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Interview de Philippe Quesne : “Ces communautés un peu artistes, poètes, sur le plateau sont comme un double de notre humanité qui nous regarde”

Interview de Philippe Quesne : “Ces communautés un peu artistes, poètes, sur le plateau sont comme un double de notre humanité qui nous regarde”



L’année qui se termine aura été pour Philippe Quesne celle d’un double anniversaire à fêter. D’abord, les 20 ans de sa compagnie, le Vivarium Studio, célébrés en beauté avec la création du Jardin des délices dans la carrière Boulbon au dernier festival d’Avignon, avant d’être rejoué au festival d’Automne à Paris, en tandem avec la reprise cette semaine de La Mélancolie des dragons, spectacle créé il y a quinzeans. Ensuite, les 40 ans de La Ménagerie de verre dont il a pris la direction artistique il y a un an, en imaginant une édition très spéciale des Inaccoutumés, festival étalé sur trois mois, et qui se termine ce week-end avec une performance de midi à minuit orchestrée par Sophie Perez et la compagnie du Zerep.

Cette année, tu fêtes les 20 ans de ta compagnie, le Vivarium Studio. Quand tu jettes un regard en arrière, qu’est-ce qui n’a pas changé du tout dans ta manière d’aborder la création ?

Philippe Quesne – C’est drôle que tu me poses cette question dans un bureau de La Ménagerie de Verre, où on a fait nos débuts. La première sensation, comme c’est souvent le cas avec certains anniversaires, c’est de ne pas avoir vu passer les époques et le temps. On pourrait dire ça de nos vies, mais encore plus de la vie des spectacles. Alors qu’aujourd’hui, on s’occupe de programmer d’autres générations d’artistes à la Ménagerie, pour moi, c’est hier qu’on a présenté La Démangeaison des ailes en 2004 au festival Étrange Cargo de la Ménagerie, après l’avoir créé en 2003 au Consortium de Dijon au festival Théâtre en mai. Mais ici, avec Marie-Thérèse Allier, c’était vraiment le premier départ, et même le premier contrat pour l’équipe.

J’ai continué à tirer un fil esthétique et thématique sur les communautés humaines, qui était déjà en germe dans La Démangeaison des ailes, avec ces personnes qui décidaient de prendre le temps dans cet appartement reconstitué pour parler d’envol et de chute. Un théâtre qui posait sans doute des choses assez fondamentales de l’esthétique qui s’en est suivie : une volonté non efficiente sur le plateau, des corps, des gens, un refus de l’efficacité au théâtre propre aux années 2000, après laquelle pas mal de metteurs en scène et chorégraphes se sont positionnés pour décélérer dans le bon sens du mot et montrer sur le plateau des choses plus simples. Des gens qui n’avaient pas forcément réponse à toutes les questions de la planète, une sorte d’hébétude, du tâtonnement, le droit à l’échec.

On pourrait parler de bricolage aussi. Comme spectateur étudiant, j’ai vu pas mal de choses à la Ménagerie de Verre : Grand Magasin, Xavier Le Roy, Jérôme Bel. C’est aussi le moment où sont apparues Gisèle Vienne, Sophie Perez et la compagnie du Zerep. À ce moment-là, on n’était pas tant que ça à faire un théâtre dit inclassable, souvent issu de la scénographie – comme Sophie Perez ou moi – ou Gisèle Vienne venant de l’école de marionnettes de Charleville-Mézières. Nos parcours étaient plutôt liés à des écoles d’art, je venais des Arts Déco. On ne sortait pas d’une école dramatique et je ne me reconnaissais pas dans le théâtre des années 2000, même si j’allais voir Alain Françon, Alain Vitez ou Patrice Chéreau.

À l’époque tu étais scénographe et tu m’avais dit, lors de notre première interview, qu’à un moment tu avais eu envie de faire vivre tes propres scénographies. 

