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[2023 vue par] Justine Triet : “J’ai été traitée comme une adversaire politique, pas comme une citoyenne”

[2023 vue par] Justine Triet : “J’ai été traitée comme une adversaire politique, pas comme une citoyenne”



Début d’année

“Sur mes précédents films, je ne me sentais pas aussi assurée. Durant la période équivalente pour Sibyl, j’étais dans un doute permanent. Là, ce à quoi devait ressembler le film était assez clair. Le premier trimestre de 2023 a surtout consisté à tenir bon sur une certitude : Anatomie d’une chute ne devait pas durer moins de 2 h 30. Ça faisait peur à pas mal de gens. Pas mes producteurs, plutôt des investisseurs, des financiers. On me disait que cette durée gâchait le potentiel public du film, que ça n’avait aucun sens de faire aussi long alors que les gens ont déjà tant de mal à aller dans les salles… Mais j’étais assez ferme. Je pensais qu’il fallait assumer une certaine radicalité : ne pas aller vers la plus grande efficacité dans le montage par exemple. Je m’aventurais sur le territoire du film de genre et j’avais l’intuition que si je ne décollais pas des codes de ce genre, j’allais faire quelque chose de convenu. Je devais faire confiance à certains choix, certaines décisions et m’y tenir.

Cannes

Lorsque j’ai appris que le film était sélectionné en Compétition à Cannes, j’étais évidemment rassurée car pour ce type de film, c’est vraiment difficile d’exister sans l’exposition du festival. Mais en même temps, je savais que la présence en Compétition pouvait ne pas faire événement. Ça avait été le cas pour Sibyl qui était passé presque inaperçu. J’avais néanmoins entendu que l’équipe de sélection, dont Thierry Frémaux, aimait vraiment beaucoup le film. Je suis arrivée à Cannes la veille de la projection d’Anatomie… et je suis allée voir The Zone of Interest. Je suis sortie de la projection en me disant : “C’est sûr, c’est la Palme d’or.” Puis la projection de mon film est arrivée et s’est très bien passée, et je voyais que pour une fois, la presse étrangère était aussi favorable que la presse française. Mes précédents films étaient surtout soutenus par la critique française ; là, pour la première fois, les articles dans la presse américaine étaient très bons. C’était donc un moment joyeux. Puis le week-end suivant, Thierry Frémaux a demandé à mes producteurs que je revienne au festival pour la cérémonie de clôture sans préciser, selon l’usage, pour recevoir quel prix. Je pensais vraiment que je recevrais un petit prix et je trouvais ça génial.

Pendant la cérémonie, à chaque moment du palmarès, je me dis que j’aurai le prix suivant, mais ça ne vient pas et je suis en panique. Surtout que j’ai prévu de dire un texte, que sa dimension polémique n’aura pas la même portée si j’ai un prix secondaire ou la Palme d’or. Lorsque j’apprends que le film a la Palme, dans les quelques dizaines de secondes qui me séparent de la scène, la seule question qui tourne dans mon cerveau est : “Est-ce que je dis le texte que j’ai préparé ou est-ce que j’improvise un autre truc ?” Mais ça me paraissait important, alors je l’ai fait. Sans mesurer l’ampleur de l’effet boomerang. En prenant la parole, j’ai ressenti un immense sentiment de liberté. Tout ce que je disais me semblait avoir une cohérence avec mon parcours dans le cinéma, la façon dont j’ai commencé à faire des films, mais surtout exprimait un constat partagé par une énorme partie de la profession depuis des années.

