“Vous me donnez quel âge ?” demande Laurent, un des trois apollons qui patientent en cette matinée de novembre, assis dans la salle d’attente sous un lustre en cristal et entourés de meubles en marbre. L’homme, faciès rond et lisse, rasé de près, a fondé une entreprise prospère dans les télécommunications. Il en est le chef et la vitrine. C’est son visage que voient ses clients avant de mettre la main à la bourse. C’est son visage, encore, que ses 100 salariés décortiquent à chaque entretien ou séance d’équipe. Le laisser défraîchir ? Impensable.Pour “rester dans le coup”, Laurent se fait injecter du Botox par un chirurgien esthétique dans ce cabinethaussmannien au cœur du chic VIᵉ arrondissement marseillais. Introduite en petite quantité, la toxine botulique, par ailleurs responsable du botulisme (une affection neurologique grave), paralyse les muscles responsables des rides et des plissements en les déconnectant du système nerveux. Après la piqûre, le front du dirigeant se tend et les années s’estompent : “On m’a dit que j’avais 35 ans”, se pavane ce macho revendiqué qui se veut aussi “viril” que coquet. Il en a 51.Développée sur le tas et en plein essor ces dernières années, la médecine esthétique – à savoir, tout ce qui ne relève pas de la chirurgie du même nom – attire dans le sillage de son succès de plus en plus d’hommes. Même s’il n’existe pas de registre officiel, les représentants du secteur estiment que la part de la gent masculine dans leur clientèle a doublé depuis la crise sanitaire, passant de 10 % en 2019 à plus de 25 % aujourd’hui. Un phénomène porté par de nouvelles façons d’appréhender la masculinité et l’apparence.Se payer la tête de l’emploiContrairement aux femmes, aux origines sociales plus diverses, les hommes qui se retouchent sont pour la plupart des cadres, des hauts dirigeants ou des responsables d’équipe qui veulent s’offrir ou conserver “la tête de l’emploi” passé la quarantaine, sans franchir le pas de la chirurgie. “Plus qu’avoir l’air plus jeunes ou plus beaux, ils veulent éviter d’être marqués, de paraître fatigués ou soucieux, pour ne pas être mis sur la touche”, détaille le chirurgien Adel Louafi, président du Syndicat national de chirurgie plastique reconstructrice (SNCPRE).La première piqûre, Laurent l’a demandée il y a dix ans, après un divorce. “A mon âge, certains portent la misère du monde sur leur visage. On dirait qu’ils attendent la retraite”, peste l’entrepreneur, qui se veut du “nouveau monde” bien que natif de l’ancien. “Les clients veulent expérience et dynamisme, c’est une équation infernale.” Laurent a aussi testé la cryolipolyse, du froid pour perdre les poignées d’amour, et le peeling, un traitement cutané qui épluche les peaux mortes au prix d’irritations passagères. “J’étais rouge comme si je m’étais fait boxer sur le Vieux-Port”, ironise le dirigeant. Coût total : 10 000 euros.D’origine perse, Jean vient, lui, pour “occidentaliser” son nez en demi-lune. Ce chef d’équipe dans le bâtiment basé à Marseille, barbe en pointe et dégradé millimétré, le fait combler à l’acide hyaluronique, ce liquide visqueux que les jeunes femmes s’arrachent pour pulper les lèvres. Avant, Jean trouvait que la beauté était une affaire de femmes : “Chez les mecs, la mode, c’était plutôt balafre que crème hydratante, mais, à notre époque, le paraître devient de plus en plus important, surtout quand on a des responsabilités.” Au début, sa compagne n’a rien remarqué. Puis elle s’est elle aussi mise à la seringue.Quelques piqûres au lunch timeQuand on arrête, la peau reprend ses plis. Et des produits existent pour éliminer l’acide hyaluronique.Contrepoint : il faut s’entretenir, au moins une fois par an. Chaque injection coûte plusieurs centaines d’euros, “quasiment le prix d’un coiffeur haut de gamme”, relativise Laurent. Hors accident, les piqûres ne laissent que de discrets petits bleus. “Ça fait moins peur que la chirurgie ! Mes clients demandent un rendez-vous au lunch time ou le vendredi soir, pour avoir l’air reposé du week-end. Je fais partie de la panoplie beauté, avec le coiffeur et le couturier”, égrène Christophe Desouches, l’”artiste retoucheur” de Laurent et Jean. Marseillais, cheveux longs, verbe facile. Complet sur douze mois.Le groupe Clinique des Champs Elysées, 25 % du marché, enseigne leader avec Lazeo, témoigne lui aussi de la masculinisation de sa clientèle : “Depuis le Covid-19, la visioconférence s’est généralisée. Beaucoup de seniors n’avaient pas l’habitude de se voir autant, ce qui a entraîné un mouvement général vers l’esthétique, du maquillage à nos soins, et a ouvert le domaine aux hommes”, explique la directrice générale de l’entreprise, Tracy Cohen Sayag. Début novembre, elle fêtait l’ouverture d’un nouveau centre à Levallois-Perret, dans Hauts-de-Seine. Le quinzième en un peu plus d’un an. A l’intérieur : une salle par acte médical