Depuis le 1er décembre et jusqu’au 1er janvier 2024, toute l’œuvre cinématographique (courts et longs, documentaires et fictions) de l’Italienne Alice Rohrwacher est présentée au centre Pompidou, en sa présence et celle de certain•es de ses collaborateur•rices (acteur•rices, technicien•nes, etc.).
En marge de cette rétrospective imposante pour une jeune réalisatrice n’ayant à ce jour réalisé que quatre longs métrages, la cinéaste a conçu avec ses amis de la troupe romaine Muta Imago et le fleuriste paysagiste Thierry Boutemy une installation chaleureuse, ludique, poétique en cinq lieux contigus, qui reflète son univers.
Une installation inédite
Dès l’arrivée, le•la visiteur•rice est accueilli•e sur une terrasse de café, baptisé « Bar Luna », qui s’inspire de celui qu’on voit dans La Chimère, son nouveau film qui sort aujourd’hui dans les salles françaises. On peut s’y asseoir, boire un café, prendre des cartes postales du bar, très années 1970-1980. Des étudiant•es, dispersé•es dans l’espace de la terrasse, effectuent des performances. Le jour où je visitais l’expo, ils jouaient de l’ocarina, imitant des cris d’oiseaux, se répondant l’un l’autre. Pourquoi ce nom, la Lune ? Alice répond : “Parce que de la Lune, on voit mieux la Terre, avec plus de recul. Parfois, il faut prendre du recul pour mieux voir les choses.”
Quelques jours plus tard, elle m’expliquera que cette idée lui vient d’un texte de l’une de ses écrivaines préférées, l’essayiste, journaliste et romancière Anna Maria Ortese (1914-1998), qui dans l’un de ses livres raconte qu’enfant, elle rêvait de voyager de planète en planète et se maudissait que ce ne soit pas possible, jusqu’au jour où elle a compris que le voyage avait commencé, puisqu’elle-même vivait sur une planète qui se déplace dans l’espace… Dans une sorte d’hommage, Alice avait par ailleurs emprunté le titre d’un livre d’Ortese, Corpo celeste, pour le donner à son premier film.
Et puis, en poussant un rideau, nous pénétrons dans une pièce noire. Nous voici dans une sorte de ferme. On peut s’asseoir, si on le souhaite, sur des pneus pour regarder un film projeté sur le côté d’un vespa de livraison (celui qu’on voyait dans Heureux comme Lazzaro), évoquant le mythe d’Orphée et Eurydice, lequel irrigue La Chimère. Une chimère, ce mot baudelairien, désigne à la fois un monstre de la mythologie grecque, créature composée de plusieurs animaux, et, au sens figuré, nos frustrations, nos désirs inassouvis.
L’univers de la réalisatrice
Dans la deuxième pièce, également obscure, des hamacs suspendus forment comme une rosace. Le•la visiteur•rice peut s’y allonger et écouter avec un casque, pendant vingt minutes, des sons fabriqués avec une machine spéciale, qui enregistre des infrasons.
Dans la troisième pièce se dresse un mur tapissé d’étoiles. Et puis, au milieu, à des hauteurs différentes, deux œilletons. Si l’on regarde dedans, on a la sensation d’être dans un terrier et de regarder des fleurs et des plantes, de l’herbe, en train de pousser, avec le ciel au fond.
Dans la dernière pièce, Alice Rohrwacher a installé des affiches de ses films, principalement italiennes (parce qu’elle a un droit de regard dessus, ce qui n’est pas la même chose dans les autres pays, où les distributeurs conçoivent les leurs). On y distingue des choix très précis : ici, une affiche inspirée d’Antoine Watteau, là, des cartes de tarot, etc.
Puis, des photos de lieux et de paysages des différents tournages, qu’on peut soit éclairer comme en plein jour ou avec les lumières de la ville, soit plonger dans l’obscurité la plus complète. C’est magique. Et tout au fond de la pièce, une armoire de cuisine des années 1950 (?), celle d’Alice, tapissée de photos de famille, d’aliments, d’ustensiles de cuisine, de conserves maison, d’herbes et de fleurs séchées. On peut également y visionner des auditions ou des séances de casting d’acteurs et actrices. À côté, sur un banc, un album de photos à l’ancienne, avec des clichés de tournage légendés à la main, au feutre, par la réalisatrice. Ce qu’elle appelle en riant son « album de grand-mère ».
