Passer une heure en sa compagnie, c’est la garantie de frémir face aux menaces qui guettent l’Occident, de s’amuser de ses formules provocantes, mais surtout de bénéficier d’une vision puissante qui s’ancre dans l’histoire tout en se projetant loin. Chercheur à la Hoover Institution à l’université Stanford, l’historien britannique Niall Ferguson livre, en exclusivité pour L’Express, ses analyses, toujours iconoclastes, de l’enchaînement de crises géopolitiques : Moyen-Orient, guerre froide entre les Etats-Unis et la Chine, Taïwan, situation militaire préoccupante en Ukraine ou un retour possible de Donald Trump à la Maison-Blanche.L’Express : Alors que Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale américain, avait assuré que “la région du Moyen-Orient est plus calme aujourd’hui qu’elle ne l’a été depuis deux décennies”, une semaine seulement avant l’attaque du Hamas, vous avertissiez depuis janvier que le Moyen-Orient pouvait être la prochaine crise dans une cascade de conflits. Pourquoi ?Niall Ferguson : Je ne prétends pas être expert du Moyen-Orient mais je m’informe auprès des bons. Et ceux-ci n’ont cessé de me dire que la situation y était instable pour plusieurs raisons. Israël était profondément distrait par ses clivages politiques intérieurs. L’administration Biden avait relâché la pression sur l’Iran. Et le rapprochement entre Israël et l’Arabie saoudite était clairement perçu comme un danger du point de vue iranien. Voilà pourquoi mes sources, toute cette année, n’ont cessé de me prévenir que tout pouvait exploser.De surcroît, l’historien que je suis s’est rendu compte d’un schéma récurrent, que j’ai évoqué dans Apocalypses (2021) : dans le sillage d’une crise majeure telle une pandémie, une cascade de conflits tendent à se produire. Après le Covid-19 et la guerre en Ukraine, je m’attendais ainsi à une autre crise, en particulier parce que Jake Sullivan et l’équipe de Joe Biden ne se préoccupaient plus du Moyen-Orient.Selon vous, nous vivons, depuis cinq ans, une nouvelle guerre froide. Existe-t-il aujourd’hui un risque sérieux d’escalade vers une Troisième Guerre mondiale ?Dans toute guerre froide sommeille implicitement la possibilité d’une guerre mondiale parce qu’une guerre froide n’est rien d’autre qu’”une paix qui n’en est pas une”, selon les termes de George Orwell. Jusqu’au mois d’août 1914, le Royaume-Uni et l’Allemagne étaient en réalité en situation de guerre froide, avant que celle-ci ne bascule en Première Guerre mondiale. Et si l’opposition entre les Etats-Unis et l’URSS n’était pas directe, elle a produit de nombreux conflits régionaux dans la deuxième partie du XXe siècle.La question essentielle, dans le contexte actuel, est donc savoir si la guerre froide entre les Etats-Unis et la Chine peut dégénérer en conflit chaud. Le danger d’une Troisième Guerre mondiale me semble réel à cause de la nature de la relation entre ces deux superpuissances, sans parler de la poudrière de Taïwan.Vous semblez penser que la dissuasion américaine, avec l’envoi de deux porte-avions, ne suffira pas contre l’Iran et ses alliés (Hezbollah, Houthis…)…La dissuasion ne consiste pas seulement à posséder de la puissance de feu, il faut menacer de s’en servir de façon crédible. Depuis l’attaque du 7 octobre, Joe Biden a fait envoyer ces deux porte-avions tout en employant une rhétorique si douce qu’il n’est pas clair du tout que les Etats-Unis soient disposés à en faire usage contre l’Iran. Les Américains ont fait savoir que l’Iran n’était pas responsable de l’attaque du Hamas ou qu’il fallait qu’Israël fasse une pause dans sa riposte. Ces messages sont bien peu convaincants. Le problème de cette administration, c’est qu’elle est mauvaise en matière de dissuasion. Elle n’a pas su empêcher les Talibans de réimposer leur domination – l’Afghanistan est devenue une jungle. Elle n’a pas su empêcher Poutine d’envahir l’Ukraine, une erreur plus grande encore. Et elle n’a pas su faire preuve de dissuasion face à l’Iran.Mais pour l’instant, l’Iran et ses alliés ne semblent pas vouloir d’une escalade dans la région…Nous ne