Droit citoyen

Dans le backlash qui a suivi, des mots ont été posés sur moi qui m’ont paru totalement injustes. Les trois ou quatre jours qui ont suivi la remise de la Palme ont été très violents. Ce qui s’est passé questionne l’espace de liberté en tant que citoyen – et pas en tant que personnalité politique. J’ai été traitée comme une adversaire politique et non comme une citoyenne qui s’exprimait sur la politique de son pays et en a le droit. C’est un droit, en fait. J’ai repensé depuis à la célèbre interpellation de François Mitterrand par Daniel Balavoine lors d’un JT en 1980. Il allait de soi à l’époque, aussi bien pour Mitterrand que pour toutes les personnes autour de la table, que la parole d’artiste contestataire de Balavoine avait absolument sa place dans l’espace public. Ce n’est plus admis par le pouvoir aujourd’hui. On a détourné ce que je disais, on m’a qualifié d’ingrate. Il y a eu quelque chose de l’ordre de l’intimidation, là où on aurait pu discuter des critiques et des inquiétudes que je soulevais. Et cela va jusqu’à la phrase d’Élisabeth Borne sur BFMTV qui, des mois après, en a remis une couche tout en disant qu’elle n’avait pas vu le film, affirmant que je devais “réfléchir à mon rapport à la réalité”. C’est intéressant avec le recul de s’interroger sur ce que produit aujourd’hui l’expression publique d’une critique du pouvoir en place.

Oscars

Lorsque j’ai appris qu’Anatomie… n’allait pas concourir dans la catégorie meilleur film étranger pour les Oscars, j’ai tout de suite accepté ce choix. Le distributeur américain du film vise désormais des nominations dans les autres catégories, comme cela arrive parfois à des films étrangers. Le film est un succès partout où il sort, en Italie, en Espagne, aux Pays-Bas, en Belgique, en Allemagne, aux États-Unis. J’ai voyagé partout, le film parle à tous les publics, partout dans le monde : ça vaut tous les Oscars.

Rencontres

Quand Arthur [Harari] et moi écrivions, nous parlions souvent du risque d’élitisme que comportait le fait que les deux personnages principaux soient “artistes”. Ça aurait pu être très excluant. Ça a été touchant pour moi que beaucoup de spectateurs s’identifient complètement aux personnages et à leurs difficultés. Un jour, une spectatrice m’a dit qu’elle avait vu le film puis appelé son ex en lui demandant d’aller le voir pour comprendre pourquoi elle l’avait quitté ! Beaucoup de gens dans le public sont venus, me parlaient d’eux, me racontaient leur vie, ce qu’ils avaient vécu ou ce qu’ils ne voulaient pas devenir ; le film a apparemment joué comme un miroir. Les gens se le sont approprié.

Se détacher

Il est indispensable maintenant que je travaille à me détacher du film. Ce n’est pas facile parce que je dois tous les jours faire des choses qui m’y ramènent. Le succès du film, l’adhésion qu’il provoque ne viennent pas à bout de ma tendance très forte à l’autocritique. Il y a donc toujours des choses dans le film dont je ne suis pas satisfaite, que j’aimerais changer. Au fond, j’aimerais repartir en montage… [rires] Le montage, pour moi, est un tel endroit de plaisir, de création pure, que j’ai tout le temps envie d’y revenir. C’est un peu pathologique. [rires] D’ailleurs, pour les bonus du DVD d’Anatomie…, j’ai revu des rushes que je n’avais pas montés où les acteurs jouent toute la scène du restaurant, à la fin, sans parler. Il n’y a pas un mot. Je trouvais ces prises mieux que celles du film ! De toute façon, je ne revois plus le film, sinon c’est une torture.

Enchaîner

Je sais qu’il faut garder la tête froide, que je ne refasse pas un film tout de suite. J’ai deux idées. L’une n’est pas très chère, l’autre davantage. Je ne sais pas encore laquelle je vais choisir. Et ce sera compliqué tant que le film ne sera pas réellement derrière moi, ce que j’attends impatiemment ! Mais le moment est aussi passionnant à vivre, surtout pour certaines rencontres que je fais avec des gens que j’admire, comme avec Allison Janney, actrice hollywoodienne complètement à part et que je vénère depuis des années. Ou avec le réalisateur Ari Aster. Ça a été très fort, très émouvant. Il m’a parlé de la façon dont il travaille, de ses doutes, de sa solitude aussi à l’intérieur du système.

