“Ce qui m’a le plus ébloui cette année, c’est un livre que j’ai découvert après tout le monde : Le Berceau des dominations de Dorothée Dussy (Pocket), anthropologue spécialisée sur l’inceste. Son écriture à la fois précise, cinglante et pleine de douleur m’a marqué des semaines après la lecture. Son enquête a changé ma vision du monde. J’y repense je crois chaque jour depuis.
Par contraste, évidemment, le massacre du 7 octobre et la contre-offensive sur Gaza m’ont beaucoup affecté. La rage qu’un peuple soit décimé en notre nom, et l’impuissance que l’on ressent face à un carnage soutenu par tant de grandes puissances occidentales. En tant que Juif, on se sent très seul, et d’autant plus lorsqu’on défend une position clairement décoloniale. Heureusement, de nombreuses voix juives s’élèvent à travers le monde pour dénoncer l’apartheid, la destruction de Gaza et pour réclamer un cessez-le-feu. Je pense par exemple au mouvement états-unien Jewish Voice for Peace qui a occupé de nombreux lieux publics. Ma judéité n’est pas incompatible avec le soutien au peuple palestinien dans son droit à l’autodétermination. Au contraire, elle est précisément la cause de ma position, au regard de l’histoire du peuple juif.
De manière générale, je suis frappé par la violence du monde cette année. Qui ne le serait pas ? La difficulté est de rester en mouvement et de se mobiliser lorsqu’on est écrasé par la pluie constante d’injustices qui s’abat sur le monde. Il me semble de plus en plus dur de lutter contre un sentiment profond d’impuissance. L’issue se trouve dans la lutte collective et, je crois, dans l’engagement d’échelle : à son niveau, on peut s’engager dans une association de quartier qui travaille sur un sujet qui nous touche. On ne verra clairement pas les structures de domination et d’écrasement disparaître de notre vivant, mais on peut commencer par les luttes locales. Je pense aux assos écologistes qui se mobilisent pour empêcher la construction d’autoroutes. Certaines ont réussi. Ces victoires aident à rester mobilisés.
Ce qui m’a le plus exaspéré ? Le sens des priorités lunaire de ceux qui nous gouvernent (ou aspirent à le faire), qui vient d’autant plus mettre au jour leur projet conservateur et réactionnaire. En un an, on a fait face à une réforme des retraites, de l’assurance chômage, à une loi immensément violente sur l’asile et l’immigration, à l’interdiction de l’abaya à l’école, à la casse des minima sociaux comme le RSA, plus récemment à un vote du Sénat interdisant l’utilisation de l’écriture inclusive, la création d’un groupe d’alerte sur la ‘transidentification des mineurs’, et j’en passe encore des dizaines. Partout où l’on regarde, aucun espace de respiration ne semble possible. Dans un même geste, les luttes sociales sont criminalisées, et les criminels industriels – comme Patrick Pouyanné [le directeur général de Total] – sont récompensés de la Légion d’honneur. C’est à en perdre la raison.
J’ai été toute l’année admiratif de la capacité de la jeunesse à lutter par tous les moyens possibles contre les systèmes de domination raciale, de genre (entre autres) et contre la catastrophe écologique. Ça demande un grand courage de résister dans un pays qui voit une extrême droite gagner massivement du terrain chaque année, et dont le gouvernement cherche à détruire les luttes sociales en criminalisant les activistes, dissolvant des associations et interdisant des manifestations.
Dans ma vie personnelle, la sortie de mon livre, La Fin des monstres, m’a permis d’avancer sur mon chemin. Sur le plan de ma transidentité, j’ai la certitude de m’être trouvé. Cela a pris du temps car le début de transition est un moment de grande vulnérabilité, ou notre hypervisibilité en tant que personne trans nous expose à des violences constantes, d’ordres administratif, médical, familial… Dans mon cas, les choses se sont apaisées avec le temps.
Mon livre a été écrit justement pour lutter contre la panique morale que constitue la soi-disant ‘question trans’. Cette formule est agitée par les réactionnaires de tous bords pour faire croire à une idéologie ou un lobby avec un agenda politique qui serait mené par les personnes trans. Nous ne sommes pas un débat de société. Les questions que nos parcours soulèvent sont très concrètes. On parle d’accès à l’emploi, au logement, de surexposition aux violences, au contrôle de l’État sur les corps qu’il juge déviants (par la judiciarisation du changement d’état civil ou par la psychiatrisation de nos parcours médicaux). C’est vrai que les personnes trans sont très visibles, et qu’on en parle de plus en plus. On pourrait croire que cette exposition médiatique est un bon indicateur de l’avancée de nos droits. Il n’en est rien : nos parcours restent largement psychiatrisés, le changement d’état civil reste une procédure judiciarisée, la violence dans l’espace public et dans nos familles reste importante. Partout dans le monde, les droits des personnes trans reculent, comme c’est le cas aux États-Unis. Je crois que c’est parce qu’on parle beaucoup de nous sans nous, et qu’il est ainsi compliqué pour le grand public de comprendre réellement ce qu’est un parcours de transition en France aujourd’hui. On ne parle pas de nous pour faire connaître nos réalités, on nous instrumentalise simplement pour faire peur. Une récente étude de l’AJL [Association des journalistes LGBT] sur le traitement médiatique de la transidentité montre que le sujet est encore largement mal traité. Avec toutes les conséquences que cela peut avoir sur nos vies.”
La Fin des monstres – Récit d’une trajectoire trans de Tal Madesta (La Déferlante), 106 p., 15 €. En librairie.
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Author : Jean-Marie Durand
Publish date : 2023-12-19 07:00:00
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