savons pas, en réalité, ce que pense Téhéran. Peut-être que la dissuasion américaine a effectivement fonctionné. Mais l’autre possibilité, c’est que l’Iran estime que tout se passe de façon satisfaisante, sans que le Hezbollah n’ait à attaquer, parce qu’Israël se trouve complètement isolé et sous pression pour faire une pause afin de récupérer ses otages.Cela ne m’empêche pas de penser que la dissuasion américaine est médiocre, et c’est d’autant plus inquiétant que d’autres crises se dressent à l’horizon, comme celle de Taïwan. Je respecte Jake Sullivan et espère qu’il va réussir, mais son article de Foreign Affairs, paru juste avant le 7 octobre qui sera cité pendant des décennies, illustre très bien le problème : les Américains avaient vraiment délaissé le Moyen-Orient et, curieusement, ont délégué le travail de renseignement à Israël. Or si Israël a commis une erreur de renseignement sur le Hamas, les Etats-Unis en ont fait une aussi. Il est très étonnant de déléguer autant de responsabilités à une autre puissance. Dans tous les cas, même si la situation n’est aujourd’hui pas désastreuse, on ne peut pas savoir si l’Iran a réellement été dissuadé ou non de passer à l’action.Mais une intervention américaine dans la région est-elle réellement une bonne chose ? Le bilan passé en Afghanistan ou en Irak n’est pas vraiment glorieux…Après le 11-Septembre, les Etats-Unis ont pris des mesures drastiques en Afghanistan et en Irak, et les choses ne se sont pas bien passées. A l’époque, dans mon livre Colossus, j’avais défendu l’idée qu’elles ne se passeraient probablement pas bien, parce que les États-Unis ne possédaient pas les forces structurelles adéquates permettant d’en faire un succès.A l’inverse, sous Obama, la non-intervention a été tentée en Syrie, et il me semble que la Syrie est aujourd’hui un désastre supérieur à l’Irak. La stratégie de non-intervention a produit des résultats encore pires. De même, la non-intervention en Ukraine, en 2014, fut une erreur. On a si peu fait pour punir Poutine qu’il s’est senti libre de conquérir encore plus de territoire.D’ici la fin de l’année prochaine, Israël et les pays du Golfe recommenceront à discuterSoyons donc prudents sur ce sujet. Ce n’est pas un choix manichéen entre “intervenir” ou “ne pas intervenir”. La bonne question est plutôt de savoir si le pouvoir américain, qui est réel, peut être utilisé pour dissuader nos adversaires de passer à l’action, tout en empêchant certains pays de sombrer dans le trou noir de la déliquescence étatique.Sur ces cinquante dernières années, les Etats-Unis ont vécu des périodes plus glorieuses qu’aujourd’hui en matière de politique étrangère. La meilleure décennie est celle des années 1980, lorsque Ronald Reagan et surtout George Bush ont utilisé le pouvoir américain avec succès, à tel point que l’effondrement de l’URSS ne s’est pas fait dans le sang. Avant cela, Dwight D. Eisenhower a été un bon président, en contenant l’expansion soviétique sans provoquer de conflits importants. Kennedy et Johnson ont été moins performants. L’histoire récente nous offre ainsi une palette de cas, d’une intervention désastreuse du Vietnam à une non-intervention désastreuse en Syrie. Entre ces extrêmes, il y a un juste milieu, qui est le moins coûteux : une politique de dissuasion effective. J’aimerais que le Etats-Unis y parviennent à nouveau.Alors que certains pays arabes sunnites s’étaient rapprochés d’Israël ces dernières années, les Etats-Unis ne courent-ils pas le risque d’unir les opinions publiques arabes contre l’Occident s’ils permettent à Israël de pousser plus loin son offensive à Gaza ? Ne faut-il pas craindre un “choc des civilisations” ?Je connaissais bien Samuel Huntington et je n’ai jamais été d’accord avec lui à ce sujet. S’il était encore en vie, j’aurais adoré lui demander : “Eh Sam, en quoi la guerre en Ukraine est-elle un choc des civilisations ?” Car du point de vue civilisationnel, il est très difficile de distinguer Russes et Ukrainiens. En réalité, la plupart des guerres qui ont éclaté depuis la fin de la guerre froide ont eu lieu à