Une déclaration m’a particulièrement sidérée dernièrement. Dans L’Express, Tahar Ben Jelloun, membre du jury du Goncourt, explique ne pas avoir donné le prix à Triste Tigre de Neige Sinno mais à Veiller sur elle de Jean-Baptiste Andrea car “on ne voit pas à Noël les gens offrir un livre sur l’inceste. Veiller sur elle est un vrai roman avec des personnages très étonnants, avec un héros magnifique, le sculpteur, et une histoire d’amour impossible. Il est important qu’on revienne aux traditions, à l’essentiel, le roman”. Outre l’argument consistant à dire que l’on ne peut pas offrir un livre sur l’inceste à Noël, la terminologie employée ici est effarante. On parle de Noël pour justifier l’attribution d’un prix, mais aussi d’une tradition romanesque essentielle mettant en scène un héros et une histoire d’amour. Dire que Les Inrocks s’opposent en tout point à cette déclaration serait un euphémisme. Un livre, une œuvre ne sont pas un joli petit présent tout plat, tout lisse, tout propre qui ne fera pas de vagues sous le sapin. Un livre, une œuvre, un geste artistique ont vocation à questionner, bousculer, déranger, étreindre, potentiellement faire avancer, bref à vivre et à faire vivre, pas à être relégués au statut de table basse déclinable à l’infini.
C’est certainement ce qui rassemble les personnes présentes dans ce numéro : une certaine idée d’une œuvre et de sa transmission. C’est certainement pour cette raison que beaucoup d’entre eux·elles rebondissent sur des œuvres de leurs pairs, que l’on soutient dans ce magazine : Charlotte Gainsbourg admire Justine Triet, Éric Reinhardt parle d’Éric Tabuchi (portfolio p. 114), Étienne Daho évoque les prises de risque artistiques de Damon Albarn, Luz salue Monia Chokri et danse sur Eloi, etc. Certain·es y verront un entre-soi. Moi, j’y vois la beauté d’une famille de cœur dont les membres se reconnaissent par une même soif de bousculade, une même volonté de ne pas renoncer face
au rouleau compresseur de la “production de contenu” qui nous envahit, que pourrait bien accélérer le développement de l’IA, et qui compte
bien nous gaver jusqu’au Grand Sommeil. La même “production de contenu” qui est là pour éteindre tout espace. Or, comme le dit si bien Luz, il faut de l’espace pour rire et rire de soi. Ajoutons qu’il faut de l’espace pour réfléchir et agir.
En mars, nous posions dans les pages du numéro 18 une grande question tout à la fois existentielle et férocement actuelle : “Faut-il (faire) souffrir pour créer ?” Alors que l’année s’achève, nous affrontons une myriade de questions, souvent plus sombres les unes que les autres. Des questions géopolitiques, humanitaires, écologiques, économiques… Des questions d’identité, de liberté, d’égalité… Je n’ai pas les réponses. Mais je suis persuadée que des œuvres, des artistes, des penseur·ses engagent ici des conversations qui nous permettent de continuer à aborder ces problèmes et à s’en emparer. Ce qui rend le réel un (tout) petit peu plus supportable. Des remèdes, parfois, à la solitude, à l’enfermement, à la mélancolie. Ne soyons pas naïf·ves, mais conservons la facétie et l’élan nécessaires à ce 2024 qui nous tend les bras.
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Author : Carole Boinet
Publish date : 2023-11-29 08:00:00
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