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Xavier Jaravel : “Investir dans l’éducation à long terme, c’est gagner des milliards”

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Doit-on s’attendre à un renversement de tendance ? A quelques jours de l’annonce des résultats de l’enquête Pisa 2022, analystes et spécialistes se disent peu optimistes. L’enquête internationale, qui évalue tous les trois ans le niveau des élèves de 15 ans dans 81 pays, épingle régulièrement le système français pour son caractère inégalitaire. Une fois encore, il est peu probable que les experts de l’OCDE annoncent un changement de cap notable. Or pour Xavier Jaravel, auteur de l’excellent essai Marie Curie habite dans le Morbihan (Seuil) et lauréat du prix du meilleur jeune économiste décerné par Le Monde et le Cercle des économistes en 2021, il est urgent que la France réagisse, à la fois pour relever le niveau général mais aussi pour permettre à tous les jeunes d’avoir les mêmes chances d’accéder aux métiers d’avenir spécialisés dans l’innovation et la recherche. Meilleure façon de stimuler la croissance et de renouer avec la productivité selon ce professeur de la London School of Economics invité à défendre son point de vue au Collège de France ce mercredi 29 novembre.L’Express : Le prochain rapport Pisa, qui sera dévoilé le 5 décembre prochain, mettra certainement une fois de plus en avant les inégalités scolaires, particulièrement importantes dans notre pays. Voilà des années que les différents rapports internationaux et études françaises pointent du doigt cette triste spécificité… Et pourtant, rien ne bouge. Pourquoi ?Xavier Jaravel : L’une des premières raisons évoquées dans mon livre est que les réformes éducatives ne produisent leurs effets que sur le long terme, il est donc plus difficile de mobiliser les élus et la population sur cet enjeu-là que sur d’autres. Sur certains sujets, comme ceux des retraites ou de la transition écologique, on a vu que le gouvernement était capable de se projeter et de prendre des décisions qui ne porteront leurs fruits que dans plusieurs années. C’est loin d’être le cas pour l’éducation, même s’il serait faux de dire que rien n’a été fait dans ce domaine jusqu’ici. Le dédoublement des classes en CP et CE1 dans les zones d’éducation prioritaire est un exemple récent de mesures prises pour diminuer les inégalités. Cela va dans le bon sens, mais on sait aujourd’hui que cette initiative ne permettra pas à elle seule de redresser la barre. Plus généralement, plusieurs réformes intéressantes ont vu le jour ces dernières décennies mais, appliquées de façon discontinue et sans vision globale, celles-ci ne peuvent produire de changements profonds. Rien ne se fera sans une vraie volonté politique et sans un engagement réel sur des objectifs chiffrés et bien précis, s’agissant de la baisse des inégalités tout comme de la remontée générale du niveau.L’Allemagne et le Portugal, dont les systèmes éducatifs avaient été épinglés par le rapport de l’OCDE par le passé, ont démontré qu’il était possible de s’améliorer. Des exemples à suivre ?Oui, dans ces deux pays, les mauvais résultats Pisa enregistrés il y a une dizaine d’années ont entraîné une véritable prise de conscience collective. Les dirigeants allemands et portugais ne se sont pas contentés de commenter dans les médias leur dégringolade dans le classement pendant une semaine avant de passer à autre chose. Non, le sujet a fait la Une tous les jours pendant un an, puis les responsables politiques l’ont pris à bras-le-corps en lançant un vaste plan national visant non seulement à réduire les inégalités scolaires mais aussi à remonter le niveau général. D’ailleurs, je précise que, dans le cas de la France, la baisse de niveau ne concerne pas que les élèves décrocheurs ou en grande difficulté puisque même les meilleurs éléments sont aujourd’hui touchés et accusent un retard par rapport aux autres pays. Ce constat-là est hélas rarement mis en avant.Dans votre livre vous démontrez que, même à résultats scolaires égaux, tous les jeunes ne sont pas promis aux mêmes types de carrière. Certains facteurs comme leur milieu social ou leur genre va peser sur leur destinée professionnelle, tout comme l’endroit géographique où ils vivent.Oui et c’est bien pour cela que j’ai choisi d’intituler mon livre Marie Curie habite dans le Morbihan. Les données révèlent qu’il y a, en France, un grand potentiel de talents inexploités notamment dans les carrières liées à l’innovation. Les études montrent que beaucoup de jeunes auraient les aptitudes nécessaires, voire l’envie de se tourner vers l’entrepreneuriat, l’ingénierie ou la recherche, mais ne le font pas à cause d’une forme de déterminisme social et d’autocensure. C’est encore plus vrai dans certains territoires comme le Morbihan qui compte la plus faible propension d’enfants amenés un jour à faire une thèse, à devenir chercheurs ou ingénieurs… alors même que les résultats scolaires dans ce département sont très au-dessus de la moyenne au baccalauréat. Pourquoi ? Parce que l’on a naturellement tendance à se projeter dans des activités qui nous sont familières. Un jeune qui grandit dans le Morbihan aura, autour de lui, essentiellement des exemples de salariés qui travaillent dans le secteur agricole ou touristique. Tandis qu’une autre personne de son âge, domiciliée dans les Alpes-Maritimes, à proximité de Sophia Antipolis, évoluera dans un tout autre univers et sera naturellement plus portée à se tourner vers une carrière dans la science ou l’innovation. Au-delà de la question de la baisse de niveau, régulièrement démontrée par les différentes enquêtes, il y a clairement un problème d’orientation. Y remédier en luttant contre les stéréotypes, la barrière du genre ou du milieu social, devrait être une priorité.