l’intérieur des civilisations, et non entre elles. Les récents événements au Moyen-Orient l’illustrent bien : l’Iran et ses nombreux affiliés ciblent avant tout d’autres Etats musulmans, y compris l’Arabie saoudite par l’intermédiaire des Houthis au Yémen. Mettons donc de côté la théorie de Huntington.Depuis le 7 octobre, les Saoudiens, les Emiratis et les Qataris se sont montrés réticents à suivre la stratégie iranienne, qui vise à détruire Israël. Bien sûr, ils doivent publiquement respecter un certain script concernant la “cruauté du gouvernement israélien” et la “situation désespérée des Palestiniens”, mais en privé, tous les gouvernements du Golfe méprisent les Palestiniens, détestent les organisations terroristes et regardent Israël comme un partenaire potentiel dans la mesure où ils tentent de moderniser leur économie et de ne plus être seulement que des stations-service. Je pense que d’ici la fin de l’année prochaine, Israël et les pays du Golfe recommenceront à discuter. Si Trump est réélu, cela ira encore plus vite car il sera, du point de vue israélien et arabe, un président acceptable, et une mauvaise nouvelle pour l’Iran. Dans une telle période, il ne faut pas se fier à ce que les gens disent mais à ce qu’ils taisent. Si vous écoutez les Saoudiens, le prince Turki al-Faisal par exemple, vous comprenez qu’ils ne ferment pas la porte à cette discussion. Je suis donc plutôt optimiste quant à la survie et la poursuite des accords d’Abraham. Dans un an, vous verrez que le tableau sera complètement différent.La contre-offensive ukrainienne a échoué et Poutine semble bien plus confiant qu’il y a quelques mois. Selon vous, l’Ukraine ne devrait pas risquer une longue guerre. Pourquoi ?D’abord parce que c’est un pays plus petit que son agresseur, ce qui est important du point de vue des ressources naturelles. Ensuite, les Ukrainiens dépendent du soutien occidental, et celui-ci va forcément fléchir avec le temps en raison d’une capacité d’attention de l’électorat qui se réduit par nature. Je n’ai jamais pensé que l’Ukraine devait s’engager dans une guerre longue. Il aurait d’ailleurs été préférable d’y mettre un terme après que les Russes ont échoué à prendre Kiev. C’est une opportunité manquée que nous comprendrons sans doute mieux avec du recul. La contre-offensive a été coûteuse en vies humaines des deux côtés, mais l’Ukraine ne dispose pas de réserves infinies de troupes capables de mener ce genre d’assaut frontal. Et je ne partage nullement la théorie ukrainienne selon laquelle une victoire ne pourra que passer par la prise de la Crimée. Ce n’est absolument pas réaliste, d’autant plus que l’Ukraine n’est pas soutenue internationalement sur ce point.Il y a une grande réticence à envisager les scénarios qui seraient négatifs pour l’Ukraine : par exemple, que la Russie emploie l’aviation et détruise le réseau électrique de l’Ukraine, ou que l’Ukraine soit économiquement trop affaiblie par un état de guerre permanent. Une longue guerre d’attrition n’est pas idéale. Je suis personnellement très favorable à l’Ukraine, où j’ai passé beaucoup de temps depuis une dizaine d’années. Je lui souhaite le meilleur avenir possible, et non pas une défaite causée par une situation militaire intenable. En ce sens, il serait sans doute préférable qu’elle réussisse à réduire l’intensité des conflits avec les troupes russes et qu’elle stabilise la situation dans le Sud et l’Est. Ce faisant, elle pourrait se préoccuper de son rétablissement économique. C’est ce que la Corée du Sud, par exemple, a réussi à faire malgré la présence d’un voisin malveillant. L’avenir de l’Ukraine dépend davantage de sa capacité à devenir une démocratie solide dotée d’une économie de marché plutôt qu’à être un pouvoir militaire. Si tout son effort va vers la guerre, elle ne sera pas capable de s’imposer comme une économie viable, ce qui mènera, dans la douleur, à sa défaite finale.Des négociations ne seraient-elles pas une victoire majeure pour Poutine, en entérinant ses conquêtes ?Comme dans le cas de la guerre de Corée, la fin des hostilités peut se terminer