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Les topologies mutantes de Josèfa Ntjam s’exposent à la Fondation Ricard, à Paris 

Les topologies mutantes de Josèfa Ntjam s’exposent à la Fondation Ricard, à Paris 



C’est une membrane en surchauffe. De la teinte rouge incandescente que l’on associe aux commencements synthétiques. L’air semble vrombir, palpiter doucement – bon augure ou mauvais présage ? En tout cas, quelque chose couve. Une éclosion se prépare. À ce stade, il est encore trop tôt pour dire, et déterminer ce que cela pourrait vouloir dire pour nous, les terrien·nes et les visiteur·ices de l’exposition. D’ailleurs, la certitude ne viendra sans doute jamais.

Car on le pressent : l’exposition de Josèfa Ntjam est avant tout le site d’un fourmillement perpétuel, d’un embrouillamini fertile. Une boîte de pétri génératrice d’images, de mots et d’organismes. Ici naissent et reviennent les alliances entre les esprits de personnages historiques et les créatures fantastiques non-humaines. En fusion, voilà l’“Esprit de l’arbre en grenouille” ou l’“Esprit plancton”, “TELESHELL”, “HEEZA PHONE” ou encore “UMMARTHE”.

Nous sommes dans le premier espace de l’exposition solo de Josèfa Ntjam à la Fondation Pernod-Ricard, à Paris. Pour Matter gone wild [la matière déchaînée], l’artiste née en 1992 est venue découper le parcours en trois ambiances symboliques : la préparation mène au réveil puis débouche sur l’immersion.

Une même matière en fusion, IRL et URL

Réveil donc : dans le premier espace rougeoyant qui déréalise au passage tous les repères chrono-temporels, deux structures cylindriques aux parois translucides délimitent des espaces de visionnage. On croirait des caissons d’isolation sensoriels, ou bien des protections contre une attaque bactériologique. Déjà, l’atmosphère science-fictionnelle fonctionne à plein – façon “NASA quantique”, dira la commissaire et chercheuse Mawena Yehouessi.

C’est plus simplement un dispositif expositionnel qui permet de filtrer les échos du monde sans tout à fait s’en couper. Une manière de les reconfigurer peut-être, et d’en concevoir de nouveaux alliages, en visionnant la vidéo projetée au sein de chacune. Celles-ci, disposées en hauteur comme pour mieux mimer les moniteurs d’information de nos espaces publics, ont l’aspect pop et rétro des tutoriels du Web 2.0., dont des graphiques qui posent l’appartenance générationnelle : le régime d’attention rapide, qui multitaske et ouvre plein d’onglets.

La filiation avec quelques ainé·es aussi, qui avaient peut-être un peu trop vite (et trop fort) cru à l’espace fluide et sans frontières du web – on pense à des adelphes cyberfuturistes l’ayant précédée, comme les œuvres des 2010s de Juliana Huxtable, Tabita Rezaire ou encore Sondra Perry. Là, sur ces écrans, c’est l’artiste qui reprend le fil, ici et maintenant. Les sources, rappels et citations ont beau se parasiter à vitesse intergalactique, c’est surtout une communauté élective – c’est IRL et URL, c’est l’histoire de l’UPC (Union du Peuple Camerounais) des années 1960 mais c’est aussi la mythologie de l’Atlantique noir de Drexciya de la fin des 1990s.

La manière Ntjam : un anti-Modernisme

Au mur, un long collage se fond pour l’instant encore dans l’atmosphère d’ensemble rougeoyante. On devine néanmoins ce qui en est venu à caractériser la manière Ntjam, à savoir ces grandes fresques colorées et stratifiées. Ici, on retrouve déjà les collages qui l’auront fait repérer, au sein des expositions collectives au Palais de Tokyo (Anticorps, 2020-2021) ou au Centre Pompidou-Metz (Les Portes du possible. Art & Science-fiction, 2022).

Le second espace correspond à celui du réveil. Lumière naturelle, espace tout en longueur. Là, la pratique de Josèfa Ntjam se fait la plus lisible, comme un point d’orgue permettant de faire le point sur son parcours l’ayant menée jusqu’ici. C’est l’espace qui se confronte le plus directement à ce drôle d’infra-espace qu’est celui des institutions d’art contemporain : à la fois ouvert et fermé, doté de ses codes hérités et souvent implicites, et en même temps que l’on sent bouger, se reconfigurer, s’ouvrir et bifurquer vers d’autres généalogies.

Cet espace est en même temps celui que l’artiste a choisi de laisser ouvert sur la place qui jouxte la fondation, un espace de transit qui surplombe la gare Saint-Lazare et où les voyageur·euses s’affairent, pressé·es. Il y a les longs collages, qui prennent l’espace pour le déréaliser, ouvrir un espace-temps autre, où même les échelles, de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, sont devenues élastiques. Ici meurt un peu la Modernité artistique européenne : le hic et nunc, l’autonomie, l’auteur·ice, tout ces repères propulsés dans la centrifugeuse d’une nouvelle génération.

Des photomontages à la vidéo en Intelligence Artificielle

Par la typologie d’espaces qui composent l’exposition, l’artiste démontre sa conscience fine d’une politique de l’espace : la réversibilité du regard, des positions de sujet et d’objet, qui ouvre en même temps sur un regard incarné, et une politique afférente des corps, entre individuation et rassemblement. Précisément, au sein du second grand collage qui fait face à l’espace public, c’est notamment de manières de faire foule, masse et bloc dont il est question : on entre par les cortèges de manifs pour s’empêtrer dans les nouvelles pièces en céramique, des sculptures portant des fruits gros comme des promesses.

Enfin, le chemin initiatique s’ouvre et se prolonge sur une pénombre habitée. D’une certaine manière, l’absorption et l’imaginaire qui s’y nichent, et où les corps vont pouvoir s’alanguir et s’oublier un temps, se mérite. Car il ne s’agit pas d’escapisme, mais de reconfiguration ; le monde extérieur, socio-politique, ne fait pas l’objet d’une fuite mais bel et bien d’un reboot comme on le dit de systèmes informatiques défaillants.

Dans le noir, parmi les coussins gonflables à terre, on louvoie pour éviter les créatures suspendues qui dessinent la scénographie : des hybrides donc, animés par intelligence artificielle, puis retravaillés par collage. “Le film est monté comme une démo de jeu vidéo, avec des personnages qui racontent leur rapport à l’amour, aux affects et à la collectivité”, détaille l’artiste. “Dans ma production, j’effectue un constant aller-retour entre l’ordinateur et ce que je produis manuellement, c’est un écosystème qui se nourrit de manière continuelle.” À l’écouter, on se dit que l’IA fait sens dans le système Ntjam : elle prolonge très naturellement une pensée et manière de travailler qui étaient déjà présentes, avant même ses conditions de possibilités technologiques.

Matter gone wild, exposition personnelle de Josèfa Ntjam, jusqu’au 27 janvier 2024 à la Fondation Ricard, à Paris



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Author : Ingrid Luquet-Gad

Publish date : 2023-12-15 17:44:58

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