C’est juste. J’ai été scénographe pendant dix ans et j’ai beaucoup observé le monde du théâtre, notamment à travers les mises en scène de Robert Cantarella, d’Hamlet au T2G en 1998 à Du Matin à minuit au Théâtre de la Colline en 2000. Observer de l’intérieur la façon dont on fait du théâtre et dont les metteurs en scène construisent tes répétitions, des relations de texte, c’était génial. Notamment la rencontre avec André Markowicz sur la première traduction de Hamlet ou celle de Michel Vinaver accompagnant Les Travaux et les jours dont j’avais fait une scénographie en 2002, toujours avec Robert Cantarella. Mais, je ressentais le besoin, dix ans après, de monter une première pièce. Chose que je n’avais pas eue l’audace de faire à l’école d’art, même si j’avais terminé les Arts déco avec un projet croisant Le Dépeupleur de Beckett et La Vie des termites de Maeterlinck.

La Mélancolie des dragons – Philippe Quesne – Théâtre Nanterre-Amandiers

Je me souviens que dans ton premier spectacle, La Démangeaison des ailes, il y avait un côté installation plastique. On traversait un espace avant d’arriver sur le lieu du spectacle. C’est comme si tu avais voulu montrer le parcours que tu as toi-même fait.

Oui, c’est juste.Tu as raison, on était même plutôt en train de se promener dans les traces ou dans les matériaux de ce qui pourrait constituer un vrai spectacle. Mais, ce qu’on montrait, c’était les fragments, la recherche en cours, et effectivement, le spectateur traversait ce petit bout de cabine et d’appartement où ils étaient exposés. La dramaturgie se construisait aussi par ce qu’on avait mis de côté et de petites choses. On sortait d’une génération qui avait fait des grands et beaux spectacles que j’aimais beaucoup, je pense à ceux de Jorge Lavelli, Alain Françon et ensuite Krzysztof Warlikowski. C’est un théâtre puissant et très impressionnant. Mais, on avait envie de faire autrement et de se sentir plus légers dans notre manière d’aborder les choses. En effet, on était très nourris des arts visuels, avec la volonté de montrer les coulisses et la fabrication des choses. On a aussi très vite fait des performances dans des paysages, dans la forêt, on a emmené les gens ailleurs.

Je ne savais pas alors si j’allais faire une compagnie. Et pourtant ce groupe d’interprètes est toujours avec moi, Gaëtan Vourc’h, Sébastien Jacob, Isabelle Angotti… Je n’avais pas la sensation de créer une compagnie, mais au fond, sur scène, ça parle toujours d’un groupe, de communautés humaines un peu utopiques, un peu décalées de l’ordinaire. Et comme ça a fonctionné, qu’on est parti en tournée, on a finalement formé cette compagnie du Vivarium Studio qui, au départ, était vraiment un agencement de personnes très différentes, pas vraiment faites pour se rencontrer, très hétéroclite. Le seul qui ait fait une formation d’acteur, c’est Gaëtan, mais sinon il y avait des plasticiens, ma mère dans les vidéos, ce chien qui appartenait un ami plasticien, Rodolphe Auté, et des amateurs. Rétrospectivement, ce qui me paraît le plus étrange, c’est qu’on se soit développé et que cette sensation de famille, de communauté, d’ami·es ou de bande soit aussi devenu un terme de travail.

Tu as été une des premières à parler en 2006 de D’après nature, un spectacle qui parlait de questions d’écologie, de réparer l’ozone, de manière bien sûr absurde, mais le théâtre peut sauver le monde sur un plateau le temps d’un spectacle, il peut envoyer des cosmonautes réparer le ciel. Je ne m’attendais pas à ce que la thématique homme-nature soit autant reprise ensuite. Lorsque je dirigeais le théâtre Nanterre Amandiers, où j’ai invité Bruno Latour et des philosophes, j’ai réalisé, et cela m’avait complètement échappé, que parmi les gens qui regardaient mes spectacles, il y avait des philosophes, des sociologues ou anthropologues et qu’ils les citaient dans des travaux de recherche.

Pour les dix ans de ta compagnie, lorsque tu as été nommé directeur du théâtre Nanterre Amandiers, tu m’avais parlé d’une constante dans ton travail de création : toucher à des sujets qui vivent avec une menace sourde. Cela est toujours couplé chez toi avec une fantaisie inouïe, le summum ayant été atteint cet été avec ce Jardin des délices qui aurait pu être, ainsi que pourrait le devenir notre planète, un jardin des supplices.