par un match nul. Depuis les années 1950, la Corée du Nord a survécu et établi ce régime ubuesque, héréditaire et totalitaire, mais la Corée du Sud est devenue l’une des économies les plus performantes du monde, ainsi qu’une démocratie florissante. Qui a gagné sur le long terme ? De toute évidence la Corée du Sud.De la même façon, Poutine perdra si l’Ukraine réussit à montrer qu’elle peut être une démocratie viable avec une économie viable. Et de nombreux jeunes Ukrainiens le souhaitent. La guerre a eu un effet transformateur sur le pays, et il arrive souvent que les nations se forgent par un conflit, qu’une nouvelle génération qui s’est sacrifiée se dise qu’elle n’a pas fait tout cela pour revenir à la corruption et l’oligarchie. Je suis optimiste concernant les réalisations possibles des Ukrainiens dans les prochaines années. Alors oui, laissons à Poutine le Donbass, la Crimée et une partie du sud de l’Ukraine, de toute façon ce sera le bazar. Qu’en fera-t-il, si ce n’est une démonstration de la nature malveillante de son régime ? Et n’oublions pas la Grande faucheuse : Poutine va finir par mourir, ce qui changera la donne.Le système d’alliances chinois est catastrophique !Une victoire morale de l’Ukraine ne passe donc pas par la récupération de l’ensemble de son territoire au prix de centaines de milliers de vies mais par la stabilisation de son front et son rebond économique. Elle prouvera ainsi la supériorité du modèle occidentale. Comme l’Allemagne de l’Ouest était meilleure que celle de l’Est, comme la Corée du Sud est meilleure que celle du Nord, “l’Ukraine de l’Ouest” sera meilleure que celle de l’Est. L’Ukraine a déjà surpassé toutes les attentes en termes de gouvernance et de capacités militaires. Elle bénéficie de nombreux talents, notamment dans le numérique. Une ville comme Lviv peut devenir un hub économique dynamique. Mais il faut lancer ce processus, et cela sera forcément difficile en cas de conflit dur et permanent. Une trêve est préférable. Bien sûr, l’Ukraine ne devra pas se résigner à la perte de ses territoires ni accepter la légitimité de l’invasion décidée par Poutine, mais elle doit aujourd’hui faire cesser le combat aérien et ses incessants tirs d’obus, afin de se consacrer à son rétablissement économique.Craignez-vous que Xi Jinping puisse profiter de la prochaine élection présidentielle à Taïwan pour faire un blocus de l’île, voire l’envahir ?Je ne crains pas une invasion, car je ne crois pas les Chinois capables d’une telle opération, même en 2027. Ce qui m’inquiétait, c’était la victoire potentielle de William Lai, candidat du Parti démocrate progressiste, car les Chinois, estimant qu’il était favorable à l’indépendance, aurait pu organiser un blocus de l’île. Mais il a aujourd’hui moins de chances de gagner, et cela fera sans doute plaisir aux Chinois d’avoir en face d’eux une figure plus conciliante, éventuellement issue du Kuomintang (depuis, les deux principaux partis de l’opposition, dont le Kuomintang, plus favorables à un apaisement avec la Chine, ont renoncé à leur alliance NDLR).J’ai été pessimiste, parce que je pensais que Xi allait profiter de l’opportunité offerte par la guerre en Ukraine, et aujourd’hui par celle en Israël, ainsi que d’un président américain faible comme Biden. A l’heure actuelle, je n’exclus pas complètement un blocus l’année prochaine, mais je pense que la probabilité a baissé, je la situe à 20 % environ. Je suis cependant minoritaire avec cette position.La récente rencontre entre Joe Biden et Xi Jinping n’est-elle pas la preuve que les deux superpuissances veulent calmer le jeu ?Biden et Xi n’ont pas parlé des sujets qui comptent vraiment, ce qui me fait douter de l’importance de ce sommet. Xi Jinping estime que les Etats-Unis mènent aujourd’hui une politique d’endiguement technologique, ce qui est d’ailleurs le cas. Rien de ce qui a été dit à San Francisco ne changera cela. Les Etats-Unis continueront à pousser leur avantage en matière de semi-conducteurs, sans abaisser les droits de douane commerciaux. Les Chinois eux poursuivront leur politique