La descendance du cinéma italien
Le tout dessine l’univers d’Alice Rohrwacher, entre ciel et terre, ancré dans le réel mais la tête dans les étoiles, entre la vie et la mort, la pierre morte et la terre vivante, les mythes et les réalités sociopolitiques. Lorsque l’on parle avec la réalisatrice, on constate très rapidement qu’elle a conscience que son cinéma est fait de couches successives, de symboles, de faits réels, de mythes, etc. ”Ce sont comme des fils qui finissent par former un tissu.”
De même, elle est consciente d’appartenir à une certaine descendance du cinéma italien (Rossellini, Fellini, Olmi, Pasolini). Elle le souhaite, même. Si elle aime le cinéma de Rossellini, c’est “parce qu’il a toujours su partir de la réalité”, me dit-elle, admiratrice. Et quand je lui dis que le don d’Arthur, le héros de La Chimère, celui de savoir détecter la présence de cavités, donc de sépultures, m’a rappelé cette scène de Voyage en Italie (1954), où Ingrid Bergman regarde des archéologues, sur le site de Pompéi, couler du plâtre dans un trou pour pouvoir faire un moulage de corps consumés et en garder la forme, Alice saute sur l’occasion et m’explique que Roberto Rossellini a tourné son film dans la ville détruite parce que c’était l’époque où les fouilles y étaient les plus intenses. C’était cette actualité, cette réalité qui l’inspirait, qui l’avait poussé à aller filmer là-bas.
De même, quand je lui parle de Fellini, elle me dit que contrairement à ce que pensent beaucoup de gens, ce n’est pas un imaginatif. Qu’il partait lui aussi toujours du réel. Seulement, il le regardait avec ses yeux. ”Pour moi, sourit-elle, c’est un documentariste !” Je fais allusion à une scène de La Chimère qui est nettement un clin d’œil à un extrait très célèbre de Roma, dans lequel des ouvriers, en creusant le sous-sol de Rome pour construire une ligne de métro, arrivent dans une galerie recouverte de fresques antiques qui s’effacent au contact de l’air. Alice me sourit encore.
“C’est vraiment arrivé, et cela arrive encore. Cette scène fait très peur aux ‘tombolari’. Je suis sûre que Fellini en a connus.“ Les “tombolari”, c’est ce que nous appelons en français les “pilleurs de tombes“. La cinéaste m’explique qu’il y en avait beaucoup dans les années 1980, dans son enfance. Le trafic d’œuvres d’art étrusques était intense. Je lui demande s’il y en a encore. Elle me répond : “On est toujours un ancien tombaloro… On n’en est jamais un, bien sûr…”
La tête dans le ciel
Elle me raconte aussi plein de jolies choses. Que les sculptures, les peintures que l’on trouve dans les tombes des Étrusques, ce peuple qui précéda les Latins et qui vivait sur un large territoire de Bologne et à Capoue, étaient fabriquées pour ne pas être vues, pour être enterrées et jamais montrées. Et que c’est ce qu’elle aime, car notre époque a plutôt tendance à vouloir tout montrer. Un artiste qui cache son œuvre, c’est émouvant.
Je ne peux résister à la tentation de penser – et la réalisatrice me le confirmera – qu’il y a des symboles partout dans La Chimère, mais qu’il est sans doute impossible pour quelqu’un•e de tous les voir, du moins à la première vision. Je crois qu’elle prend plaisir à les accumuler, persuadée que le•la spectateur•rice, s’il•elle ne les voit pas ou ne les reconnaît pas, les ressentira. Le cinéma d’Alice Rohrwacher, la tête dans le ciel des mythes, mais les biens plantés dans la terre.
« Alice Rohrwacher : Rêver entre les mondes » au centre Pompidou, du 1er décembre 2023 au 1er janvier 2024.
Un livre d’entretien avec la cinéaste, Alice Rohrwacher : Le Vrai du faux, mené par Eva Markovits et Judith Revault d’Allonnes, très réussi et joliment illustré, paraît aux Éditions de l’œil/Centre Pompidou/Ad Vitam (25 euros).
Source link : https://www.lesinrocks.com/cinema/pourquoi-il-faut-voir-la-retrospective-et-la-installation-poetique-dalice-rohrwacher-a-pompidou-603055-05-12-2023/
Author : Jean-Baptiste Morain
Publish date : 2023-12-05 17:11:13
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