avec, chaque fois, dorures et portraits de mannequins aux murs.”Changer d’air”, tout un artSouvent, les clients veulent “changer d’air”. Contre l’air triste, on leur redresse le front. Pour en finir avec l’air contrarié, on dénoue les muscles situés entre les sourcils. Rendre la mâchoire plus carrée masculinise, et ainsi vient l’air dominateur. Pas question d’avoir l’air d’une femme : les hommes laissent lèvres et pommettes à ces dames. Et veulent, plus encore qu’elles, que cela fasse naturel. Ne pas être associés aux physiques outranciers, lubies de quelques popstars dérangées, ou aux ratés de ces injectrices qui recrutent sur les réseaux sociaux et s’improvisent médecins contre quelques billets.Mais l’embellissement n’est pas une science exacte. Ce n’est même pas une spécialité : les chirurgiens et les dermatologues ont bien quelques cours de médecine esthétique, mais ils se résument à l’apprentissage de l’anatomie faciale et à la présentation des produits. Peu d’études indépendantes rationalisent les modifications à opérer pour “esthétiser”. Il y a les canons grecs, ces proportions que les sculpteurs de l’Antiquité utilisaient, des principes généraux – la symétrie, c’est mieux – et quelques articles scientifiques documentant les tendances. “Mais, pour le reste, c’est en fonction des demandes”, explique le Dr Desouches.Lui défend un “art esthétique” minimaliste, au jugé. D’autres, comme le Dr Mauricio de Maio, prétendent avoir trouvé la recette idéale, le secret de la beauté sur commande. Le chirurgien brésilien, partenaire du fabricant Allergan, a inventé les “MD Codes”. Des points d’injection prédéfinis et standardisés – jusqu’à 75 – qu’il présente au cours de tournées mondiales. Les grands acteurs du secteur, comme la Clinique des Champs Elysées, partagent les recommandations de la star. Reste qu’aucun protocole scientifique n’atteste la supériorité d’une méthode ou d’une autre.Seul médicament de l’arsenal esthétique, la toxine botuliquea d’abord été mise sur le marché en 1993 pour ses effets contre les pathologies neuromusculaires, avant d’être détournée par de nombreux spécialistes. Ce n’est que dix ans plus tard que le produit a reçu sa première autorisation pour un usage esthétique. En théorie, la substance ne doit être injectée que contre les rides “moderées à sévères” et seulement en cas de “retentissement psychologique important”. Anomalie réglementaire, l’acide hyaluronique est, elle, considérée comme un dispositif médical, au même titre qu’une prothèse. Une catégorie moins régulée : “Comme on sort du circuit médicamenteux, il n’y a pas par exemple d’obligation de déclaration d’effets indésirables”, regrette Brigitte Dréno, dermatologue, membre de l’Académie de médecine. En matière de beauté, le flou prévaut.Le grand flou juridique et scientifiquePour rationaliser cette médecine qui n’existe que de fait et qui ne répond à aucune pathologie, l’Académie de médecine a publié des recommandations en octobre 2022. Elle y “suggère” un recueil “obligatoire” des effets indésirables graves, suivi d’actions. Et demande que la “qualité des études cliniques réponde aux règles de bonnes pratiques de la recherche clinique en dehors de tout conflit d’intérêts”. Ces experts s’inquiètent aussi de l’absence de formation obligatoire pour les médecins généralistes, de plus en plus nombreux à injecter, parfois sans expérience ni connaissances.De nombreuses formations ont émergé, mais elles non plus ne sont pas encadrées. “Certaines sont de qualité discutable, d’autres, dispensées directement par les laboratoires qui vendent les produits à usage esthétique, ce qui est inacceptable”, condamne Jean-François Delahaye, membre du Conseil national de l’Ordre des médecins. De plus en plus d’accidents surviennent après des injections pratiquées par les médecins eux-mêmes – yeux bloqués après des piqûres réalisées trop près des orbites, bouées à la place des lèvres… Pour y remédier, l’Ordre travaille désormais de concert avec les universités pour proposer une formation diplômante, réalisable en cours de carrière, et pour reconnaître l’expertise acquise de facto par certains praticiens.Dans le cabinet du Dr Desouches, à Marseille, Laurent ne se voit pas arrêter. Et quand son cou va tomber, il demandera un lifting, un acte chirurgical. Il en a même offert un à sa mère de 80 ans – “Maintenant, ce sont les mecs qui initient les nénettes”, sourit le chirurgien. Tous obsédés par l’apparence ? “Je ne scrute pas mes rides ni les autres hommes qui s’injectent”, assure son patient. Les autres apollons présents dans la salle d’attente veillent. Eux n’ont pas été sculptés par le praticien. Ce sont des statues, pour la déco. Aucune ride en trois siècles.
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Author : Antoine Beau
Publish date : 2023-12-04 13:38:41
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