d’armement. Si Biden et Xi avaient parlé d’un contrôle des armes ou des semi-conducteurs, j’aurais été plus convaincu. Mais ils ont échangé à propos du fentanyl, pour l’amour de Dieu ! Et on ne sait même pas ce qu’ils se sont dit à propos de Taïwan, puisque seuls les Chinois ont communiqué là-dessus. Ces sommets entre superpuissances ont souvent aussi un côté comique, car tout le monde est trop préparé, prévoyant à l’avance ce que les dirigeants mangeront ou diront. Cela finit ainsi par ressembler à du théâtre de l’absurde. Je n’attendais donc pas grand-chose de ce sommet, et rien de ce qui s’est passé ne me fait aujourd’hui changer d’avis.Les adversaires de l’Occident – Chine, Russie, Iran… – ne sont-ils pas plus faibles qu’on ne le considère souvent ? Même la Chine fait aujourd’hui face à de sérieux défis économiques…Imaginez que nous soyons en 1938, et que nous ayons ce même débat. Vous me diriez que l’Allemagne ou l’Italie font face à des problèmes économiques. Mais c’est justement pour cela que ces pays s’apprêtent à entrer en guerre ! De la même façon, Xi Jinping fait effectivement face à un chômage important des jeunes, à un secteur immobilier en crise et une croissance en net ralentissement. Mais cela ne signifie pas que nous pouvons nous détendre et nous concentrer sur les aventures de Sam Altman. Non ! Quand un régime comme celui de Xi Jinping connaît des revers en matière de croissance et que le chômage des jeunes dépasse les 20 %, c’est justement là qu’il faut être inquiet, car un tel régime autoritaire va chercher d’autres moyens de légitimité. Xi Jinping est d’ailleurs très cohérent dans ses discours. Il dit, dans une rhétorique marxiste-léniniste, qu’il faut se préparer à des conflits inévitables. Même Henry Kissinger, l’architecte du rapprochement entre la Chine et les Etats-Unis il y a cinquante ans, s’inquiète. Pourquoi Poutine a-t-il envahi l’Ukraine ? Parce que l’économie russe se portait à merveille ? Non ! Il a utilisé cette guerre pour créer une atmosphère fasciste en Russie qui renforce sa position sur le plan intérieur. Je ne suis donc pas prêt à me détendre au sujet de la Chine.Des trois, l’Iran est le pays le plus faible. La chose ennuyeuse, c’est que l’administration Trump avait largement affaibli l’économie iranienne. Mais, tout d’un coup, l’équipe Biden a décidé de relancer les négociations sur le nucléaire, relâchant ainsi la pression. L’Iran vend aujourd’hui son pétrole à la Chine. Le régime de Téhéran est en bien meilleure position sur le plan économique qu’il y a trois ans.Je m’inquiète en particulier du degré de coordination entre la Chine, la Russie, l’Iran, sans oublier la Corée du Nord. Je m’inquiète du fait que ces pays se concertent bien plus qu’avant. Et ne crois pas que Xi Jinping, en regardant l’évolution du conflit en Ukraine, se dise “ça alors, je ferais mieux d’éviter une guerre !”. Soyons donc très prudents en ne tirant pas de mauvaises conclusions de leurs faiblesses économiques.Dans cette nouvelle guerre froide, l’Occident ne se retrouve-t-il pas de plus en plus isolé ? Ce que certains nomment “le Sud global” ne penche-t-il pas de plus en plus du côté de la Chine ?Cessons d’utiliser ce terme de “Sud global”, un de ces affreux slogans gauchistes qui ne décrit en rien la réalité. Une grande partie de ces pays sont d’ailleurs situés dans l’hémisphère nord. En revanche, il est vrai que dans cette deuxième guerre froide, le mouvement non-aligné est plus important sur le plan économique. Je préfère parler des “Brics”, qui au départ était un concept marketing de Goldman Sachs pour mettre en avant les marchés émergents, avant d’être récupéré par la propagande chinoise. Mais le Brésil, l’Afrique du Sud, la Chine, l’Inde et la Russie représentent la plus improbable des alliances que l’on puisse imaginer. L’Inde veut être à la fois membre des Brics et faire partie du système d’alliances des Etats-Unis. Certains de ces pays sont ainsi non-alignés, tandis que d’autres sont alignés avec tout le monde. Comme Narendra Modi, qui est l’ami de tout le monde (rires).L’Occident existe toujours, mais