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Mails, alertes, messageries, pop-ups : le “multitasking”, ce nouvel ennemi du cerveau

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Vous êtes au travail. Vous vous concentrez pour accomplir votre tâche. Mais toutes les cinq minutes, vous êtes interrompu. Vous vérifiez votre boîte mails, répondez à votre collègue qui vous pose une question sur la messagerie Slack ou Teams, puis vous cliquez sur la dernière notification de votre téléphone vous alertant d’un message WhatsApp, Instagram ou X (anciennement Twitter). Selon une étude réalisée en novembre par Economist Impact auprès d’un millier de salariés d’une dizaine de pays industrialisés, 42 % des personnes interrogées indiquent ne pas avoir plus d’une heure de travail productif sans interruptions. Ces dernières feraient perdre, chaque année, des centaines d’heures aux employés (180 en moyenne en France) ainsi que des dizaines, voire des centaines de milliards d’euros aux entreprises. Mais ces comportements sont-ils la faute aux outils numériques, ou s’expliquent-ils par un manque de volonté des personnes ? Et quelles sont les conséquences de ce jonglage incessant avec différentes tâches ou activités ?”Si vous essayez d’écrire un texte, mais que vous vérifiez vos mails toutes les six minutes ou que vous faites des allers-retours entre l’écriture et vos réseaux sociaux, cela va avoir un coût cognitif massif”, affirme Cal Newport, professeur associé de science à l’université de Georgetown (Etats-Unis) et auteur de plusieurs best-sellers, dont Deep Work (2017, Alisio) ou Travailler sans e-mails (2023, Diateino). “Vérifier constamment ses mails ou messages n’est pas si différent que de boire un shot d’alcool fort toutes les trente minutes : votre capacité à réfléchir clairement sera réduite, vos pensées peuvent devenir confuses et la fatigue arrive plus vite”, ajoute-t-il dans The Economist. La raison selon lui ? Le cerveau est lent à s’adapter au contexte dans lequel il évolue, ou à la tâche sur laquelle il doit se focaliser. La concentration demande du temps, et du calme. Si les analogies et explications du chercheur américain semblent simplistes, elles résument pourtant les nombreuses recherches sur le sujet.Problèmes de mémoire, de régulation de l’attention, “esprit vagabond”Selon le modèle de la cognition filaire, développé dans une étude publiée en 2008 dans la revue scientifique American psychological Association, le cerveau peut se comparer à un processeur parfaitement capable de traiter des tâches qui nécessitent des ressources compatibles les unes avec les autres. Il rencontre, en revanche, des difficultés quand il doit effectuer des opérations qui demandent les mêmes ressources. L’être humain peut donc se concentrer sur un film sans difficulté, puisqu’il utilise deux ressources non concurrentes : regarder des images et écouter les sons. En revanche, s’il consulte son téléphone en même temps, cela crée des interférences. “C’est le principe des capacités cognitives, nous avons des ressources cognitives que nous pouvons attribuer à différentes opérations, mais qui sont limitées. Et quand nous effectuons des tâches qui nécessitent les mêmes modalités d’entrée – écouter, voir, etc.-, ou qui nécessitent beaucoup d’opérations, cela entre en concurrence”, explique Séverine Erhel, maître de conférences en psychologie cognitive à l’université Rennes II. Le “multitasking” (multitâche), terme largement utilisé par les spécialistes français et qui consiste à fréquemment interrompre une tâche pour une autre, présente le même problème : soit nous utilisons la même modalité d’entrée, soit nous consommons trop de ressources. Une pratique qui s’avère délétère à de nombreux égards.”Des études montrent que les personnes qui le pratiquent intensément au quotidien sont moins bonnes dans les tâches d’écoute et de parole, poursuit Séverine Erhel. Des travaux publiés en 2016 dans NeuroImage signalent aussi que les enfants et adolescents se livrant le plus au multitasking se laissent plus facilement distraire. Ce qui peut les rendre moins efficaces lorsqu’ils doivent effectuer une seule tâche à la fois.” La chercheuse a elle-même publié une étude en 2020, dans Computers in Human Behavior, démontrant que plus ses étudiants se livrent au multitasking en cours – consultent leurs SMS et leurs réseaux sociaux -, plus ils rencontrent des difficultés d’apprentissage, en particulier pour mémoriser les instructions ou informations données à l’oral par le professeur. Ce qui confirme les résultats d’une autre étude parue en 2015 dans la même revue.Selon une méta analyse publiée en 2021 qui compile les résultats de 16 études scientifiques, la pratique du multitasking est associée à une diminution de la régulation de l’attention et une augmentation du vagabondage mental (mind wandering), ainsi qu’à des problèmes de mémoire. Les personnes qui jonglent trop souvent entre des tâches rencontrent également des difficultés à réguler leur comportement, ont plus souvent des symptômes liés à l’impulsivité et à l’hyperactivité, et sont plus attirées par la prise de risque ou la recherche de sensations fortes. Des troubles ou un déficit de l’attention plus ou moins marqués peuvent même