Au RN, on n’est pas du genre sectaire. Ce week-end, Jordan Bardella discute avec un stratège de la Macronie venu le sonder sur les intentions de son parti. Car à Beauvau, Gérald Darmanin compte et recompte les voix pour la motion de rejet au préalable au projet de loi immigration mise au vote lundi 11 décembre à l’Assemblée nationale. Mais voici le ministre de l’Intérieur tranquillisé : le patron du RN a assuré à l’émissaire macroniste que non, son groupe parlementaire ne voterait pas la motion portée par l’écologiste Benjamin Lucas. Le Rassemblement national veut débattre sur le fond et asseoir son image d’opposant responsable. Rejeter un texte avant de l’avoir étudié, c’est bon pour LFI ! Mercredi 6 décembre, Marine Le Pen n’a pas dit autre chose à Éric Ciotti : “Ce n’est pas notre intérêt de voter le rejet. On veut aller au bout du texte !” Ce lundi soir, il est temps de se rendre à l’évidence : “On s’est fait enfumer…”, enrage le conseiller cité plus haut.C’est l’histoire d’un bluff. D’une série de petits mensonges qui plongent l’exécutif dans une crise inédite depuis les élections législatives de juin 2022. C’est l’histoire de vexations politiques et personnelles. De celles qui poussent un partenaire indocile à baisser le pouce contre un ministre de l’Intérieur décidément trop sûr de lui. C’est l’histoire, enfin, d’une convergence d’intérêts contre un gouvernement – et un président – tellement impopulaire. L’Assemblée nationale a adopté ce lundi, à la surprise générale, la motion de rejet, une déroute pour l’exécutif. La gauche, Les Républicains (LR) et le Rassemblement national (RN) ont joint leurs suffrages pour écarter un texte à l’avenir incertain.Le coup de MarleixPeut-être la majorité aurait-elle dû écouter Franck Riester. Le ministre des Relations avec le Parlement sait combien la parole de l’extrême droite n’engage que ceux qui la croient. En plein examen du projet de loi de financement de la Sécurité sociale, le député RN Sébastien Chenu lui assure un midi que ses troupes ne voteront pas la motion de rejet défendue par la gauche. Quelques heures plus tard, elles la votent. Prémonitoire. L’Assemblée a été ce lundi le théâtre d’un meurtre politique. Comme dans Le crime de l’Orient Express, il n’y a pas qu’un seul coupable. Chacun y est allé de son coup de couteau.Ce 1er décembre, Olivier Marleix échange avec Éric Ciotti. Le patron des députés (LR) soumet une idée au patron du parti. Et si la droite déposait une motion de rejet contre le texte de Darmanin, attendu quelques jours plus tard en séance publique ? Cela serait une belle leçon donnée au ministre de l’Intérieur, coupable d’avoir consenti au détricotage du texte par la Commission des lois de l’Assemblée après le tour de vis du Sénat. Coupable aussi d’une trahison historique en 2017 aux yeux de la droite, une trahison jamais digérée et que les LR rêvent encore de lui faire payer. Alors, en ce premier jour de l’Avent, Éric Ciotti acquiesce, mais laisse Olivier Marleix en première ligne.Le député d’Eure-et-Loir participe donc à un tirage au sort avec LFI et les écologistes, une seule motion pouvant être défendue. Perdu ! Les écologistes remportent ce loto parlementaire, leur député Benjamin Lucas défendra la motion. Faut-il soutenir l’écologiste ? Les démons de la division rattrapent la droite, une réunion de groupe organisée le 7 décembre met en lumière des fractures internes. Olivier Marleix est pour, sa première vice-présidente Michèle Tabarot se déclare contre, Éric Ciotti, lui, reste en retrait. “Si on est désunis, il ne vaut mieux pas le faire”, lance-t-il aux siens. On reproche au patron du groupe LR une initiative personnelle, de nombreux députés LR ont appris dans la presse le dépôt de la motion. Les Républicains se prenant les pieds dans le tapis, un classique. Pourtant…Quand Darmanin crispe la droiteA bas bruit, les choses bougent. Les écologistes mesurent la susceptibilité de la droite, dont ils veulent les voix. Ce vendredi 8 décembre, la patronne du groupe écologiste Cyrielle Chatelain appelle Olivier Marleix au téléphone. Elle a déniché son numéro grâce au socialiste Boris Vallaud. La députée le questionne sur son insaisissable groupe. Marleix lui dépeint un collectif constitué de 62 auto-entrepreneurs mais lui réaffirme son envie d’empêcher le texte immigration. La veille, Benjamin Lucas croise la numéro 3 de LR, Annie Genevard, à l’Assemblée. Il lui promet de se garder de toute provocation inutile envers la droite quand il défendra sa motion. “Je vais essayer d’être subtil. Tu te doutes que je peux l’être”, sourit-il. “Je ne doute de rien”, lui répond-elle.On vous le dit, la droite est susceptible. Ce 7 décembre, les députés LR défendent leur proposition de loi constitutionnelle sur l’immigration (PPLC) lors de leur niche parlementaire. Ils savent que leur texte n’a aucune chance de prospérer. Perdre est une chose, se sentir humilié en est une autre. Dans l’hémicycle, Gérald Darmanin laisse traîner les débats et multiplie les piques envers la droite. Éric Ciotti n’apprécie