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Joël Kotek : “L’offensive israélienne sur Gaza ne ressemble en rien au génocide des Herero”

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C’est un parallèle historique qui fait polémique. L’anthropologue Didier Fassin, professeur au Collège de France, a, dans une tribune publiée par le journal en ligne AOC et intitulée “Le spectre d’un génocide à Gaza”, décelé de “préoccupantes similarités” entre la riposte israélienne à Gaza et le génocide des Herero perpétré par les colonisateurs allemands à partir de 1904 dans le Sud-Ouest africain (l’actuelle Namibie). Des historiens, philosophes et sociologues (dont Bruno Karsenti, Danny Trom ou Luc Boltanski) ont répondu à Didier Fassin sur AOC. La sociologue Eva Illouz a elle aussi critiqué cette comparaison dans la revue K. et Philosophie magazine. Didier Fassin s’est défendu sur AOC. L’Express publie aujourd’hui le point de vue de l’historien belge Joël Kotek, professeur à l’Université libre de Bruxelles et à l’IEP de Paris, spécialiste des génocides, notamment de celui des Herero.Si seulement les spécialistes de sciences sociales, lorsqu’ils interviennent dans le débat public sur des sujets d’actualité, ne s’ingéniaient qu’à intervenir dans leur champ de compétences, il y aurait assurément moins de polémiques. J’en veux pour preuve la triste comparaison de Didier Fassin entre le génocide des Herero et la guerre menée par Israël contre le (seul) Hamas, développée dans une tribune intitulée “Le spectre d’un génocide à Gaza”.Le fait est que je suis, sans doute, le seul historien francophone à avoir travaillé sur le génocide des Herero, étant spécialisé depuis près de trente ans dans l’étude des génocides. C’est bien ce savoir tout particulier qui m’oblige à recadrer Didier Fassin, dont je ne nie nullement l’intérêt qu’il porte au premier génocide du XXᵉ siècle. Qu’on la soutienne ou qu’on la condamne, l’offensive militaire israélienne sur Gaza ne ressemble en rien au génocide des Herero, et ce à plus d’un titre. Pourquoi ?Certes, le premier génocide du XXᵉ siècle débute par un massacre. Le 12 janvier 1904, les Herero, alors majoritaires dans la colonie du Deutsch-Südwestafrika (Sud-Ouest africain allemand), la future Namibie, se rebellent. Quelque 120 soldats et colons allemands sont massacrés, à 97 % de sexe masculin. Fait notable, en effet, le chef Herero Samuel Maharero avait imposé de ne pas toucher aux femmes, aux enfants, ainsi qu’aux Britanniques et aux prêtres. Mais là n’est pas l’essentiel, sauf bien entendu pour les prêtres, les Britanniques, les femmes et les enfants épargnés. L’essentiel est que le génocide qui suivit, au cours duquel périrent 80 % des membres de l’ethnie Herero, ne surgit pas subrepticement à la suite d’une quelconque séquence événementielle. Il fut programmatique.Intention et décisionCe que semble ignorer Didier Fassin, c’est la nature même du concept de génocide. Le génocide n’est pas une violence de masse comme les autres. Un génocide, ce n’est pas “beaucoup de morts”, à l’instar de la Syrie (500 000 morts), du Yémen (200 000), de la guerre civile algérienne (200 000) et de Gaza (11 000). C’est un acte criminel pensé, volontaire, prémédité, qui vise à assassiner dans sa totalité une population cible, à l’exemple des Herero, mais aussi des Arméniens, des juifs, des Tutsi ou des yézidis. Une parenthèse m’oblige à constater que Didier Fassin semble ignorer dans sa démonstration que le XXIᵉ siècle a déjà connu son premier génocide : celui des yézidis. Il est vrai qu’il s’agit d’un génocide commis par des “racisés”. Cela ne le rend pas moins significatif. Le génocide est pensé ; d’où l’importance de la notion d’”intention”, explicitée dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée par l’ONU en décembre 1948. L’intention est de faire disparaître tout le groupe cible, physiquement, sans échappatoire ni fuite.Evidemment, l’intention radicale de faire disparaître un peuple de trop sur terre ne suffit pas, celle-ci doit nécessairement être sanctionnée par une décision que l’on peut toujours dater avec une certaine précision. Dans tout génocide, il y a toujours un moment zéro, c’est-à-dire une décision qui conduit non pas à causer la mort de 1 % de la population cible, mais d’en éliminer rapidement la part essentielle (80 %), c’est-à-dire tous les hommes et surtout les femmes et les enfants. Le génocide des Tutsi, ce sont 10 000 morts par jour durant cent jours. La Shoah, ce sont 5 500 morts par jour pendant quatre ans et demi. On connaît les conséquences du génocide arménien. Il y avait plus de 2 millions d’Arméniens en 1914 au sein de l’Empire ottoman, il en reste tout au plus 60 000 aujourd’hui en Turquie. Dans le cas de la Shoah, la décision date de juillet 1941 pour les juifs soviétiques et d’octobre 1941 pour l’ensemble de la judaïcité européenne. On en connaît aussi les terribles effets. Un seul exemple : il y avait 3,3 millions de juifs en Pologne en 1939, seuls 300 000 survécurent, la plupart après avoir rejoint l’URSS, où ils subirent bien d’autres tourments. Il reste aujourd’hui en Pologne tout au plus 12 000 juifs.Et dans le cas des Herero ? Contrairement à ce que pense Didier Fassin, l’extermination des Herero n’est pas due à un engrenage fatal, mais à la décision mûrement réfléchie, mieux encore, proclamée, du général en chef du corps expéditionnaire allemand, Lothar von Trotha, d’en