se manifester, parfois apparentés au TDAH (trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité). Une autre méta analyse publiée en 2022 et analysant 88 études scientifiques révèle que les individus ayant le plus tendance au multitasking présentent plus souvent des fragilités attentionnelles, un ennui ou manque d’intérêt dans leur travail, une motivation réduite et un faible sentiment d’autosatisfaction. “En plus de la vulnérabilité psychologique, le manque de sommeil et la facilité à l’accès aux technologies sont également des prédicteurs du multitasking”, précise Séverine Erhel.La poule ou l’œuf ?Ces travaux ne démontrent pourtant pas de causalité : ils ne disent pas si le multitasking provoque ces troubles ou si les personnes qui en souffrent ont plus tendance à se livrer à cette pratique. “On peut poser l’hypothèse que c’est bidirectionnel”, avance Séverine Erhel. Si certains profils ont probablement des prédispositions les poussant au multitasking, le fait de jongler constamment entre différentes tâches pourrait renforcer leurs difficultés. Plus inquiétant : sur le long terme, le multitasking serait à même de dérégler le contrôle inhibiteur – le processus cognitif qui permet de résister à la tentation et de se concentrer sur la réalisation d’une tâche précise. Plus on pratiquerait le multitasking, moins on y résisterait. Se mettrait alors en place, en particulier chez les personnes prédisposées, un véritable cercle vicieux. Corentin Gonthier, professeur en psychologie du développement à l’université de Nantes, reste néanmoins prudent à ce sujet. “Personne n’a vraiment étudié les impacts cérébraux du multitasking, ni ses conséquences à long terme sur le contrôle attentionnel inhibiteur”, prévient-il.Ce spécialiste de l’intelligence tient aussi à effectuer une distinction avec ce qu’il considère être le “vrai” multitasking, soit la capacité à réaliser plusieurs opérations en même temps, comme le font les contrôleurs aériens par exemple, et dont les effets sont mieux connus. “Là, on sait que différents réseaux d’aires cérébrales, liées au traitement des tâches réalisées, sont sollicités. L’activité cérébrale est globalement plus intense, même si ces différentes aires sont moins actives que si le cerveau avait eu une seule opération à réaliser”, précise-t-il. Quelques études suggèrent aussi que les personnes réalisant régulièrement plusieurs tâches en même temps – les pilotes d’avions ou les joueurs professionnels de jeux vidéo notamment -, peuvent exprimer une activité cérébrale légèrement différente, avec moins d’activité dans les aires liées au traitement des tâches réalisées fréquemment. “Ces tâches, automatisées, demandent moins d’efforts, ce qui libère en quelque sorte des ressources pour réaliser d’autres tâches en parallèle”, détaille Corentin Gonthier.Couper ses notifications, mettre en place des stratégies métacognitivesLes études scientifiques n’apportent pas non plus de solutions idéales pour lutter contre le fait de sauter d’une activité à une autre de manière compulsive. Développer son contrôle attentionnel est un entraînement sur le long terme et requiert de la discipline. Chez les enfants, l’apprentissage peut se faire grâce à une éducation vigilante, voire l’imposition de règles, comme de ne pas avoir de téléphone lorsqu’ils travaillent. Les adultes, eux, doivent s’autoréguler. “Savoir mettre en place des stratégies métacognitives [NDLR : développer une activité mentale sur ses propres processus mentaux] est une des clés pour s’extraire de ces mauvaises pratiques, estime Séverine Erhel. Cela implique d’abord de prendre conscience de ce que l’on fait.”Des règles toutes simples peuvent aider, comme retourner systématiquement l’écran de son téléphone lorsque l’on travaille, couper toutes les notifications – des hameçons à attention – ou ne pas aller sur les réseaux sociaux en dehors de certains horaires. Une étude parue en 2021 indique ainsi que l’un des modérateurs du multitasking est la compétence en gestion du temps : les personnes qui arrivent à délimiter des moments distincts pour accomplir différentes tâches – un temps pour échanger, pour jouer, pour travailler, etc. – ont moins tendance à se livrer à cette pratique de manière effrénée.Reste, enfin, le monde du travail qui impose bien souvent, en plus d’une boîte mail, une ou plusieurs messageries professionnelles comme Teams ou Slack, voire Signal, Telegram ou WhatsApp. Là, ce sont les entreprises, et en particulier les services des ressources humaines, qui doivent prendre des mesures pour rationaliser les usages. “Nous devons imaginer de nouvelles manières de collaborer qui ne reposent pas sur le fait de s’envoyer des messages en permanence, estime ainsi Cal Newport. Tant que l’esprit de ruche hyperactif sera le moteur central de la collaboration dans les entreprises, il sera difficile, si ce n’est impossible, de ne pas consulter ses différentes messageries en permanence”. Un appel à réinventer des méthodes de communication plus courtes, moins invasives et plus efficaces. Ce qui ne sera pas une mince affaire.



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Author : Victor Garcia

Publish date : 2023-11-28 15:00:00

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