Ce n’est pas Épicure au jardin. Ni non plus Diogène en son tonneau. Les deux lieux ont été des topologies de philosophie collective, la transmission d’une sociabilité qui aura fait école – respectivement épicurienne et stoïcienne. On pense spontanément à ces situations d’écoute, de dialogue et de co-invention qui, parce qu’elles ont déstabilisé les corps, ont ouvert une brèche dans la doxa.
Au Palais de Tokyo, c’est un autre cadre de perception qui est proposé : des lits depuis lesquels visionner des vidéos. Placés en enfilade, ils permettent de s’isoler, de s’alanguir et de s’oublier. Ou, au contraire, de se sentir un peu trop conscient·e de soi-même, empêtré·e dans les conventions mimétiques du ou de la spectateur·ice d’expositions respectable, qui juge et soupèse, analyse et se tient bien droit. Ici, c’est donc Lili Reynaud-Dewar à l’hôtel, ou plus précisément : cette Lili dont l’exposition nous dit qu’elle est plusieurs, brisant déjà quelque chose de la chorégraphie institutionnelle individuelle à sens de réception unique.
Deux salles, deux ambiances
Salut, je m’appelle Lili et nous sommes plusieurs, son titre, propose aussi d’ouvrir une brèche, selon deux dispositifs spatiaux distincts. Le premier, ce sont donc ces lits : Les Films en chambre d’hôtel. L’artiste a reconstitué des hôtels parisiens, aux décors sans qualité d’une intimité non domestique. Dans ces chambres, elle a réalisé les entretiens de onze films, longs d’à peu près une heure, projetés au dessus du lit correspondant. Chacun est titré d’un prénom, d’une date, d’un numéro de chambre et d’une adresse parisienne. À l’image, le ou la protagoniste se raconte soi et son rapport à l’identité, au travail, à l’art. Avec comme thème commun, l’investigation de ce qui, à un instant donné, au sein d’une communauté particulière, relative sans viser forcément à être représentative (ce sont des ami·es et proches de l’artiste), relie ou non une identité donnée comme masculine.
Le second espace, lui, se distingue moins par la manière dont on s’y trouve que par celle dont on y accède – à savoir gratuitement. Gruppo Petrolio est un film feuilleté au format de série télévisée, comportant quatre saisons et dix-neuf épisodes. C’est également le nom d’un collectif, une constellation à géographie variable fondée en avril 2020 par l’artiste et ses étudiant·es, qui en sont les coauteur·ices. Ici, il y a des tables de restaurant pour l’effet de réel, mais la teneur est avant tout narrative. La trame est construite, les registres d’image et d’écriture réintroduisent une certaine absorption. Il en va d’un docu-fiction, un remake picaresque et ventriloque.
Le groupe en question s’est en effet d’abord solidifié autour de Pier Paolo Pasolini et plus précisément de l’exégèse de son Petrolio, objet littéraire hybride qu’il achève un an avant son assassinat en 1975. Lili Reynaud-Dewar, qui remportait le prix Marcel-Duchamp 2021 avec une série de vidéos réactivant la matrice pasolinienne, s’est embarquée avec elles et eux dans une psycho-dérive. Celle-ci a conduit le groupe à Grenoble, Bergen et Stavanger (Norvège), et Houston au Texas, autant de villes aux économies et à l’urbanité liées aux énergies fossiles. Le groupe, embarqué dans une téléréalité sans enjeu autre qu’exploratoire, met à l’épreuve la question de l’activisme, artistique ou non, des moyens de faire et des manières de dire.
Recherche de l’efficacité
Le résultat est trop pléthorique pour être appréhendé en entier, manière aussi de se situer en-deçà des gestes totalisants des manifestes et autres mouvements d’antan, dont le constat d’échec tend à gripper toute impulsion d’action. Avec Gruppo Petrolio, les années 2020 ont peut-être bien tiré les leçons des décennies précédentes : ce n’est ni l’interruption ponctuelle des médias tactiques des années 1990, ni la dissolution de la génération DIS des années 2010. Plutôt, adressée à la décennie qui s’ouvre, quelque chose comme une tentative de realpolitik, visant l’efficacité plutôt que la pureté.
Sous sa forme exposée au sein de l’institution, l’ouvrant sans la fuir, la proposition en rappelle une précédente. C’était déjà une histoire de combustibles : au printemps 2014, la scène d’élocution collective Flamme éternelle de Thomas Hirschhorn, pareillement en accès libre, était conçue comme un espace d’accueil d’intellectuel·les et de travailleur·euses de l’art proposant conférences, performances et autres dialogues – accessoirement, s’y trouvait aussi le bar semi-légal le moins cher de la ville. Si l’éternité recule actuellement devant l’urgence, le collectif et l’incandescence tiennent leurs positions.
Salut, je m’appelle Lili et nous sommes plusieurs de Lili Reynaud-Dewar au Palais de Tokyo, Paris, du 19 octobre au 7 janvier.
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Author : Ingrid Luquet-Gad
Publish date : 2023-12-16 07:00:00
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