Exit Above, Anne Teresa de Keersmaeker
Grand spectacle pour une époque troublée, Exit Above (d’après La Tempête) brasse les mots et les voix le temps d’un concert de danse frondeur. Il y a les prémices d’une tempête shakespearienne jusque dans la voix de Meskerem Mees, l’une des découvertes de cette création. Tempête encore sous les crânes de chacun·e des interprètes convoqué·es au plateau. Exit Above convoque des influences multiples, du break aux danses irlandaises, se métamorphosant plus d’une fois, pièce de groupe comme une rave d’avant le déluge climatique ou marches éperdues pour citadin·es en mouvement. Un peu comme si plusieurs spectacles se jouaient sous nos yeux. Quarante ans après les débuts de Rosas, la compagnie d’Anne Teresa De Keersmaeker, la créatrice n’a rien perdu de sa force d’invention, ici magnifiée par une distribution rajeunie.
The Romeo, Trajal Harrell
Trajal Harrell rejoue une histoire des genres, le temps d’une procession. La narration selon Trajal est ailleurs, dans ces couches de vêtements comme posées sur le corps, dans ses déhanchés étudiés, dans ses regards par-dessous. The Romeo commence par une série de “portraits”, les performeur·ses se racontant en une phrase ou deux. Manière pour le chorégraphe de donner les clés d’un jeu de dupes malicieux. Danse imaginaire ou cérémonie de deuil, tragi-comédie ou concours digne des ballrooms du Queens à New York, The Romeo est tout cela. Et plus encore.
Le Jardin des délices, Philippe Quesne
Fusionnant son imaginaire avec l’exubérance du chef-d’œuvre de Jérôme Bosch, Philippe Quesne défriche un “Jardin des délices” à la recherche des utopies du futur. On aura droit à tout, sauf à l’écueil habilement évité de reproduire au théâtre la littéralité foisonnante de la fresque boschienne. Se dégustant dans le mouvement lent d’un nocturne où les coq-à-l’âne des images et des péripéties des personnages se fondent sur la délicatesse d’un humour pince-sans-rire, revivifié de tableau en tableau.
Antigone in the Amazon, de Milo Rau
Milo Rau présente une Antigone plus politique que jamais. Le metteur en scène suisse clôt son triptyque consacré aux mythes antiques en déplaçant le lieu de la tragédie de Sophocle en Amazonie, reliant ainsi la révolte individuelle d’Antigone à celle, collective, des militant·es du Mouvement des sans-terre brésilien. En écho à la guerre fratricide qui précède le récit d’Antigone, il reconstitue in situ l’occupation de la Transamasonienne qui s’était déroulée le 17 avril 1996. Réprimée dans le sang, la manifestation s’achève par un massacre : on dénombre 21 morts, 69 blessé·es et 15 invalides.
Ranger, de Pascal Rambert
Dans Ranger, Jacques Weber, est de ceux qu’on ne présente plus. On s’abandonne au bonheur de retrouver un monstre sacré de la scène en se laissant porter par sa voix au timbre inimitable. Le jour du premier anniversaire du décès de celle qui fut la femme de sa vie, c’est dans la chambre immaculée d’un hôtel avec vue sur la baie de Hong Kong que l’acteur rembobine un parcours d’universitaire comblé. Saisi dans la lumière aveuglante qu’on prête aux expériences de mort imminente, l’acteur avoue son désir de tirer l’échelle, le monde n’ayant plus de sens sans la présence de son amour perdu.
Vertige (2001-2021), de Guillaume Vincent
Relativisant la différence des expériences pouvant être vécues à deux décennies d’intervalle, Guillaume Vincent propose un drôle de jeu de piste où le passé et le présent se mêlent et où ses propres souvenirs figurent le background d’une trame narrative qui se développe au fil des propositions d’apprenti·es acteur·rices de vingt ans ses cadet·tes. Avec talent et humour, Guillaume Vincent et ses sept jeunes interprètes démontent l’idée reçue du conflit entre les générations.
