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Neige Sinno, Vanessa Springora, Camille Kouchner… Quand drames personnels et succès se télescopent

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Presque comme une évidence. Le 23 novembre, lorsque les jurés du prix Goncourt des lycéens annoncent le nom de leur lauréate 2023, aucune voix ne s’élève pour critiquer leur choix. Quelques semaines plus tôt déjà, Neige Sinno et son Triste tigre (P·O·L) avaient reçu le Femina, mais aussi le prix littéraire du Monde et celui des Inrockuptibles. Ni simple témoignage sur l’inceste dont l’auteur a été victime ni analyse distante sur la question des violences sexuelles infligées aux enfants, mais inédite réflexion sur le sujet mêlant vécu, références littéraires et documents, l’ouvrage bouscule, étouffe, interroge. Vendu à plus de 80 000 exemplaires entre sa sortie mi-août et la fin novembre selon Edistat, le livre est aussi un succès commercial.Très vite, Neige Sinno perçoit l’ambivalence du tourbillon médiatico-littéraire dans lequel elle est plongée. Elle, qui a déjà publié un recueil de nouvelles et un roman passés relativement inaperçus, devient célèbre avec ce qui reste un drame intime et douloureux. “J’ai beau être résiliente, vivre ce succès de mon livre, qui me rend très heureuse, dans ma solitude, fait que je pense tout le temps à la vie que j’aurais pu avoir si je n’avais pas vécu ça”, raconte-t-elle dans Libération le 20 novembre.Est-ce l’époque qui veut ça, plus friande d’ouvrages faisant écho aux soubresauts de la société que de littérature ? Elle n’est pas la seule à avoir vécu, ces dernières années, un télescopage brutal entre satisfaction de voir un sujet important placé sur le devant de la scène, joie d’être reconnu pour ses écrits et déchirement d’avoir puisé à une source faite de larmes et de souffrances. Virginie Despentes avec Baise-moi et Christine Angot avec L’Inceste furent les pionnières. Mais le phénomène prend de l’ampleur en 2020 avec Le Consentement de Vanessa Springora (Grasset), sur l’emprise vécue avec Gabriel Matzneff à 14 ans, vendu à plus de 200 000 exemplaires en grand format. Puis, l’année suivante, avec La Familia grande de Camille Kouchner (Seuil) et ses plus de 300 000 exemplaires.”Faire de l’art avec mon histoire me dégoûte”, écrit Neige SinnoAu-delà de #MeToo, d’autres histoires personnelles ont connu un succès considérable. Parmi les plus remarquables aussi bien sur la forme que sur le fond, dépassant le simple témoignage pour accéder à la littérature, Le Lambeau de Philippe Lançon (Gallimard, plus de 400 000 exemplaires), récit des mois qui ont suivi l’attentat contre Charlie Hebdo dont le journaliste a été victime, et Vivre vite (Flammarion) de Brigitte Giraud, dans lequel elle interroge la notion de destin après la mort de son mari dans un accident de moto. Prix Goncourt 2022, elle a reçu sa récompense avec “une joie pure, parce que rien n’avait été fait ou pensé pour qu’un tel prix revienne au livre ; recevoir le Goncourt m’a confirmé que cette entreprise folle de questionner le destin avait du sens et pouvait parler à tout le monde”. Mais, ajoute-t-elle aussitôt, “je n’ai pas pu me réjouir franchement : ce livre existe parce qu’un homme est mort”.Dans son texte même, Neige Sinno questionne longuement le rôle de la littérature au regard d’une histoire personnelle dramatique. Sans doute est-elle celle qui, dès l’écriture de Triste tigre, pousse la réflexion le plus loin. “Faire de l’art avec mon histoire me dégoûte”, écrit-elle. Un peu plus loin, elle s’interroge : “Faire de la beauté avec de l’horreur, est-ce que ce n’est pas tout simplement faire de l’horreur ?” Puis : “Qu’est-ce qui est souhaitable alors ? Rien, c’est justement ça le problème. Je n’ai pas trouvé de solution pour parler de ça.” Alors, elle se débat avec son témoignage, qui n’a de sens que s’il devient “quelque chose de transmissible”, avec son écriture qui emmène son lecteur “dans sa tête” et non “dans son histoire”, avec un prix à payer – “trahir ce qu'[elle a] vécu” -, tout en sachant que “la littérature