En avril dernier, les Cahiers du cinéma publiaient leur premier numéro d’une nouvelle collection de hors-séries consacrée à des grand·es cinéastes. Après François Truffaut, le deuxième numéro revient sur l’une des figures majeures du cinéma contemporain : David Lynch. Pour l’occasion, Thierry Jousse, ancien rédacteur en chef, de 1992 à 1996, de la prestigieuse revue créée par André Bazin, reprend du service et pilote, aux côtés de Marcos Uzal, ce numéro composé d’une grande variété de textes et d’images, qui nous invite à arpenter les territoires sinueux du monde lynchien.
La richesse du numéro tient d’abord par son hétérogénéité. D’entretiens avec le cinéaste américain, aux critiques publiées à la sortie de ses films, en passant par de nouveaux textes anglés sur des dimensions précises de l’œuvre (le rire, la narration, la dimension plastique, etc.) et des rencontres avec des cinéastes contemporain·es marqué·es par les films de Lynch (Claire Denis, Bertrand Bonello, Dominique Gonzalez-Foerster) : le numéro multiplie approches et formats pour rendre compte de la richesse polymorphe de cette filmographie monstrueuse.
Lynch au travail
Le numéro s’ouvre par les cinq entretiens que Lynch a accordés aux Cahiers au cours de sa carrière, qui peuvent se lire comme une série au long cours. Entre le premier entretien, de 1981, et le dernier, paru dans le numéro d’avril 2023, ces rencontres reflètent l’évolution d’une carrière qui aura mené un jeune cinéaste iconoclaste et expérimentateur du cinéma indépendant à devenir l’une des figures les plus influentes du cinéma mondial. Si Lynch se prête au jeu des questions-réponses, il manie avec grande finesse l’art de l’évitement, refusant systématiquement d’approuver ou de réfuter une interprétation et préférant plutôt pointer du doigt un détail du film qui la rend insuffisante, comme pour générer de nouvelles hypothèses et construire une œuvre en perpétuelle expansion.
Outre ces entretiens avec le cinéaste, le numéro en propose de nombreux avec ses proches collaborateurs.trices, comme son compositeur fétiche, Angelo Badalamenti, son directeur de la photographie Freddie Francis (pour Elephant Man, Dune et Une Histoire vraie), Mary Sweeney, sa monteuse attitrée de Twin Peaks : Fire Walk With Me à Mulholland Drive ou encore Barry Gifford, l’écrivain de Wild at Heart qui inspire Sailor et Lula et le coscénariste de Lost Highway. Ces échanges passionnants documentent la méthode lynchéenne, qui déjoue la hiérarchie et la distribution habituelle des tâches et des rôles et relève davantage d’une affinité émotionnelle, voire psychique entre le cinéaste et son équipe.
L’entretien avec Badalamenti en est particulièrement représentatif, comme lorsqu’il revient sur la création du célèbre thème de Laura Palmer pour Twin Peaks. Au piano, il improvise ses notes à mesure que Lynch décrit la mystérieuse atmosphère de sa série : “Je me mets à improviser. Et David s’emballe: ‘C’est ça ! C’est exactement la bonne tonalité! Maintenant, elle [une fille dans les bois] marche à côté de toi(…)’ Alors, naturellement, je me mets à moduler.” Comme nous l’apprennent les nombreuses pages consacrées à la musique et aux sons, Lynch préfère souvent composer la musique avant même le tournage, si bien qu’il pourra l’écouter pendant les prises ou encore la partager à ses comédiens et comédiennes. La bande originale intègre ainsi pleinement l’ensemble du processus créatif et infuse chaque phase de la production de sa mystérieuse atmosphère.
Dynamique critique
En piochant dans toutes ces archives de la revue, le numéro raconte aussi en creux l’histoire mouvementée de la réception critique d’un cinéaste à la trajectoire atypique. Thierry Jousse et Marcos Uzal le notent dans leur édito : “Les Cahiers l’ont a accompagné d’une manière parfois discontinue. Des films comme Sailor et Lula ou , davantage encore, Twin Peaks : Fire Walk With Me, ont été, en leur temps, à tort ou à raison, mal reçus et surtout, mal compris, mais, malgré ces brouilles passagères, l’œuvre a toujours été considérée comme singulière et importante.”
Dans son texte consacré à Twin Peaks : Fire Walk With Me, Fernando Ganzo rappelle que le film avait été mal accueilli par les Cahiers (et par la critique en général, comme en témoigne cet extrait du Masque et la Plume de l’époque) : c’est que Lynch n’a pas toujours été le cinéaste largement adulé qu’il est aujourd’hui et que ses films sont peut-être d’abord des œuvres puissamment déroutantes. Ces nouveaux textes, qui s’ajoutent à ceux d’anciennes plumes de la rédaction comme Serge Daney, Michel Chion ou Stéphane Delorme, ont ainsi le mérite de mettre en perspective le cinéma de Lynch, de l’actualiser et de montrer que tout n’a pas encore été dit de cette œuvre.
À ce titre, plusieurs papiers inédits s’aventurent sur des pistes encore peu explorées ; que ce soit le texte de Yal Sadat consacré au rire lynchien, ou ceux qui abordent des marges méconnues de l’œuvre (ses courts métrages de jeunesse, sa sitcom On The Air, ou encore la chaîne YouTube du cinéaste). C’est toute la valeur de cette collection “Cinéastes” des Cahiers du Cinéma, qui cherche moins à figer certains réalisateurs (bientôt réalisatrices ?) dans leurs légendes qu’à les réinscrire dans une dynamique critique, nous invitant ainsi à se replonger dans la richesse inépuisable des plus grandes filmographies du septième art.
Source link : https://www.lesinrocks.com/cinema/a-lire-ce-mois-ci-le-hors-serie-david-lynch-des-cahiers-du-cinema-601987-24-11-2023/
Author : Robin Vaz
Publish date : 2023-11-24 13:36:13
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