guère l’attitude du ministre, qui s’affiche le lendemain en compagnie du maire de Nice Christian Estrosi, son ennemi intime. Le locataire de Beauvau évoque même la responsabilité de la droite en cas de crime commis par un étranger visé par la loi, si le texte ne devait pas être adopté. “Il nous a mis la tête dans la m…”, lâche une députée LR. Un cadre analyse : “On a deux Darmanin : le Darmanin au téléphone, enveloppant et caressant. Et le Darmanin dans l’hémicycle, qui a besoin de balancer des scuds dans la figure, c’est sa faiblesse.” La tension monte, Beauvau évoque entre les lignes la nécessité d’un retour aux urnes en cas d’absence de majorité sur le texte.Poker menteurLundi 11 décembre, jour de vote. Tous les regards se tournent vers le RN. Ses élus, mutiques comme des tombes, sont harcelés. Sébastien Chenu n’a même pas le temps de s’asseoir. A peine le vice-président RN de l’Assemblée a-t-il franchi la porte d’un restaurant que Sophie de Menthon se jette sur lui. La présidente du mouvement Ethic, par ailleurs conseillère occasionnelle de Marine Le Pen, ne peut plus attendre. “Alors ? Vous la voterez ? il faut voter pour !” Sébastien Chenu finit par trouver un siège. Son téléphone sonne. “Apparemment, tout le monde est suspendu à votre réunion de groupe”, minaude par écrit un ministre. Le vice-président RN rougit à peine. “Nous verrons ce que nous ferons, mais dans tous les cas la motion ne passera pas.” L’écran s’allume à nouveau. C’est Naïma Moutchou, la députée Horizons. “Peut-on se voir 5 minutes avant 15h ?”Le temps est un stratège. Un poker menteur se noue entre la droite et le RN. Le parti d’extrême droite tient une réunion à 15h30 pour décider de sa stratégie. Enfin, recevoir les ordres de Marine Le Pen. La patronne baisse le pouce devant ses ouailles. “Ok, on se prive d’un débat, mais les médias nous permettent largement d’expliquer notre position sur l’immigration, assure un député du Sud. Et puis ça nous permet d’empêcher Darmanin de faire son show pendant trois semaines. Je suis assez séduit par l’idée de lui faire fermer sa g…, lui qui fait le malin depuis des semaines.” Une heure plus tard, les députés LR entrent en réunion. Plusieurs connaissent la décision prise par Marine Le Pen. Gare à ne pas être encore taxés de béquille du macronisme ! Un vote est organisé, une nette majorité de députés se prononce pour un vote en faveur de la motion. “On est les supplétifs du RN. Cela me rend fou”, se désole un élu.La guillotine est en place. Il ne reste plus qu’à l’actionner. A 17h41, le couperet tombe. La motion est adoptée à 270 voix contre 265. “Eh bah voilà”, glisse Gérald Darmanin à Sacha Houlié, assis à sa droite, quelques secondes après l’annonce du résultat du vote. L’un des amis du ministre grince : “C’est bien, ça lui libère les 15 prochains jours pour aller boire des godets.” Les cris de joie retentissent dans l’Assemblée. La droite, unie, s’est payée le ministre honni. Le RN a réalisé un nouveau coup politique, et la gauche a porté un coup presque fatal au texte immigration. Au sein de l’exécutif, on fulmine. Dès l’annonce des résultats, des conseillers parlementaires relaient à leurs ministres le nom des députés de la majorité absents lors du vote. Quelques voix manquantes, neuf exactement, ont changé le cours de l’histoire.”Ce texte est mort. Il est maudit”Il y a à peine plus d’un mois, un ministre de plein exercice semblait impatient de voir la loi Immigration terminer sa course dans le précipice : “On a intérêt à ce que le texte soit rejeté au Sénat et qu’on s’en débarrasse, il ne nous apporte que des problèmes depuis un an. Qu’a-t-on gagné sur ce sujet ? Est-ce qu’on est jugé plus crédible, plus efficace ? Est-ce que la loi changera ça ?” Son souhait a été exaucé… Une poignée de semaines plus tard. “C’est un désastre. Un accident industriel, déplore un membre du gouvernement dans les minutes qui suivent le résultat du vote dans l’hémicycle. Cette Assemblée est ingérable, c’est comme le Titanic, sans les violons mais avec une fanfare.”Et maintenant ? Sur un plan juridique, la partie n’est pas terminée. Le texte doit repartir au Sénat, sauf si le gouvernement convoque une Commission mixte paritaire (CMP) pour trouver un compromis entre députés et sénateurs. Après le vote, les parlementaires macronistes organisent une réunion de groupe exceptionnelle pour accorder leurs violons. Un consensus assez large parmi les députés Renaissance s’esquisse pour que le texte de Gérald Darmanin poursuive son chemin en Commission mixte paritaire, quand bien même celui-ci serait débattu dans sa version sortie du Sénat. Durcie, donc. Le ministre se borne à dire que le texte “va continuer”. Mais sur un plan politique, la messe n’est-elle pas dite ? Un cadre du groupe, résigné : “Ce texte est mort. Il est maudit.”
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Author : Paul Chaulet, Erwan Bruckert, Marylou Magal, Olivier Pérou, Eric Mandonnet, Laureline Dupont
Publish date : 2023-12-11 20:45:35
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