si vous regardez les pays qui ont soutenu de manière significative l’Ukraine, il faut y inclure plusieurs pays asiatiques. Quand on parle d’Occident, on entend ainsi avant tout les alliés des Etats-Unis. Cette alliance occidentale a ses points faibles, à commencer par l’Allemagne, un pays dans lequel, selon des sondages, le soutien à la Chine est plus conséquent que le soutien aux Etats-Unis, ce qui pose question quand on sait à quel point l’Allemagne dépend de l’Amérique en matière de sécurité.Un second mandat de Trump n’aurait rien à voir avec le premierTout cela fait que la géographie de cette nouvelle guerre froide est un peu différente de la première. L’Occident s’avère un peu plus faible que par le passé, le mouvement des non-alignés est plus important. Mais le système d’alliances chinois est, lui, catastrophique ! Le pacte de Varsovie semble reluisant en comparaison. Qui sont aujourd’hui les alliés de la Chine ? Poutine, l’homme-fusée de Pyongyang et le Venezuela (il fait la moue). La Chine n’a pas une bonne équipe. Les Etats-Unis ont un avantage conséquent en la matière. Le problème est que si Trump est réélu, il pourrait démolir tout le système d’alliances américain. Les risques d’une Troisième Guerre mondiale sont ainsi bien moins importants avec lui à la Maison-Blanche. Tout ce qui l’intéresse, ce sont les guerres commerciales. Ce n’est pas lui qui a géré les débuts de la deuxième guerre froide face à la Chine, c’étaient bien plus Mike Pence, Mike Pompeo ou Matthew Pottinger, qui ont transformé les barrières douanières de Trump en une question géopolitique et idéologique face à la Chine communiste.Vous aviez appelé Joe Biden à se présenter à la présidentielle de 2016. Mais aujourd’hui, vous le suppliez de ne pas se représenter en 2024, à l’âge de 81 ans, face sans doute à un Donald Trump qui aura lui 78 ans. Comment expliquer que les Etats-Unis soient devenus une telle gérontocratie ?Harold James, historien à Princeton, a parlé d’”Amérique soviétique tardive”. J’adore cette expression, car Joe Biden, Chuck Schumer ou Nancy Pelosi, vu leur âge, devraient être en Floride à jouer occasionnellement au golf, et non tenter de diriger le pays le plus puissant du monde. Il y a plusieurs explications à cette gérontocratie. D’abord, le système de santé américain est une catastrophe pour la majorité des personnes, surtout les pauvres, mais il très bon pour maintenir l’élite en bonne santé. Si vous êtes parmi les “1 %”, vous pouvez être à des postes de responsabilité jusqu’à vos 80 ans. L’autre raison, c’est que le système du parti démocrate n’est pas favorable aux nouveaux venus. Il est très difficile d’y gravir les échelons. C’est un peu plus aisé du côté des républicains. Si vous regardez ainsi les structures d’âge, les élus démocrates sont bien plus âgés que les républicains au Congrès.Joe Biden aurait été un très bon candidat en 2016 et il aurait probablement battu Trump. En 2020, il était déjà trop vieux. Ceux qui comme moi le connaissent ont tous observé un déclin évident dans sa lucidité depuis 2020, et cela ne fait qu’empirer. Un second mandat m’a toujours semblé être une idée folle. Deux tiers des démocrates sont du même avis que moi, et les autres ne doivent sans doute pas avoir la télévision chez eux (rires). Il faut vraiment être rempli d’illusions pour croire que Biden est encore dans un état suffisant pour se représenter. Pour l’instant, nous sommes coincés avec lui, et c’est un grand risque, car il perdra sans doute face à Trump.En quoi un second mandat de Donald Trump serait-il un changement majeur ?Un second mandat de Trump n’aurait rien à voir avec le premier. Il risque de n’avoir plus aucun des garde-fous qu’on pouvait retrouver entre 2016 et 2020, comme l’establishment républicain, les généraux, Wall Street… L’administration sera bourrée de fidèles trumpistes de l’America First Policy Institute. Sur le plan intérieur, ils purgeront la bureaucratie fédérale, à commencer par le département de la Justice et les personnes qu’ils considèrent être leurs ennemis. Pour la politique étrangère, Trump sera libre