ne [l]’a pas sauvée”, mais que, peut-être, par son existence et son succès, Triste tigre en “protégera d’autres”.Faire d’une histoire personnelle œuvre collective, voilà ce qui permet d’aborder la déferlante du succès sans sombrer. Adelaïde Bon, qui, violée étant enfant, a écrit La Petite Fille sur la banquise (Grasset, 25 000 exemplaires), l’a vécu et conçu ainsi : “Ce n’était pas un livre thérapeutique. La thérapie, je l’avais faite en amont. C’était un livre que je voulais politique, je l’écrivais pour mes sœurs de banquise, c’était le livre que je n’avais pas eu et que je voulais qu’elles trouvent.” Une volonté partagée par Brigitte Giraud même si elle se distingue des autres en ne se considérant pas comme “victime” : “Ecrire n’a rien à voir avec une thérapie, l’idée même me dégoûte. Travailler la forme, la phrase, le rythme, la texture déplace la réalité, la transforme, fait émerger quelque chose d’invisible. On m’a parfois dit que ce livre était un livre de l’intime, mais, même s’il est effectivement très personnel, il me conduit à des vérités collectives.” Et d’évoquer l’époque, la technologie, la mondialisation, le libéralisme, mais aussi des vérités sociologiques, comme celle de transfuge de classe, et des vérités historiques comme la guerre d’Algérie et l’exil.Bonne distance et questions littérairesLes années écoulées entre l’événement et la publication du livre – plus de vingt ans dans le cas de Brigitte Giraud, et vingt-trois depuis la condamnation à neuf ans de prison du beau-père de Neige Sinno -, le travail de réflexion, d’écriture, d’enquête parfois pour comprendre ce qui s’est passé, la volonté de préserver des proches installent une distance protectrice. “Pour écrire et publier ce livre, il me fallait être sortie du fracas et retrouver une pleine énergie qui me permettrait de reprendre la main. J’ai attendu d’être à la bonne distance pour n’être que dans l’écriture, et je me suis surtout posé des questions littéraires”, reprend Brigitte Giraud. Comme cette dernière, Adelaïde Bon n’a jamais eu le sentiment de mettre son intimité sur la place publique : “Le livre n’est pas mon histoire, mais celle dans laquelle m’a embarquée mon agresseur. Je ne vous dirais pas la même chose si je devais vous parler de ma vie intime actuelle, qui m’appartient.”Malgré toutes les protections érigées, cette distance est percutée, ébranlée même par les rencontres ou les messages de lecteurs qui vivent ou ont vécu des expériences similaires. En demandant des conseils, en remerciant ou simplement en témoignant de leur vie, ils ramènent sans cesse l’auteur à son histoire personnelle. Y répondre est souvent vécu comme une ardente obligation – et une manière de rendre son drame utile à d’autres –, mais peut devenir pesant. Adélaïde Bon a été formée à recueillir la parole des victimes, mais elle a reçu plus de 1 000 lettres, et, un soir, alors qu’elle fait des courses à la supérette de son quartier, une victime l’aborde : “J’étais avec mon enfant, au rayon des raviolis, et la panique m’a envahie. Ce n’était pas le lieu, j’allais mal accueillir cette parole qui méritait mieux…”Très vite, les auteurs se sentent réduits à ce seul drame personnel, alors qu’ils et elles aspirent à un après différent. Camille Kouchner a choisi de ne plus s’exprimer dans les médias. Vanessa Springora a accompagné la sortie du film inspiré du Consentement, mais termine désormais un autre ouvrage et juge qu’elle a assez parlé. Adelaïde Bon a vécu un temps en n’étant plus connue que comme “la petite fille sur la banquise” – “c’était d’autant plus étrange que, pendant des années, j’avais concentré toute mon intelligence à me taire sur cette histoire”. L’écriture d’un livre avec l’écologiste Sandrine Rousseau lui a permis d’ouvrir une autre page. Neige Sinno le dit, elle craint ce piège, mais, si la pression devient trop forte, elle sait avoir un refuge loin du fracas, le Mexique, où elle vit.



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Author : Agnès Laurent

Publish date : 2023-12-02 07:30:00

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