C’est vrai que la fantaisie est une arme de résistance et je continue à penser que j’aurais beaucoup de mal à faire un jour une vraie tragédie, mais c’est pas grave. 

Le Jardin des délices © Martin Argyroglo

Mais c’est bien d’avoir des antidotes.

Oui, l’antidote c’est un joli mot, j’aime bien. La menace sourde, on l’a souvent contournée ; on tombe en panne pas très loin de la vraie menace, ces bandes sont souvent sur des terrains vagues à l’écart d’une ville. C’est possible, même encore aujourd’hui, dans cette carrière Boulbon qui est une sorte de cul-de-sac de pierres et c’était d’autant plus inspirant que le point de départ, c’était ce lieu, même si maintenant, on la joue en tournée face à une toile peinte. Mais, cette errance d’individus sûrs de leurs fantasmes et de leurs rêveries, ce n’est pas ça qui déstabilise les personnages dans mon théâtre où on a droit au partage, à être dans un ovale de chaises à citer des poésies et c’est vrai que c’est une forme de résistance.

Cela je n’en avais pas conscience il y a vingt ans quand je mettais des gens d’une trentaine d’années dans cet appartement qui avaient malgré tout le désir de s’envoler. Et qui dit désir d’envol, dit déjà l’échec et la chute. Ces communautés un peu artistes, poètes, sur le plateau sont comme un double de notre humanité qui nous regarde, avec des gens qui acceptent le bricolage, l’échec, la tentative. Un théâtre qui désacralise beaucoup le théâtre. Je le dis, même si j’adore le théâtre de Romeo Castellucci que j’ai souvent cité. D’ailleurs on s’était rencontrés au festival d’Avignon où je présentais La Mélancolie des dragons. Il avait adoré et moi je sortais de son spectacle L’Enfer et je me souviens d’une très belle conversation.

Il m’a demandé : “Mais comment arrives-tu à faire rire au théâtre ?“ J’étais heureux de rencontrer des grands maîtres que je trouve fascinants et de pouvoir trouver pour moi une autre alternative. Alternatif, c’est un autre mot que j’aime bien, avec antidote. Ce n’est pas un jeu de mots avec le courant alternatif parce que souvent, dans mes spectacles, beaucoup d’objets tombent en panne, ce qui démontre aussi dramaturgiquement qu’une fois que les choses tombent en panne et s’arrêtent, un autre monde est possible. Tu m’as aussi interviewé pendant la pandémie de covid et je te disais que si on stoppe un instant ce globe, sa temporalité, alors peuvent commencer d’autres types de rêves. Mon théâtre développe un autre rapport au temps.

À tes débuts, tu m’avais dit que tes décors tenaient dans une valise, comme ça, tu pouvais tourner partout en Europe. Est-ce toujours le cas ?

Oui, on se disait qu’il était tout à fait possible d’aller dans un magasin de bricolage à l’étranger et de commander du polystyrène de façon à pouvoir voyager sans décor. C’est vrai qu’aujourd’hui, tout le monde se pose des questions écologiques et c’est une envie que j’ai eu dès le début, très nourrie de ce que je voyais d’ailleurs des chorégraphes de la “famille Ménagerie de verre”, Jérôme Bel, Xavier Leroy, La Ribot, Juan Dominguez : trouver comment une esthétique doit s’inventer avec ses propres conditions d’autonomie, ses conditions de production. À l’époque de La Démangeaison des ailes, je n’ai pas eu d’argent mais je ne m’en plaignais pas, c’était une manière d’affirmer que si on veut démarrer un théâtre auquel on croit, pourquoi pas aussi se donner les conditions d’être autonome ?

