Le drame de Crépol a suscité des interprétations politiques hâtives et opportunistes, comme c’est désormais la règle. A peine annoncée la mort de Thomas, ils se précipitèrent, nombreux, à y voir le signe qu’ils avaient raison, et ils l’ont fait savoir sur les réseaux sociaux et les plateaux de télévision, Marion Maréchal en tête. On a évoqué un “francocide” ou des “razzias” (un terme qui, rappelons-le, désigne une attaque de pillard en pays arabe). Seulement, l’enquête menée par les gendarmes de la section de Grenoble progresse et met à mal ce scénario d’une expédition punitive préméditée pour “tuer des Français”. Des propos anti-Blancs ont bien été tenus lors de la rixe, selon certains témoignages, mais ils n’étaient pas la motivation première d’une bagarre qui semble avoir été déclenchée initialement par un rugbyman à l’encontre d’un jeune du quartier de la Monnaie. Bref, c’est une histoire tragique, quelle que soit la façon dont on la raconte, mais il se trouve qu’elle vient en support d’une narration inquiétante.On ne peut avoir la naïveté de penser que cette récupération politique est le seul fait d’une forme d’aveuglement idéologique. Ce drame est convoqué pour compléter un puzzle narratif qui devient obsessionnel non seulement à l’extrême droite, mais aussi à l’extrême gauche : celui qui, une fois terminé, dessinera les contours d’une guerre de tous contre tous. Chaque fait divers est désormais contemplé par les radicaux de tout poil pour voir s’il ne pourrait pas servir à faire avancer le scénario d’une violence collective imminente. C’est Crépol, c’est l’assassinat de la petite Lola, ou la mort de Nahel… Dans tous les cas, il s’agit de drames qui ont des raisons de susciter l’émotion, mais, comme chacun l’a remarqué, ils inspirent des réactions sélectives selon la sensibilité politique des uns et des autres.La possibilité de l’insurrectionCes prophètes de mauvais augure ne se ressemblent pas, on y trouve des tribuns qui se tiennent sur des estrades bien réelles ou d’autres qui dissertent à l’abri de leur chaire numérique. Tous ont une obsession : la possibilité de l’insurrection. Ils prétendent la craindre, mais ils paraissent la désirer. Elle peut prendre la forme d’une révolte généralisée ou d’une guerre civile selon les sensibilités. Que ce soient Jean-Luc Mélenchon, Juan Branco, Papacito, Marion Maréchal, Eric Zemmour ou des milliers d’autres, ils instillent, avec jubilation, l’idée d’une tourmente sociale imminente. Ils ont certes des sensibilités idéologiques opposées, mais si l’on accepte de comprendre que la politique est un espace non euclidien, on peut supporter l’idée qu’elles se touchent. Certains ne font pas qu’attendre l’insurrection, ils miment les effets des actions qui pourraient la provoquer. Qu’ils se nomment “division Martel” ou “black blocs”, ils espèrent tous, selon la vieille doctrine anarchiste, placer le bâton de dynamite au bon endroit qui ferait s’écrouler l’édifice.On peut dire que tout ce petit monde cherche la zizanie, et y a intérêt. De ce point de vue, ils font penser à un célèbre personnage des aventures d’Astérix : Tullius Détritus. Dans un album, justement intitulé La Zizanie, César envoie ce fléau dans le célèbre village gaulois. Il s’en faut de peu que le poison verbal qu’il instille dans les esprits ne soit fatal. De la même façon, ce fantasme de la guerre civile pourrait finir par nous être dommageable. Il faut rappeler que l’ordre social, celui qui nous protège de la violence de tous contre tous, ne tient que parce que les citoyens respectent les intimidations que constituent la loi, la convention et la morale. En fait, il y a plus : il faut aussi qu’ils croient que les autres vont respecter ces intimidations. Car l’ordre social n’est rien d’autre que la possibilité d’anticiper les actions d’autrui et de réduire ainsi les incertitudes de la coexistence. Si cette croyance se délite, tous les possibles sociaux se déploient. L’ordre social est solide parce qu’il tient sur cette croyance partagée que nous n’avons aucune raison de remettre en question normalement, mais si nous nous mettons à douter ensemble, alors cet ordre devient aussi fragile que le verre. Et Tullius Détritus aura réussi sa mission.
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Author : Gérald Bronner
Publish date : 2023-12-17 10:00:00
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