terminer une fois pour toutes avec le peuple Herero. La guerre coloniale prit, dès les premiers jours, une forme génocidaire, où l’intention proclamée était non pas de soumettre l’ennemi, mais de l’éradiquer purement et simplement. C’est dans cette logique génocidaire que von Trotha, fort de l’appui du gouvernement allemand, décida, lors de la bataille de Waterberg, le 11 août 1904, d’exterminer non seulement les quelque 5 500 combattants qui étaient venus à sa rencontre, mais aussi la majorité des civils, hommes, femmes et enfants, qui, par milliers, les accompagnaient. Le 2 octobre 1904, un ordre d’extermination (Vernichtungsbefehl) en bonne et due forme viendra compléter cette séquence génocidaire. Ce texte, rédigé en “petit nègre” est des plus clairs quant aux desseins génocidaires allemands : “Moi, le général des troupes allemandes, adresse cette lettre au peuple Herero. Les Herero ne sont plus dorénavant des sujets allemands. […] Tout Herero découvert dans les limites du territoire allemand, armé comme désarmé, avec ou sans bétail, sera abattu. Je n’accepte aucune femme ou enfant. Ils doivent partir ou mourir. Telle est ma décision pour le peuple Herero.”Israël n’est pas né du colonialismeOù trouver l’équivalent israélien de l’ordre d’extermination allemand ? Comment nier les efforts, peut-être purement tactiques, voire cyniques, du commandement militaire israélien d’épargner au maximum les femmes, les enfants et les malades palestiniens (envois de SMS, mises en place de couloirs humanitaires, etc.) Et ce, à l’instar des Herero, mais pas des soldats du corps expéditionnaire allemand ni, faut-il le marteler, des terroristes du Hamas.Car il ne fait aucun doute que les massacres du 7 octobre constituent, pour l’historien des violences extrêmes que je suis, une séquence génocidaire ; les terroristes du Hamas exterminant jusqu’aux femmes enceintes. Question à se poser : ces massacres ne trouvent-ils pas leur source dans la charte originelle du Hamas, qui appelle à la destruction d’Israël, selon la belle expression désormais consacrée “de la rivière à la mer” ? Car tout génocide s’inscrit dans un terreau idéologique qui ne laisse aucune place au doute ou à la pitié. On se souviendra des ouvrages du pasteur protestant Paul Rohrbach, qui théorisa, dans les années 1900, l’extermination des populations africaines hostiles à la colonisation. Ses écrits serviront de justification à l’anéantissement des Herero et des Nama. En 1912, huit ans après le génocide, il trouvera encore les mots pour le justifier dans son best-seller La Pensée allemande dans le monde : “Qu’il s’agisse de peuples ou d’individus, des êtres qui ne produisent rien d’important ne peuvent émettre aucune revendication au droit à l’existence. Nulle philanthropie ou théorie raciale ne peut convaincre des gens raisonnables que la préservation d’une tribu de Cafres de l’Afrique du Sud […] est plus importante pour l’avenir de l’humanité que l’expansion des grandes nations européennes et de la race blanche en général. […] C’est seulement quand l’indigène a appris à produire quelque chose de valeur au service de la race supérieure, c’est-à-dire au service du progrès de celle-ci et du sien propre, qu’il obtient un droit moral à exister.” Du génocide comme instrument colonial et impérialiste !Suggérer, enfin, un lien entre le seul Etat juif de la planète et une entreprise colonialiste est tout aussi absurde. Israël n’est pas né du colonialisme, mais, à l’instar de la Pologne, de l’Arabie saoudite de la Syrie ou du Liban, des ruines des empires centraux. Les juifs sont des natifs, des indigènes. Il suffit d’ouvrir le Nouveau Testament pour constater que des juifs vécurent, à l’instar de Jésus et des apôtres, en Galilée et en Judée, des territoires qui ne s’appelaient pas encore la Palestine. Il suffit encore d’ouvrir le Coran pour découvrir qu’il y avait des juifs au VIIᵉ siècle dans le Hedjaz. Comment comprendre autrement le surgissement de l’islam, cette foi si proche du judaïsme ? Surtout, comment oublier que la moitié des Israéliens sont originaires du bassin méditerranéen, du Maroc, de Libye, d’Egypte, de Syrie, de… Palestine. Avant 1948, les juifs étaient aussi des Palestiniens. Concluons avec Jacques Prévert : “Il ne faut pas laisser les intellectuels jouer avec les allumettes.” La même formule s’applique aux savants spécialisés, qui, mus par autre chose que le désir de comprendre, s’aventurent hors de leur champ et s’emparent de ce qu’ils peuvent pour le but qu’ils se sont donné. Suggérer la possibilité d’un génocide à Gaza, c’est en effet jouer avec le feu dans le contexte d’une rue arabe qui n’attend qu’une étincelle pour exploser. Contre les juifs.* L’historien Joël Kotek, professeur à l’Université libre de Bruxelles et à l’IEP de Paris, a notamment publié “Le génocide des Herero, symptôme d’un Sonderweg allemand ?” (Revue d’histoire de la Shoah, vol. 189, n° 2, 2008, pp. 177-197) ; “Afrique : le génocide oublié des Herero” (L’Histoire, n° 261, janvier 2002) ; “Colonialisme et racisme comme matrice de la Shoah. Le cas du génocide des Herero” (in Du génocide des Arméniens à la Shoah. Typologie des massacres du XXᵉ siècle, sous la direction de Gérard Dédéyan et Carol Iancu, Privat, Histoire, 2015, 640 p., pp. 431-439).



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Publish date : 2023-11-22 16:00:00

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