D’où ce décor un peu cheap, le choix de répéter dans un appartement plutôt que de demander les clés d’un théâtre et ne pas en vouloir non plus aux aides institutionnelles de ne pas arriver, mais se dire qu’il faut se lancer. On a eu cette chance incroyable ’’aller très vite en Europe, à New York, au Brésil avec ce premier spectacle et il nous arrivait de nous faire simplement livrer des panneaux de carton dans les villes où on jouait et de ne voyager qu’avec les accessoires principaux dans une valise. Ça correspondait à l’esthétique anti Richard Peduzzi ou Yanis Kokkos, à savoir, ne pas utiliser forcément des murs de 12 mètres et ça je peux dire que c’est une position politique. En même temps, ça nous a donné une liberté de voyager réelle. La notion de répertoire est aussi importante et je me rends compte, au bout de vingt ans, qu’elle l’est pour tous ceux qui écrivent au plateau – de Joël Pommerat à  Maguy Marin, Gisèle Vienne ou Sophie Perez – et que cette envie de garder nos pièces le plus longtemps possible a du sens, écologiquement parlant. 

C’est la danse contemporaine qui a lancé cette notion de répertoire et surtout l’idée qu’un spectacle n’a pas à être mis au rebut.

Surtout quand elle est défendue par des interprètes qui ne sont pas forcément remplaçables et sont partie prenante de l’écriture. Bien sûr, le répertoire en danse ou au théâtre, c’est aussi le mot le plus archaïque qui soit. J’aime bien d’ailleurs cette formule d’écriture de plateau qui qualifie bien ces gens qui inventent en cherchant et en fomentant leur projet petit à petit, en essayant des choses et en improvisant. De là, est née l’envie d’un répertoire et ça me fait plaisir de montrer encore aujourd’hui La Mélancolie des dragons qui, quinze ans plus tard, est toujours en vie.

Pourquoi as-tu choisi cette pièce-là pour le festival d’Automne à Paris ?

C’est un concours de circonstances. Je fêtais les vingt ans de la compagnie, alors pourquoi pas un rebond de La Mélancolie qui est un contrepoint intéressant par rapport au Jardin des délices, que je considère comme une sorte de Mélancolie 2. On est quinze ans plus tard, j’ai un autobus blanc à la place de cette petite voiture et les gens ont peut-être perdu la mémoire des prénoms, il y a quelque chose de plus grave dans l’espèce de bande d’amis qui gravitait dans la mélancolie, ce que je ne décline pas forcément dans Le Jardin des délices. Cette bande a un peu perdu la mémoire, alors je ne sais pas si c’est Alzheimer ou les produits qu’on absorbe, mais ils sont quand même bienveillants ! Après, avec les conflits que traverse le globe et la liste des menaces qui s’est agrandie, peut-être que perdre un peu la mémoire ça peut aider (rires), parce que si tu es super-connecté à tout ce qui se passe à chaque minute du réel, c’est extrêmement anxiogène, sans parler de la pandémie dont on sort et qu’on célèbre avec une floraison de conflits mondiaux qui sont extrêmement flippants. Alors, la fantaisie devient peut-être une solution.

De 2013 à 2023, mes spectacles se situent un peu après la fin du monde. C’est pour ça que dans Farm Fatale ou Les Taupes, les personnages flottent toujours avec cette menace sourde dont on parlait au début, sauf qu’il est maintenant trop tard pour alerter ses amis. Les Taupes, c’était ma première création aux Amandiers de Nanterre. Je commence à re-déguiser mes acteurs, à les cacher, et ça parlait d’abris. On se cache, on est dans un terrier, je te passe la référence sur la vie dans les tunnels en ce moment, c’est quand même assez spectaculaire. Je l’avais sous titré Welcome to Caveland et aujourd’hui, le monde rattrape nos fictions. Tous mes spectacles creusent la même vague et la même saga, mais je la détourne et c’est aussi pour ça que les spectateurs se sont appropriés le travail, et ça franchement, je ne m’y attendais pas, y compris la possibilité que j’ai eue ensuite de travailler en Allemagne avec des acteurs plus établis. Des gens qui ont beaucoup travaillé avec Christophe Marthaler à Munich ou même maintenant à Bâle avec des acteurs suisses-allemands, et avec eux, j’invente les spectacles de la même manière qu’avec le Vivarium Studio.