Sortie de grève

J’ai évidemment beaucoup parlé de la grève avec les artistes américains que j’ai rencontrés ces deux derniers mois. Notamment avec Jessica Chastain, qui est très engagée. Ça vient d’etre résolu. Je pensais qu’un accord avec les acteurs viendrait rapidement après celui trouvé avec les scénaristes, mais ça a été plus compliqué. Il y a une très grande inquiétude sur l’usage des intelligences artificielles dans la création et la propriété par les acteurs de leur corps, leur voix, leur image, notamment sur leur utilisation après leur mort. C’est aussi sur ça que ça bloquait [voir p.68]. Il s’agit vraiment de dépossession, de l’instrumentalisation des corps par le capitalisme, c’est très politique en fait.

I.A.

Pour l’instant, ce qu’on perçoit surtout se joue en matière de narration, de storytelling, mais aussi de forme. C’est vrai que quand on regarde certains films, certaines séries, on se dit que ça n’a pas été conçu uniquement par un cerveau humain, par de la pensée et du désir. On sent bien tous les algorithmes qui ont coché toutes les cases propres à fédérer toutes les communautés, mais il n’y a pas de centre, pas de vision. Mais dans le même temps, je vois d’autres signes, qui rendent optimiste. J’ai l’impression que cette année, le public, en tout cas pas mal de gens, ont montré un attrait pour des choses complexes, tordues. C’est comme des anticorps. Contrairement à l’idée selon laquelle plus on donne de la merde aux gens, plus ils la regardent, je crois très fort que plus on fabrique pour eux des produits conçus par des intelligences artificielles, plus on réveille leur envie de vivre des expériences totales au cinéma. Des envie humaines, impures, singulières.

Quelques films

Mon année a un peu été bouffée et je suis vraiment allée très peu au cinéma. J’ai vu quelques films qui m’ont marquée dans des festivals où je présentais le mien. Comme Sans jamais nous connaître, le nouveau film d’Andrew Haigh (Looking, Week-End) avec Paul Mescal, Andrew Scott et Claire Foy. C’est un film magnifique autour d’un homme qui vit entouré de ses fantômes. La façon dont le réalisateur filme la peur sur le visage de ses acteurs est vraiment très impressionnante. Ce film résonne beaucoup avec un film formellement aux antipodes, La Chimère d’Alice Rohrwacher avec Josh O’Connor, extraordinaire dans le rôle d’un type perdu entre la vie des vivants sur terre et des morts, sorte de vampire réaliste qui se nourrit de trésors archéologiques. Les deux films travaillent la question de vivre entre la vie et la mort, l’attirance vers ce qu’on a perdu, la mort de proches, la beauté perdue, et surtout le danger d’être avalé par la mort, de son vivant. J’ai aussi adoré le film de Sophie Letourneur, Voyages en Italie, qui continue à faire des films comme personne. Le film semble léger mais il construit progressivement une mélancolie tragique de la vie d’un couple. Sophie raconte quelque chose sur une femme en manque de tout et face à l’échec de ses fantasmes, que je trouve géniale. D’une autre façon, Pauvres Créatures de Yórgos Lánthimos m’a également intéressé. C’est une sorte d’Alice au pays des merveilles très trash. Ce que fait Emma Stone dans le film est vraiment fou. Le sujet est très contemporain, traversé par la culpabilité et la remise en question des hommes après MeToo. C’est passionnant.

Effondrement

C’est très compliqué de parler de 2023 sans parler du conflit au Moyen-Orient. Il y a quelque chose d’absurde à circuler à l’étranger pour faire la promo d’un film et de sentir que le monde s’effondre. C’est trop délicat d’en parler dans ce cadre. Mais c’est impossible aujourd’hui d’exercer ce métier sans être envahi ce qui se joue d’insupportable à cet endroit.”



Source link : https://www.lesinrocks.com/cinema/2023-vue-par-justine-triet-jai-ete-traitee-comme-une-adversaire-politique-pas-comme-une-citoyenne-601164-09-12-2023/

Author : Jean-Marc Lalanne

Publish date : 2023-12-09 07:00:00

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