d’imposer des taxes commerciales et il voudra affaiblir les alliances, en abandonnant l’Ukraine, et même en quittant l’Otan comme il avait déjà menacé de le faire. A ses yeux, les alliés asiatiques des Etats-Unis ne sont que des profiteurs.Les gens ne veulent pas voir à quel point ce second mandat, s’il avait lieu, serait différent du premier. Une victoire de Trump en 2024 sera un choc bien plus important qu’en 2016 car il n’aura plus aucune restriction. Qui s’opposera à lui quand il expliquera par exemple que l’Otan ne sert à rien ? Michael Flynn (ancien général et conseiller à la sécurité nationale qui avait dû démissionner en 2017 du fait de ses liens avec la Russie NDLR) ? Trump ne s’entourera que de fidèles qui l’ont soutenu dans l’idée que l’élection de 2020 a été truquée. Et cela implique Flynn, qui de mon point de vue, est un fou.Selon vous, il y a aujourd’hui deux “cinquième colonne” au sein de l’Occident. Qui sont elles ?D’un côté, on trouve des gens, à droite, qui ont cette habitude étrange de justifier les actions de Poutine. Elles croient, ou disent croire, à sa propagande sur la défense des valeurs chrétiennes face à un Occident décadent. Ce sont les idiots utiles du régime russe. Mais un autre groupe de personnes, plus important, à gauche, hait les Etats-Unis du fait de leur “suprématie blanche” ou de leur “impérialisme”. Ceux-ci sont prêts à défendre toute position anti-américaine, à commencer par l’islamisme. Ce sont ces gens qui ont récemment manifesté sur les campus universitaires et déchiré des photos des otages israéliens.Aucun de ces deux groupes n’est particulièrement nombreux. Mais ils sont très bons en matière d’influence sur les réseaux sociaux. On a encore eu une preuve récemment avec ces jeunes de la génération Z qui, sur TikTok, ont massivement mis en avant la “Lettre à l’Amérique” d’Oussama ben Laden. On peut réellement se demander si tout ça n’est pas une opération psychologique menée par la Chine avec des acteurs. Mais non ! Ce sont de vrais gens. En même temps, plus rien ne me surprend car j’ai observé ce genre de comportements parmi les étudiants de premier cycle à Stanford. Les jeunes Américains actuellement à l’université ont des opinions étranges mais ce n’est que le fruit de leur éducation. Depuis leur plus jeune âge, on leur a appris que l’histoire américaine se résume à l’esclavage, et l’histoire occidentale au colonialisme. Si telle est l’histoire que l’on vous enseigne à l’école, il ne faut pas s’étonner des réactions auxquelles on a assisté après le 7 octobre.Pour conclure, on peut donc dire que les perspectives géopolitiques sont pour le moins inquiétantes, si l’on vous suit…Je suis en réalité optimiste. J’ai participé au lancement d’une nouvelle université à Austin (NDLR : souvent présentée comme “l’université anti woke”) avec des figures comme Bari Weiss et Joe Lonsdale. Je pense que les problèmes des Etats-Unis sont facilement réparables. Et je crois aussi qu’à la fin, ce sont les sociétés libres qui remportent les guerres froides, car elles sont plus innovantes. La démocratie et le capitalisme américains ont des forces incroyables. La plus d’importante d’entre toutes, c’est que toutes les personnes les plus talentueuses dans le monde veulent s’installer aux Etats-Unis. Et quand elles le font, elles réussissent bien mieux que si elles restaient dans leur pays natal. Ni la Chine ni la Russie ne peuvent compter sur cet atout, de nombreuses personnes veulent au contraire fuir ces pays.Nous sommes les seuls architectes du déclin de l’Occident. Ni Xi Jinping, ni Vladimir Poutine n’en sont responsables, nous nous infligeons ça nous-mêmes. Et nous pouvons y remédier, en réformant notamment notre système éducatif ou nos politiques migratoires. C’est largement réparable en quelques années à peine !
Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/niall-ferguson-le-danger-dune-troisieme-guerre-mondiale-me-semble-reel-U7EJ4D7FJVGFHH73Y5SQXUN73M/
Author : Thomas Mahler, Laetitia Strauch-Bonart
Publish date : 2023-11-26 16:15:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.