Il y a des livres pour lesquels on se souviendra toujours du moment où on les a ouverts, de l’émotion qu’ils ont suscitée en nous. Triste Tigre de Neige Sinno est de ceux-là. C’était fin mai, le premier livre ouvert en préparation de la rentrée littéraire. Et là, le choc, mais pas seulement : l’onde de choc qui dure et s’amplifie. Impossible de lâcher le texte, divisé·e entre une sensation de sidération et une émotion grandissante, de celles que l’on éprouve quand on comprend que l’on se trouve face à une intelligence vive, singulière. Une voix qui mêle le récit du viol par son beau-père subi pendant l’enfance, durant sept ans, et l’essai, l’analyse de cette horreur, de sa possibilité, des effets que cela aura sur sa personnalité, et sa vie. Christine Angot meets Maggie Nelson, dirions-nous pour aller vite – mais surtout Neige Sinno, l’éruption d’une voix très contemporaine dans le paysage littéraire français.
Pourquoi contemporaine ? Parce que son texte est un hybride, et parce qu’il porte haut les couleurs de la narrative nonfiction, ce genre peut-être assez mal reconnu en France, qui, à l’instar du mot “roman” il y a encore peu, est devenu une bannière sous laquelle peut s’exprimer une liberté, pour expérimenter, mélanger, mixer, faire entrer en collision plusieurs genres. Quand nous lui avons remis notre prix le 24 octobre, Neige Sinno nous a fait part de sa joie de voir récompensés, en même temps que le sien, des textes relevant également de cette hybridité-là.
Une écriture inclassable
C’est ce refus de réduire un texte à un genre, cette volonté de décloisonner qui s’impose, cette année particulièrement, comme une tendance littéraire, comme un geste contemporain. C’est ce que les grands prix devraient enfin prendre en compte. On s’en souvient encore comme d’un cas d’école : le jury Goncourt refusant d’attribuer le prix au Lambeau de Philippe Lançon sous prétexte qu’il ne s’agissait pas d’un roman. Cela paraissait soudain complètement has been, très en retard avec le train en marche d’une littérature en mutation. Eh bien, cette année, ils ont fait encore plus fort en attribuant le Goncourt au pompier et poussiéreux Veiller sur elle de Jean-Baptiste Andrea. Certes, Neige Sinno avait heureusement remporté le Femina la veille, mais c’est Éric Reinhardt, bien meilleur écrivain, plus exigeant qu’Andrea, qui aurait dû l’emporter, et qui, une fois de plus, injustement, n’aura pas reçu de grand prix. Mais l’essentiel pour le jury Goncourt semblant être de choisir ce qui fait un “bon cadeau de Noël” et non pas la littérature, on devrait cesser d’en espérer quoi que ce soit.
Ce n’est pas un hasard si, sur les cinq premiers textes de notre classement, trois relèvent de la narrative nonfiction : Sinno, donc, mais aussi la Mexicaine Cristina Rivera Garza pour L’Invincible Été de Liliana (nous lui avons attribué notre prix en littérature étrangère) et Les Naufragés du Wager de David Grann, un pro de ce genre issu du journalisme pour devenir littérature. La question se pose aussi pour d’autres textes qui ont marqué l’année : les deux volumes du Kafka de Reiner Stach, à qui nous avons remis notre prix de l’essai ex aequo avec Tal Madesta, est-ce seulement une biographie, un essai ou un grand récit romanesque ? La Fin des monstres de Madesta, un essai politique sur la question trans (et celle de la transphobie) ou des mémoires ? Le très beau Proust, roman familial de Laure Murat, un essai littéraire sur Proust, une autobiographie, un roman familial ? D’ailleurs, c’est elle qui aurait dû recevoir le prix Médicis – et pas seulement celui de l’essai – plutôt que le fade Kevin Lambert.
Ce sont ces textes qui nous ont le plus intéressé·es, même si le roman est bien sûr lui aussi poreux. On le voit avec Sarah, Susanne et l’écrivain d’Éric Reinhardt, qui joue justement avec virtuosité sur ces questions de porosité entre réel et fiction, et comment les deux s’alimentent mutuellement, et comment fiction et narrative nonfiction peuvent s’interpénétrer.
Des voix fortes
Autre signe d’une contemporanéité qui s’est affirmée plus que jamais cette année : de plus en plus de voix de femmes se sont imposées. Comme si elles osaient davantage, s’autorisaient, et en grand nombre, ou comme si, enfin, davantage de lecteur·rices étaient prêt·es à les recevoir. On pense bien sûr en premier lieu aux brillantes Chloé Delaume et Maria Pourchet, qui ont chacune su, par des biais radicalement différents, s’emparer des questions de l’époque, dont celle, centrale, du patriarcat. On pense aussi à l’irruption, enfin, de textes d’auteur·rices trans, qu’il s’agisse du Nevada d’Imogen Binnie ou de La Mauvaise Habitude d’Alana S. Portero.
Pour revisiter en accéléré l’année, rappelons qu’elle s’est ouverte avec des auteur·rices que nous suivons et que l’on a été heureux·ses de retrouver : le très fort Offenses de Constance Debré, Une archive de Mathieu Lindon (autour de son père). Cette année marque aussi le retour de Bret Easton Ellis au roman avec Les Éclats, une revisitation gay de ses thèmes (Los Angeles, le serial killer, etc.). Et, hélas, le passage de Michel Houellebecq à l’écriture de soi, avec Quelques mois dans ma vie, un texte-règlement de comptes victimaire et geignard.
Courants contraires
Cette année a été jalonnée par la disparition des grands Russell Banks, Philippe Sollers, Martin Amis, et bien sûr l’immense Milan Kundera. Celui qui a écrit l’un des plus grands romans contre le totalitarisme (dans son cas, le communisme), La Plaisanterie, s’est éteint l’année même où deux courants ont commencé à infiltrer le monde littéraire, et qui sans être bien sûr totalitaires, n’augurent rien d’optimiste du côté des libertés de dire et de penser. Car 2023 aura été l’année où le recours aux sensitivity readers a le plus marqué, au point de créer un débat entre Kevin Lambert (rompu à cette pratique) et le salutaire Nicolas Mathieu, et où ceux-ci ont fait le plus de dégâts, ravageant les œuvres d’Agatha Christie, Ian Fleming, Roald Dahl, blanchissant ainsi l’histoire.
De l’autre côté, Hachette, mais aussi la librairie indépendante L’Écume des pages à Paris – à cause de celle qui se prétend pourtant “écrivaine” et “du côté de la littérature”, Félicité Herzog (directrice de la stratégie et de l’innovation de Vivendi) – sont tombés dans l’escarcelle de Vivendi, soit celle de l’extrême-droitier Vincent Bolloré. Celui qui, quelques mois plus tôt, nommait Geoffroy Lejeune, rédacteur d’extrême droite, ex-Valeurs actuelles, à la tête du très populaire JDD, quitte à laisser partir 90 % de ses journalistes sous le choc. Et pour quoi ? Quel agenda ?
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Author : Nelly Kaprièlian
Publish date : 2023-12-04 18:00:00
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