais pour le moment, elles n’ont jamais été étayées par des preuves concrètes : “La popularité de Zaloujny déplaît dans le cabinet du président, car c’est une figure qui unit à la fois les soutiens et les critiques de Zelensky, mais les deux se parlent en permanence, et Zelensky a même déclaré qu’il était satisfait du travail du commandant.” Une chose est certaine, cette opposition politique supposée entre les deux figures est régulièrement utilisée par Moscou dans des campagnes d’influence. Depuis début novembre, plusieurs vidéos issues de sites russes circulent ainsi sur les réseaux sociaux ukrainiens : on voit, dans ces deep fakes, un faux Zaloujny appeler à la mutinerie contre Zelensky.Zaloujny présidentiableBien que Valeri Zaloujny s’intéresse peu à la politique, il n’en serait pas moins l’un des favoris si l’élection présidentielle avait lieu en mars et avril 2024. À deux réserves près : les militaires n’ont pas le droit de se présenter selon la loi ukrainienne. Et la loi martiale ne permet pas la tenue d’un vote. Avec six millions d’Ukrainiens à l’étranger, douze millions de déplacés et un cinquième du territoire occupé, un scrutin juste et sans danger serait impossible, s’accordent à dire la classe politique et la société civile ukrainienne. Début novembre, Zelensky a définitivement fermé la porte à un scrutin, malgré les pressions grandissantes de l’étranger, notamment d’élus républicains américains.Les obstacles s’accumulent pour Kiev. Avec la guerre en Israël et les risques d’embrasement au Moyen-Orient, les capacités militaires et l’attention de Washington atteignent leurs limites. “Il est très clair que l’Ukraine doit dépendre davantage d’elle-même, et que l’on doit plus se reposer sur nos propres forces et sur notre industrie militaire”, estime Pavlo Klimkin, ancien ministre des affaires étrangères, même si cette stratégie n’est pas dénuée d’obstacles.Dans ce contexte, la fatigue, des difficultés économiques et de la frustration de la population favorisent les critiques, ajoute Volodymyr Fessenko. “Les gens s’attendaient – et malheureusement, certains politiques ont contribué à cette idée – à ce que la guerre prenne fin cette année, alors qu’il est devenu évident qu’elle va durer et qu’il n’est pas possible de dire quand elle s’arrêtera,” estime le politologue. Comme lors de la Première Guerre mondiale, le deuxième hiver est propice aux divisions, sur fond d’accusations de corruption, de problèmes de recrutement et de critiques envers l’armée. Près de 22 soldats de la 128e brigade d’assaut de montagne ont été tués lors d’une cérémonie de remise de médailles, près du front de Zaporijjia. Une enquête a été ouverte par le ministre de la Défense pour faire toute la lumière sur cette cérémonie décriée, qui rappelle les pratiques militaires soviétiques.”Il y a de plus en plus de critiques, mais par ailleurs, le peuple ukrainien reste uni ‘autour du drapeau’ et autour de ces personnes qui dirigent notre défense, notre résistance à l’agression russe : et aujourd’hui, il s’agit surtout de Zelensky et de Zaloujny”, poursuit Volodymyr Fessenko. Ces derniers recueillent respectivement la confiance de 91 et 87 % des répondants dans les sondages. A titre de comparaison, avant l’invasion, moins d’un tiers des Ukrainiens accordaient leur confiance au président ukrainien. “La démocratie, c’est un processus, explique Olha Aivazovska, de l’ONG ukrainienne d’observation des élections Opora. Ce n’est pas grave si nous avons des polémiques, cela veut simplement dire que des opinions différentes s’expriment haut et fort, même pendant la guerre. C’est bien de dire quand quelque chose ne va pas dans notre pays, c’est la seule façon de le corriger.”
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Publish date : 2023-11-22 04:55:37
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