Actrice la plus protéiforme du paysage cinématographique actuel, Tilda Swinton jouit d’une filmographie de caméléon cosmopolite, capable d’aussi bien apparaître dans des franchises hollywoodiennes (Le Monde de Narnia, Avengers) que de voyager dans les œuvres de cinéastes exigeant·es issu·es des quatre coins de la planète (Derek Jarman, Apichatpong Weerasethakul, Jim Jarmusch, Joanna Hogg, Béla Tarr). De film en film, elle est aussi fidèle aux auteurs les plus populaires de notre époque : Wes Anderson, les frères Coen, Bong Joon-ho, David Fincher, George Miller et Pedro Almodóvar, réalisateur avec lequel elle nous a d’ailleurs révélé préparer un nouveau film.
Le spectre de sa marque sur le cinéma contemporain est sans commune mesure. Alors qu’elle était présente au Festival de Marrakech pour donner une masterclass, nous l’avons rencontrée pour évoquer avec elle le moment particulier où elle se trouve dans sa carrière, ses futurs projets et sa foi dans le cinéma.
Malgré l’impressionnante collection de grand·es cinéastes de votre filmographie, vos deux prochains films, Problemista de Julio Torres et The End de Joshua Oppenheimer, sont signés par des réalisateurs débutants. Comment vous êtes-vous retrouvée sur ces projets ?
Tilda Swinton – Dans le cas de Julio, j’ai découvert son travail avec sa géniale série pour HBO, Los Espookys. Son esthétique de soap-opera baroque, loufoque et fantasque m’a tout de suite plu. Il travaille aussi pour Saturday Night Live depuis plusieurs années. Vous pouvez trouver ses sketchs sur YouTube, notamment la série My Favorite Shapes que j’aime beaucoup. Un jour, il m’a envoyé le scénario du premier film qu’il voulait réaliser, et c’était parti. La sortie a été décalée à cause de la grève, mais il devrait sortir début mars 2024.
Et pour Joshua Oppenheimer ?
Il s’agit de sa première fiction, puisqu’il a jusque-là réalisé des documentaires, notamment The Act of Killing en 2012, qui m’avait beaucoup marquée. The End raconte l’histoire d’une riche famille qui vit depuis vingt-cinq ans dans un bunker souterrain. Un désastre écologique a précipité cette dernière dans un monde post-apocalyptique, et le père porte une part de responsabilité puisqu’il était un magnat du pétrole adepte du fracking.
Quand on regarde les films que vous avez tournés ces dix dernières années, on remarque une forte présence de la mort : les vampires de Only Lovers Left Alive, l’élevage intensif animal dans Okja, les zombies dans The Dead Don’t Die, les ossements humains dans Memoria, les fantômes dans The Eternal Daughte, et enfin un tueur à gages dans The Killer… Comment l’expliquez-vous ?
Vous avez tout à fait raison, même mes prochains films sont empreints d’une dimension mortifère. C’est un choix conscient jusqu’à un certain degré. Je passe simplement beaucoup de temps à penser à la mort, pas simplement ma propre mortalité, mais également celle de l’espèce humaine et de la planète que nous habitons.
Diriez-vous que, pour vous, le cinéma est aussi un moyen d’atteindre une forme d’immortalité, de laisser une marque ?
Je suppose, oui, mais il est aussi possible que des films disparaissent. Ce qui m’importe dans le cinéma, c’est plutôt la possibilité de voyager dans le temps. Je me suis beaucoup investie dans la rétrospective Michael Powell et Emeric Pressburger qui s’est déroulée au festival du film de Londres début octobre. C’était un infini plaisir de se glisser chaque jour dans des époques différentes.
Qu’est-ce qui fait que vous avez encore un tel appétit de cinéma, après bientôt quarante ans de carrière ?
