Génial artiste multifacette et metteur en scène surdoué, Jonathan Capdevielle nous avait épaté·es dans le registre de l’autofiction (Adishatz/Adieu, Saga) et plutôt convaincu·es dans celui de l’adaptation littéraire (À nous deux maintenant, d’après Georges Bernanos), où il était parvenu à faire infuser les thématiques de son œuvre : le travestissement, la ruralité et surtout l’asynchronisme, autant entre un être et son environnement pour ce qui est du récit, qu’entre le corps et la voix pour ce qui concerne la mise en scène.
Avec le Caligula d’Albert Camus, il s’essaie pour la première fois à une écriture purement théâtrale. Enfin le Caligula ; il faudrait plutôt dire les Caligula, car la pièce propose un mashup entre deux versions écrites par Albert Camus avec dix-sept années d’écart, entre 1941 et 1958. Reprenant une scénographie en forme de terril déjà entrevue dans ses précédentes créations, le spectacle s’ouvre sur un décor de calanques nimbées d’un soleil écrasant et trouées par un ancien bunker. Y sont étendus les sujets de Caligula, à demi-nus et affublés des codes d’une jet-set décadente de la Riviera italienne.
La figure de l’artiste incompris
On entend surtout le bruit assourdissant d’un essaim de mouches et, d’emblée, cet imposant rocher dégage un parfum putride. Ce que ces insectes ont déjà flairé, c’est l’odeur du sang qui se déversera sur la pierre. Ce royaume pue, et Jonathan Capdevielle va nous mettre le nez dedans. Avec Caligula, il livre une performance époustouflante, sombre et à la lisière de la folie. Ses multiples voix, tantôt caressantes façon ASMR, tantôt acérées comme la lame d’un couteau, hantent la pièce et lui donnent toute sa force.
L’originalité de l’approche de Camus est d’avoir fait de Caligula une figure d’artiste incompris et en quête d’absolu, ayant entrepris une macabre et absurde entreprise de satire du pouvoir qu’il détient. Elle débute par une croisade contre l’immoralité d’un État vendu aux puissances de l’argent, toujours au détriment des plus pauvres : “Il n’est pas plus immoral de voler directement les citoyens que de glisser des taxes indirectes dans le prix de denrées dont ils ne peuvent se passer.”
L’ivresse du pouvoir
Sur le plateau règne une terreur clownesque. Comme souvent chez Capdevielle, le music-hall n’est jamais loin et c’est lorsque se produit cette rencontre entre le texte et les obsessions du metteur en scène que Caligula fait mouche. La pièce décrit la façon dont le pouvoir mouille dans une ivresse qui désinhibe de tout (l’inceste) et surtout de ce qu’on impose à autrui (la mort, le viol).
Et si l’asynchronisme proposé par les précédents spectacles de Capdevielle peine ici à se déployer, un certain malaise nous étreint devant la façon dont la pièce offre une multitude d’interprétations possibles et refuse de se positionner en médiateur entre le texte et notre époque, entre la cruauté du tyran romain et ses possibles décalques contemporains. Cette horreur que Caligula nous fait sentir jusqu’à la nausée reste un bloc d’abîme d’un absolu et fascinant nihilisme.
Caligula d’Albert Camus, mise en scène Jonathan Capdevielle, avec lui-même, Adrien Barazzone, Dimitri Doré, Jonathan Drillet… Au Maillon, Strasbourg, les 7 et 8 décembre ; au CDN Besançon Franche-Comté, les 13 et 14 décembre ; à L’Onde Théâtre – Centre d’Art, Vélizy-Villacoublay, le 19 décembre.
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Author : Bruno Deruisseau
Publish date : 2023-12-02 07:00:00
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