“Si les femmes et les personnes issues de milieux modestes se tournaient vers les carrières de l’innovation à la même fréquence que les hommes de milieux favorisés, il y aurait environ trois fois plus d’innovateurs qu’actuellement”, écrivez-vous. A-t-on conscience de l’enjeu ?Malheureusement je ne pense pas, alors que cette statistique est éloquente. D’autres chiffres prouvent qu’il y a là un enjeu économique fort : cette mauvaise orientation vers les carrières de l’innovation et de la science fait perdre à la France près d’un point de PIB chaque année. Ce qui équivaut à une perte annuelle de 20 à 25 milliards d’euros. Le fait que ce phénomène soit cumulatif – cinq points au bout de cinq ans, dix points au bout de dix ans, etc -, fait que l’on atteint très vite des montants stratosphériques. Les pistes régulièrement évoquées pour tenter de lutter contre les inégalités qui nuisent à l’innovation ne manquent pas : taxer les riches ou les robots, instaurer un revenu universel, engager des subventions massives dans le cadre de la planification… Toutes ces pistes ont l’avantage de montrer que l’on peut frapper un grand coup à court terme. Mais je m’attache à démontrer dans mon livre que les effets de l’éducation sont majeurs et finalement plus importants que ces autres leviers pour les raisons que l’on vient d’évoquer, comme le fait de perdre un potentiel important de talents susceptibles d’innover.Vous insistez également sur la “sociologie sélective des innovateurs” : en quoi le fait que les acteurs majeurs du secteur de l’innovation soient issus pour la plupart de milieux favorisés a-t-il un impact sur les recherches menées ?Bien des analyses statistiques et des exemples historiques démontrent que les inventeurs s’intéressent à des sujets qui les touchent et les concernent de près. J’évoque le cas de cette riche aristocrate américaine du XIXe siècle, Joséphine Cochrane, qui s’est illustrée en inventant la machine à laver la vaisselle. Pourquoi ? Tout simplement parce que le fait de voir ses domestiques ébrécher ses plats en faisant la vaisselle l’a poussée à imaginer une machine automatique. Les innovateurs essayent souvent de résoudre des problèmes auxquels ils font face dans leur vie. Cela se vérifie également aujourd’hui avec les applications dédiées aux téléphones : celles qui sont créées par des femmes sont essentiellement utilisées par d’autres femmes car pensées en fonction de leurs besoins. Le fait que les hommes, plutôt issus de familles aisées, soient surreprésentés dans le monde de l’innovation influe donc forcément sur le type de produits mis sur le marché. Les dynamiques de recrutement comportent également un biais : on constate qu’un créateur de start-up aura plutôt tendance à embaucher des personnes qui lui ressemblent. Ce phénomène de mimétisme entre les innovateurs, leurs employés et les consommateurs est très important pour comprendre la hausse des inégalités.On a beaucoup parlé de l’impact des inégalités de trajectoire sur le secteur de l’innovation mais la baisse du niveau scolaire général a également un lien important avec les difficultés économiques que nous rencontrons…Depuis le début des années 2000, la France enregistre un fort ralentissement de productivité, notamment par rapport à l’Allemagne et aux Etats-Unis. Cela nous coûte 140 milliards de PIB, ce qui représente 65 milliards de recettes fiscales annuelles… soit l’équivalent de 22 fois l’ISF ! Or les études que nous avons faites avec le Conseil d’analyse économique lient en effet ce ralentissement de la productivité à la faiblesse de nos compétences éducatives. Tout n’est pas qu’une affaire de création ou d’innovation liées aux nouvelles technologies, l’enjeu réside aussi, et surtout, dans l’adoption et la diffusion de ces dernières. En ce sens garantir le même accès à l’éducation pour tous représente un défi essentiel. Prenons l’exemple de ChatGPT dont on parle beaucoup en ce moment : il est évidemment important que les jeunes générations s’emparent de cet outil et l’adaptent à leurs futures activités professionnelles, or elles ne pourront le faire qu’en s’appuyant sur certains rudiments en mathématiques, en anglais ou en programmation informatique. Même sans aller jusque-là, l’utilisation basique de ce robot conversationnel nécessite que vous sachiez correctement lire et écrire. Or on sait qu’aujourd’hui, la moitié des élèves français de 4e ne savent pas décrypter convenablement un texte. Le fait