Vous savez, Joanna Hogg a été la première personne à me filmer, en 1986, dans son court métrage de fin d’études, Caprice, que nous avons remis en scène dans The Souvenir, trente-trois ans plus tard, qui a marqué nos retrouvailles, mais aussi les débuts au cinéma de ma fille qui reprenait mon personnage d’alors. C’est un sentiment étrange, sur lequel j’ai encore du mal à mettre des mots, mais j’ai l’impression d’avoir achevé un cycle. Ce n’est pas un sentiment de complétude, mais plutôt celui d’avoir franchi une étape décisive, d’être à un tournant de ma carrière. Lorsque je regarde ce que j’ai fait entre Caprice et The Souvenir, je me sens fière, mais j’ai l’impression que le meilleur est encore à venir. En fait, avec ce dernier, je suis rentrée à la maison après une très longue aventure. Ce qui a changé, c’est qu’aujourd’hui, ma conscience du temps n’est plus la même. Je veux faire moins de films, mais plus m’y impliquer personnellement. J’ai envie de me déployer en tant qu’autrice à part entière. Cela a aussi à voir avec le fait que mes enfants sont à présent des adultes autonomes et que j’ai plus de temps pour moi-même, c’est ce qui m’a par exemple permis de rester huit mois au Sri Lanka pour le prochain film d’Apichatpong.
Si vous avez eu le sentiment de clore un cycle avec The Souvenir, pensez-vous en ouvrir un nouveau avec The Eternal Daughter ?
The Eternal Daughter est le début d’une nouvelle ère pour moi, oui. Et mes prochains films, ceux avec Julio et avec Joshua, mais aussi celui réalisé par Apichatpong ainsi que le prochain projet de Pedro Almodóvar – dont je n’ai pas le droit de parler –, sont dans cette lignée.
Il se dégage déjà de votre filmographie une forme de démarche auteuriste. Pensez-vous que cela va s’accentuer dans le futur. Sous quelle forme ? Vous imaginez réaliser un film un jour ?
J’ai la chance de ne jamais m’être sentie comme une simple passagère et d’avoir toujours pu m’impliquer dans les films que j’ai faits, même avec les cinéastes dont l’univers est très fort, comme Pedro ou Wes. Je me suis toujours sentie invitée dans leur monde, avec ma personnalité et mes particularités. Certain·es réalisateur·rices aiment les acteur·rices qui sont comme des pages blanches sur lesquelles ils et elles peuvent s’exprimer. Je ne me suis jamais reconnue là-dedans. J’ai une démarche auteuriste depuis le début, mais ce qui change aujourd’hui, c’est que j’ose utiliser un matériel plus intime. Quant au fait de réaliser moi-même, j’essaie de ne pas le faire. Pourtant, je n’exclus pas qu’il arrive, un jour, que je veuille tellement qu’un projet que je coproduis soit fait comme je l’entends, que je décide de le réaliser. Disons que, pour l’instant, ce n’est pas un désir, mais un penchant. Nous verrons bien… À un niveau très modeste, je viens de terminer un film expérimental et assez ésotérique sur l’apprentissage, avec le concours de Derek Jarman, Lab.
En parlant de Derek Jarman, vous avez débuté le cinéma dans sa marge la plus radicale. Trouvez-vous que le cinéma contemporain soit aussi radical qu’il l’était lorsque vous avez commencé ?
Je pense que nous vivons un moment passionnant. Je ne peux pas citer de films particulièrement radicaux, mais j’ai pourtant la foi. Je pense qu’il va se passer quelque chose dans l’année à venir ou la suivante. J’en sens les frémissements. Le cinéma a subi une série de bouleversements majeurs ces dernières années, avec le Covid, l’arrivée des plates-formes et les grèves à Hollywood. Il doit se remettre sur pied. Le cinéma n’est pas mort, un cinéma émergent et radical est sur le point d’advenir.
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Author : Bruno Deruisseau
Publish date : 2023-12-14 17:25:36
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