Le Jardin des délices © Martin Argyroglo

Qu’est-ce qui t’a poussé à t’inspirer du Jardin des délices de Jérôme Bosch ?

J’avais déjà fait des projets en école d’art sur Le Jardin des délices, mais je l’ai réalisé récemment. Ces peintres de la transition entre le Moyen Âge et la Renaissance m’intriguent beaucoup. Cette période où on nous vendait un nouveau monde, où les conquêtes faisaient qu’on s’inspirait des continents qu’on avait découvert et c’est vrai qu’une certaine dureté au Moyen Âge n’a pas forcément nourri la planète de bien-être. Ces peintres-là ont une façon de poser une société dans leur tableau qu’on est libre de regarder.

La Chute d’Icare de Bruegel était citée dans La Démangeaison des ailes et également dans D’après nature, où tous les gestes des acteurs étaient inspirés par La Parabole des aveugles. Jérôme Bosch avait déjà nourri L’Effet de Serge dont la composition de la représentation, vue de profil, est très inspirée de L’Escamoteur de Bosch, ce magicien qui organise un spectacle. La façon de Bosch de mettre en abyme la question de la représentation m’intéressait déjà. Mais dans ce spectacle, la référence au peintre disparaissait discrètement, il restait juste un tee-shirt avec ce tableau sur Gaëtan.

Avec Le Jardin des délices, même si je prends une certaine liberté esthétique, je l’ai choisi parce qu’il contient des milliers d’histoires d’un monde que Bosch nous donne à réfléchir 500 ans plus tard. En parallèle des dirigeants des nations, des artistes ont été des guides et si tu regardes le nombre de mises en garde que nous laisse cette peinture, mais aussi de quantité de bonheur que l’art peut de tout temps inventer, ce tableau raconte tout ça. C’est à la fois une commande religieuse qui est honorée, mais également un tableau qui laisse surgir une inquiétude face à un inventaire de la planète, à ce collège d’espèces, de fruits exotiques, comme un cabinet de curiosités qui se replie, puisque le tableau est un triptyque qui se referme sur un globe gris. Il comporte aussi des alertes sur le futur, des éléments de science-fiction avec ses prototypes de scaphandres, ces corps diaphanes, ce rapport au clonage, ces animaux qui ne vont pas très bien… 

On peut le voir aussi comme une dystopie.

Totalement, sans parler de ces nombreux tubes en verre que Jérôme Bosch nous propose aussi comme un entraînement pour une planète qui n’est plus respirable, où l’enfer est lié à des objets quotidiens dans la partie droite du tableau, avec ces villes en flammes au lointain. Tout ce que l’art n’a pas réussi à sauver comme chemin possible, Jérôme Bosch nous le propose au fond du tableau avec des prototypes de fusée colorées pour décoller dans une autre planète. J’avais ce tableau dans un coin de ma tête comme des œuvres habitent nos existences, des livres, des poèmes et j’ai bien aimé lui rendre hommage, mais aussi inciter les gens à le regarder et évidemment à faire leur propre chemin.

Mais, je n’ai surtout pas voulu faire une reconstitution littérale de Bosch. Il est là, peut-être, dans l’âme des gens qui sont dans le bus. On a passé beaucoup de temps au musée du Prado à Madrid, on a rencontré beaucoup d’historiens. En fait, répéter un spectacle, c’est aussi vivre avec des individus, des amis, de nouveaux acteurs et travailler ensemble ; on a aussi la chance de faire ce métier qui est de l’art qui se partage, on n’est pas dans la solitude de l’écrivain ou du peintre. J’aime beaucoup observer les individus et laisser trace aussi de ce qui a été un voyage de travail.

Les montages des pièces que j’appelle souvent des partitions arrivent très tard dans le travail, souvent à deux semaines de la première. J’ai lu des textes géniaux de Pina Bausch ou de Tadeuz Kantor sur leur méthode de travail, qui sont aussi des exemples de ce qu’on appelle l’écriture de plateau, à savoir prendre des individus, des interprètes et les embarquer dans des récits liés à une ville. C’est aussi une manière de répéter extrêmement utopique. Je pense à ce film sublime de Chantal Ackermann, Un jour Pina a demandé… (1983) qui a documenté le travail de Pina Bausch, où tu plonges dans la magie de sa méthode de travail adaptée à son écriture. 