que certaines compétences de base, comme la lecture, ne soient pas acquises montre bien qu’un plan d’ampleur de remise à niveau est plus que jamais nécessaire.Le chantier de l’orientation doit, selon vous, faire partie des priorités. Comment agir sur cet objectif ?En s’inspirant de certaines initiatives qui ont fait leurs preuves. Je pense notamment à celle lancée en 2014 par la fondation L’Oréal, qui consiste à faire intervenir des femmes scientifiques dans des établissements scolaires, à leur faire parler de leurs parcours universitaires, professionnels et de leurs réussites, afin de permettre aux jeunes filles de s’identifier et de susciter d’éventuelles vocations. Les études ont démontré l’efficacité de cette démarche puisque dans les classes concernées, la part des élèves filles qui se sont dirigées vers des prépas ingénieurs est passée de 24 % à 37 %. On voit bien qu’en matière d’orientation, la question de l’accès à l’information est importante mais la politique menée sera encore plus efficace à court terme si elle tient compte de ce besoin d’incarnation. Je précise que bon nombre d’associations œuvrent aujourd’hui pour lutter contre les inégalités, le problème est qu’elles ont souvent du mal à trouver des financements et qu’elles ne peuvent à elles seules toucher toute une classe d’âge. Il est primordial d’encourager les liens entre l’école et l’entreprise à condition de ne pas se baser uniquement sur l’écosystème local, ce qui aurait pour effet de renforcer les stéréotypes et les disparités entre les territoires. On sait que, dans le Morbihan, il sera plus compliqué de trouver des chercheurs disponibles pour aller parler de leur carrière à des élèves. D’où l’importance de mettre en place un dispositif à plus grande échelle.Le défi qui consiste à relever le niveau général est immense et nécessite de sortir de cette logique de “saupoudrage” qui consiste à empiler les mesures sans objectif précis. N’est-ce pas l’un des écueils essentiels auxquels on se heurte aujourd’hui ?Oui, comme je le disais en préambule de cet entretien, on n’obtiendra pas de résultats efficaces si l’on se contente de quelques mesures par ci, par là. Il est important d’agir à la fois sur le contenu des programmes, sur la rémunération, la formation des professeurs, des pratiques pédagogiques, etc. Le tout en mobilisant un grand nombre d’acteurs sur une longue durée et en se fixant des objectifs sur la remontée du niveau des élèves et sur les inégalités entre établissements. Aujourd’hui, nous n’avons pas fixé de cap. On le fait bien pour tenter de réduire le chômage, la dette publique ou favoriser la transition écologique, pourquoi ne pas l’appliquer à l’éducation ? D’autres enjeux devront être pris en compte comme une meilleure reconnaissance des filières techniques. Il y a, là encore, un enjeu de productivité puisqu’aujourd’hui, bon nombre de professions, comme celles de chaudronniers, de soudeurs, de techniciens de maintenance, ont beaucoup de mal à recruter. Ce qui freine nos capacités d’innovation dans bon nombre de secteurs comme l’énergie, la construction navale ou l’aéronautique qui nécessitent d’avoir des opérateurs qualifiés. En ce qui concerne plus spécifiquement le champ de l’innovation, on pourrait aussi mettre en place de nouvelles options comme des cours d’initiation à l’entrepreneuriat ou à l’intelligence artificielle, à condition que cela ne se fasse pas au détriment des savoirs fondamentaux.La France est-elle véritablement en capacité de mettre en place un tel plan qui nécessite beaucoup de moyens ?Oui, tout est une question de priorité et la politique éducative doit en être une. Une remarque importante : en France, on ne peut pas dire que l’Education nationale soit sous-financée puisque la dépense par élève est dans la moyenne des autres pays de l’Union européenne. En revanche, on constate que nos enseignants sont beaucoup moins bien payés qu’ailleurs. Il y a donc une réflexion à mener sur la façon de mieux répartir l’enveloppe. Ensuite, vient la question des éventuels moyens supplémentaires. Et là, il me semble important de souligner que dans certains cas la dépense éducative peut être très efficace et engendrer des retours sur investissement à terme, y compris pour l’Etat. Tout simplement parce que, s’ils sont mieux formés, les futurs travailleurs seront plus productifs, et donc mieux payés, ce qui les amènera à payer plus d’impôts. Certaines études très précises, menées aux Etats-Unis, ont mis en évidence ce cercle vertueux. Encore une fois, l’éducation devrait être mise au même rang de priorité que la transition énergétique sur laquelle tout le monde s’accorde à dire qu’il faut trouver des moyens financiers. Le défi central est qu’il faut mener une stratégie à long terme, suivre un cap et s’y tenir quels que soient les résultats électoraux et les changements de majorité.



Source link : https://www.lexpress.fr/societe/education/xavier-jaravel-investir-dans-leducation-a-long-terme-cest-gagner-des-milliards-PDFEH4I5LNCNBGNQTD625G7OYI/

Author : Amandine Hirou

Publish date : 2023-11-29 04:49:31

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