Black Lights, de Mathilde Monnier
Adaptation de la série H24, Black Lights est un spectacle galvanisant sur la réappropriation des corps des femmes abîmés par les agressions sexuelles. Gisant au plateau. Rampant sous les projecteurs. Se figeant dans des positions outrées, parfois effrayantes. Autant d’illustrations incarnées par les huit danseuses de leurs corps cabossés par la violence, celle des agressions sexuelles en tout genre, du harcèlement de rue au féminicide, de la banalité du quotidien à la misère du fait divers. Et puis, on les verra se lever, lentement, retrouvant leur puissance d’agir grâce à la colère, la prise de parole et la danse, rendant coup pour coup, reprenant le dessus au fil d’une transe extatique.
Cécile, Marion Duval
Cécile, sa vie, ses frasques, ses engagements. Et au bout du compte, son œuvre, balancée sur un plateau et rejouée avec alacrité, en compagnie de quelques intertitres et autres accessoires : une maquette de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ou des poupées à taille humaine en tissu, façon poupées gonflables, et des masques de marionnettes géantes sous lesquelles se meuvent ses comparses quand la situation l’exige. La joie de la découverte ici est double : celle de Marion Duval, jeune metteuse en scène helvète sévissant depuis 2011 avec sa compagnie Chris Cadillac, et celle de Cécile Laporte, performeuse du spectacle, qui rejoue des chapitres de sa vie au plus près du public. Au plus près surtout de sa nature, enjouée, fantasque, généreuse, déconnante, prompte aux excès de toute nature.
LIVE, Stéphanie Aflalo
On résiste à l’envie de raconter le déroulement de LIVE, un concert performé par Stéphanie Aflalo, tant le rire jaillit à force d’effacement de l’égo, de doutes subtilement partagés, de connaissances non essentielles savamment distillées et de propositions ludiques improbables. L’autodérision est l’ingrédient principal de cette performance où domine le goût de l’ineffable et du presque rien chers à Jankélévitch. Une démonstration éclatante de la force subversive de l’humour, prenant le contre-pied de son sujet – le star system – pour offrir un portrait tout en finesse qui met à l’honneur la fragilité au cœur de tout un·e chacun·e et lui redonne son indéniable force de frappe. L’antidote rêvé contre la brutalité ambiante. L’équivalent d’un uppercut de plumes. Irrésistible.
Ahouvi, Yuval Rozman
Variation sur l’amour qui fait mal, Ahouvi enchante par son art de ne jamais juger, mais de chercher à comprendre, à travers l’histoire d’amour de Tamar et de Virgile, dont la rupture est annoncée d’emblée. Le récit fait par l’un et l’autre est l’occasion de régler quelques comptes et de tenter d’y voir clair dans la mécanique grippée des relations amoureuses. Un rétropédalage annoncé en fanfare par l’unique élément scénographique : un pédalo aux couleurs délavées qui trône au centre du plateau et tourne sur lui-même. Sa seule présence suffit à donner le ton de l’histoire d’amour qui se délite sous nos yeux, ou comment pédaler dans la semoule en s’imaginant ramer et fendre les flots en direction de la terre promise.
One Song, Miet Warlop
La feuille de route de One Song – Histoire(s) du théâtre IV se résume à une seule obsession : faire spectacle de la reprise en boucle d’une chanson dont le refrain explicite alerte sur le chaos de notre présent, “Sauve qui peut avant que tu crèves, avant que je crève, avant qu’on crève tous. Toc, toc, toc, qui est là ?” Deus ex machina transformant la représentation en un voyage au bout de l’enfer, un simple métronome, posé à l’avant-scène, impose un tempo effréné à la pièce, dans une proposition qui hybride les ambiances hystériques d’une rencontre sportive avec celles d’un concert punk. Un marathon musico-acrobatique, où la dépense chère à Georges Bataille semble ne jamais pouvoir s’arrêter. Vertigineux.
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Author : Service Scènes
Publish date : 2023-12-15 16:57:23
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