Depuis un an, tu es directeur artistique de la Ménagerie de verre. Quelle différence avec le théâtre de Nanterre Amandiers, où tu es arrivé avec un projet ?

Concernant Nanterre, je ne me reconnaissais pas dans les gens qui prenaient les clés des Centres dramatiques nationaux et on avait vécu des expériences à Avignon avec Vincent Baudriller et Hortense Archambault qui changeait le regard du public. Il y avait, dans les salles, beaucoup de demandes pour ce qu’on a appelé des formes d’écriture de plateau. Je ne sais pas comment dire ça, mais il y avait un besoin et Vincent et Hortense étaient en fin de mandat à Avignon.

J’avais été artiste associé au Théâtre de Gennevilliers pendant trois ans quand Pascal Rambert le dirigeait et j’avais vraiment aimé ces ambiances de centre dramatique. Lui et Nicole Martin m’avaient vraiment beaucoup soutenu, ils me faisaient confiance et me confiaient les clés du plateau. Les centres dramatiques sont aussi là pour ça. Il m’avait aussi demandé de programmer pour le festival TJCC. À Nanterre, la ligne artistique consistait à programmer uniquement des compagnies et des artistes qui écrivent des spectacles au sens large. Ce n’était pas une histoire de jeunisme, je pense par exemple à Rêve et folie, le dernier spectacle de Claude Régy qu’on a présenté, ou à la réussite de Contes et légendes de Joël Pommerat.

Ici, à la Ménagerie, j’ai un mandat de quatre ans renouvelable et c’était plutôt un souhait de Marie-Thérèse. Elle avait envie que l’esprit reste après sa disparition et qu’on prenne soin de la maison. C’est comme ça qu’elle le disait, et pour le moment, c’est exactement mon projet à la Ménagerie de verre. Prendre soin de la maison. Et ne pas forcément en changer l’ADN, qui était ultra-moderne parce que c’est rare de prendre les clés d’un endroit où décède une dame de 92 ans et de se dire que ce lieu vit de résidences, de temps fort avec les Inaccoutumées, et d’un fonctionnement de laboratoire et de pédagogie le matin avec l’entraînement quotidien du danseur, qui est unique et reste fondamental. On n’a pas beaucoup de moyens de production, mais on va garder la ligne des Inaccoutumés et faire un travail d’accompagnement avec des compagnies. La Ménagerie reste avec sa singularité.

Cette longue édition des Inaccoutumés, c’est pour marquer le coup des 40 ans de la Ménagerie de verre ?

Oui, il s’agissait de célébrer cet anniversaire et la programmation s’étale de septembre à décembre en faisant se côtoyer en même temps plusieurs générations, ce que Marie-Thérèse adorait : de Xavier Leroy, Grand Magasin ou La Ribot à Miet Warlop et en se consacrant aux jeunes générations comme Nemo Flouret, avec un regard sur des artistes des arts visuels qui font leur première pièce, ou sur les écritures avec la poétesse Laura Vasquez. Marie-Thérèse Allier s’intéressait aussi à l’écriture pure et a eu des auteurs et actrices en résidence comme Chloé Delaume ou Camille de Toledo. Les Inaccoutumés vont rester centrés sur les questions de corps et de chorégraphie, à l’automne et au printemps. Samedi 16 décembre, on va clôturer les Inaccoutumés avec Midi Minuit Fantastico, douze heures de performance avec Sophie Perez et la compagnie du Zerep, qui vont se déployer dans toute la Ménagerie avec des numéros en continu.

Quels sont tes projets en 2024 ?

Accompagner les tournées du Jardin des délices en Chine, au Japon, à Taïwan. Partout sauf ici en province, c’est quand même étonnant !



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Author : Fabienne Arvers

Publish date : 2023-12-13 16:50:37

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