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Jean Boivin : “La géopolitique est devenue un élément clé pour guider l’investissement”

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Comment les investisseurs peuvent-ils trouver du rendement dans un monde de plus en plus fragmenté, où la croissance est modeste et les taux d’intérêt élevés ? Voilà le genre d’équation auxquels les experts du BlackRock Investment Institute (BII) aiment se frotter. A la tête de cet organe de réflexion du fonds américain, l’ancien sous-gouverneur de la Banque centrale du Canada, l’économiste Jean Boivin, reste optimiste. Dans un rapport publié mardi 5 décembre, le BII identifie plusieurs “méga forces” : ces tendances de long terme, indépendantes de la macroéconomie morose, qui peuvent utilement orienter l’investissement.L’Express : Le BlackRock Investment Institute annonce 2024 comme une année très incertaine pour l’économie mondiale. N’est-ce pas le cas tous les ans ?Jean Boivin : Le mois de décembre est souvent propice à ce genre de prophétie, je l’ai constaté durant toute ma carrière. Mais cette fois, nous sommes entrés dans un contexte différent des quarante années qui ont précédé le choc de 2020. Il contraste avec la période remarquable de croissance et de diminution de l’inflation dans les pays développés qui prévalait depuis les années 1980, et que nous appelons “La Grande Modération”. Cette phase a été rendue possible grâce à l’augmentation, d’année en année, des capacités de production. Les cycles économiques étaient avant tout dictés par la fluctuation de la demande.Aujourd’hui, les facteurs déterminants du nouveau régime auquel nous sommes confrontés proviennent des contraintes qui pèsent sur la production. J’en identifie trois principales : la démographie – avec le vieillissement de la population -, la fragmentation de l’échiquier mondial et la transition écologique. Autant d’évolutions qui vont renchérir les coûts des entreprises. Dans cet environnement, les banques centrales seront confrontées à un arbitrage plus difficile entre inflation et croissance. On ignore de quelle façon elles vont naviguer.Comment voyez-vous évoluer les taux d’intérêt ?Les taux resteront en moyenne plus élevés qu’au début des années 2000. Pourtant, les marchés financiers continuent de se comporter comme s’il était possible de revenir à la situation antérieure. Or, même si l’inflation diminue ponctuellement, les banques centrales vont devoir garder la main sur le resserrement monétaire si elles veulent la maintenir proche de leur cible de 2 %, en raison des facteurs structurels qui poussent les prix à la hausse et sur lesquels elles ne peuvent pas agir. Au-delà des taux directeurs des banques centrales, dans un environnement plus volatil, plus incertain, la prime exigée pour les obligations de long terme sera plus importante.Les marchés financiers se sont-ils adaptés à cette nouvelle donne ?Un ajustement considérable a eu lieu en 2023. L’année a commencé par un taux de 3,5 % pour les obligations d’État américaines à 10 ans ; ils sont montés à 5 % en octobre. Mais il a suffi que l’inflation reflue pour que les taux se modèrent. Cette réaction très forte du long terme à des nouvelles de court terme montre que les marchés conservent une lecture cyclique de la situation.Ce contexte est-il appelé à durer ?Oui. Beaucoup d’analystes s’interrogent sur la probabilité d’un atterrissage en douceur versus un atterrissage brutal de l’économie. Selon nous, ce n’est pas le bon cadre. La pandémie a créé un énorme trou en matière d’activité. Il n’y a pas d’atterrissage car en réalité, l’économie n’a pas redécollé. La croissance est très faible. Pour 2024, nous n’anticipons pas forcément de récession, ce qui est déjà une bonne nouvelle, mais nous prévoyons un ajustement dû à des taux d’intérêt plus élevés.Les perspectives d’investissement ne sont pas pour autant bouchées. Au cours des quarante dernières années, l’environnement macroéconomique a porté l’essentiel des rendements. Cela ne sera plus aussi évident à l’avenir. Mais ceux qui sauront se montrer agiles auront plus de chances de se démarquer. Aujourd’hui, les banques centrales ne savent pas ce qu’elles vont faire dans six mois. L’investisseur doit donc reprendre le contrôle de son portefeuille.Où se trouvent ces opportunités ?Nous avons défini ce que nous appelons des “méga forces”, c’est-à-dire des tendances lourdes qui vont se manifester sur plusieurs années, avec un impact sur toutes les classes d’actifs et dans toutes les régions. Ces tendances sont appelées à évoluer dans le temps. C’est le cas de l’intelligence artificielle (IA) qui, à terme, augmentera la productivité au niveau macroéconomique. Dans une première phase, on peut s’intéresser aux producteurs d’IA et aux entreprises fabriquant des microprocesseurs. Dans un deuxième temps, il faudra suivre de près les applications concrètes de l’IA. La plus claire pour nous se situe dans le secteur de la santé. D’autres domaines sortiront gagnants.Quelles autres tendances avez-vous recensées ?Nous observons une fragmentation du monde, après des décennies d’évolution dans le sens inverse, celui de l’intégration. Aujourd’hui, la géopolitique influence l’allocation d’actifs. S’agissant des marchés émergents par exemple, nous pensons que le cadre d’analyse doit davantage relever de la géopolitique que de la macroéconomie ou des bilans des entreprises. Le vote des pays au Conseil de sécurité de l’ONU permet d’identifier ceux qui ont la possibilité d’être multi-alignés, sans avoir à prendre une position ferme auprès d’un pôle ou d’un autre. Ce sont eux qui marqueront des points dans les prochaines années. Leur avantage découle de la géopolitique plus que de leurs fondamentaux économiques.La transition écologique constitue une autre tendance forte. Elle requiert un énorme effort d’adaptation des entreprises. Les investisseurs sont moins attentifs à cet aspect, car ils regardent surtout les innovations. Nous voyons aussi des opportunités dans la mutation du secteur financier, avec un endettement des entreprises qui va de moins en moins reposer sur le système bancaire. Cela ouvre la voie à la dette privée.Ralentissement de la croissance, crise immobilière, dégradation de la note de la dette souveraine par Moody’s mardi : quel regard portez-vous sur la Chine ?A court terme, c’est la crise de confiance des consommateurs et des investisseurs chinois, dans un contexte d’endettement élevé, qui mine la croissance. A plus long terme, la situation de la Chine fournit une illustration des “méga forces” que nous avons identifiées. Les tensions entre la Chine et les Etats-Unis sont au cœur de la fragmentation géopolitique et vont persister. Le vieillissement de la population agit également comme une contrainte de long terme sur la croissance car le marché du travail devient plus étroit. En termes d’investissement, cela alimente l’attrait du secteur de la santé par exemple.L’année 2024 va être riche en élections à travers le monde. Avec quelles implications sur le plan économique ?Ces élections se tiennent dans un contexte où des décisions de grande envergure ont été prises ces dernières années, pour gérer la pandémie, et dont les conséquences se font encore sentir. Il sera intéressant de voir comment les partis se positionnent par rapport à ces enjeux, et notamment celui de la dette. Aux États-Unis, si les taux demeurent autour de 4,5 % à 5 %, le coût annuel de la dette va représenter de l’ordre de 14 % des dépenses budgétaires, soit davantage que Medicaid [NDLR : le système d’assurance santé]. On voit déjà des partis de centre gauche adopter des positions plus conservatrices, prônant davantage de rigueur budgétaire. Les populations sont-elles prêtes à s’emparer du sujet de l’endettement public et à le traduire dans leur vote ? Ces scrutins nous le diront.



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Author : Muriel Breiman

Publish date : 2023-12-06 15:00:00

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